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La Première Guerre mondiale selon Tardi (bande dessinée).

Jacques Tardi a marqué de son empreinte la bande dessinée contemporaine. Il reste connu pour Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, ses adaptations des romans de Nestor Burma et, surtout, son travail sur la Première Guerre mondiale. A l’occasion du 110ème anniversaire du début du conflit, ses bandes dessinées C’était la guerre des tranchées et Le Dernier Assaut viennent de ressortir.

1- Jacques Tardi.

Jacques Tardi, né en 1946 à Valence, dans la Drôme, passe son enfance dans l’Allemagne d’après-guerre avec son père, militaire de carrière. Il fait ses études à l’École des Beaux-Arts de Lyon, puis à l’École des Arts décoratifs de Paris.

Après la découverte des albums d’Edgar P. Jacobs, il dessine sa première bande dessinée en 1958 et 1959 : La Marque verte, en référence à La Marque Jaune. Sa carrière d’auteur démarre dans les pages du journal Pilote de René Goscinny, au début des années 70, pour de courts récits écrits par les grands scénaristes Jean Giraud et Pierre Christin. En 1972, il dessine deux histoires de 4 pages, Un hussard en hiver et La voiture maudite, dont le scénariste est Serge de Beketch, journaliste de la droite nationale notamment sur Radio Courtoisie. En 1973, il dessine des westerns de Claude Verrien puis, en 1974, Le Démon des glaces et La Véritable Histoire du soldat inconnu. Il collabore ensuite pour plusieurs périodiques : Libération, Charlie Mensuel, L’Écho des savanes, Ah ! Nana, Métal Hurlant…

En 1976, Tardi commence une série qu’il poursuit jusqu’en 2022 : Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. Son héroïne est confrontée à des savants fous, des ptérodactyles sanguinaires et des pithécanthropes ressuscités, dans le Paris d’avant la Première Guerre mondiale. Cette série rappelle les feuilletons cinématographiques de la Belle Époque (comme Fantômas et Les vampires de Louis Feuillade).

En 1979, il publie le livre Ici Même scénarisé par Jean-Claude Forest. En 1982, il commence une autre grande série, celle des adaptations de Nestor Burma de Léo Malet avec Brouillard au pont de Tolbiac.

En 1983, Jacques Tardi épouse Dominique Grange, rencontrée à la fin des années 1970 dans une revue de bandes dessinées. Cette chanteuse engagée dans la Gauche prolétarienne, une organisation maoïste, continue aujourd’hui encore son combat politique, en défendant maintenant la cause palestinienne, comme son mari. En mai 2018, Jacques Tardi est signataire d’une pétition pour boycotter la saison culturelle croisée « France-Israël ». En 2019, il cosigne dans Mediapart un appel au boycott de l’Eurovision à Tel Aviv.

À la fin des années 1980, Tardi illustre des romans de Louis-Ferdinand Céline, sans doute par affinité avec sa vision absurde de la période 1914-1918 : Voyage au bout de la nuit (1988), Casse-pipe (1989) et Mort à crédit (1991). C’est une réussite. Jean Mabire était élogieux sur ce travail d’illustration : « si le génie littéraire ou artistique consiste à restituer jusque dans ses moindres détails une époque révolue, on peut affirmer sans crainte d’être démenti que Jacques Tardi a du génie. Son dessin est parfaitement comparable à celui d’un écrivain… Ce dessin sombre, presque charbonneux, colle à merveille au texte du créateur de Bardamu dont il amplifie étrangement la vision » (Le choc du mois, n°37, fév. 1991, p. 58).

À la fin des années 1990, il crée le feuilleton radiophonique Le Perroquet des Batignolles avec Michel Boujut, diffusé en 1997 sur France Inter. En 2012, il réalise Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B, à partir des souvenirs de la captivité de son père durant la Seconde Guerre mondiale. Il adapte Le cri du peuple, roman de Jean Vautrin sur la Commune de Paris, ce qui lui permet de rendre hommage à la Commune et de faire revivre en images Paris de la fin du XIXe siècle. Dans Élise et les Nouveaux Partisans (2021), une jeune chanteuse originaire de Lyon arrive à Paris en 1958 pour continuer ses études. Témoin de la répression envers les Algériens, elle rejoint les luttes sociales à la suite du mouvement de Mai 68, fabriquant des cocktails Molotov au sein d’un groupuscule de militants maoïstes… La scénariste Dominique Grange s’inspire ainsi de sa propre jeunesse pour livrer un récit très engagé à gauche. Tardi croque le parcours d’Elise avec un réel souci d’authenticité.

Lauréat du grand prix de la ville d’Angoulême en 1985 pour l’ensemble de son œuvre, il a également reçu de nombreuses autres récompenses. En 2011, la version américaine de C’était la guerre des tranchées (It Was the War of the Trenches), a reçu deux Prix Eisner dans les catégories « Meilleure œuvre inspirée de la réalité » et « Meilleure édition américaine d’une œuvre internationale ». En 2014, c’est Putain de guerre ! qui obtient le Prix Eisner dans la catégorie « Meilleure édition américaine d’une œuvre internationale ».

Jacques Tardi a l’habitude dans ses entretiens de répondre sèchement aux questions sur ses opinions politiques : « Je n’ai aucune fascination pour les hommes politiques, quels qu’ils soient. Je ne leur trouve aucun accent de sincérité » (Michel-Edouard Leclerc, Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée, p. 132 et s.). Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 2013, il refuse même cette distinction en indiquant ne vouloir « rien recevoir, ni du pouvoir actuel, ni d’aucun autre pouvoir politique quel qu’il soit ».

Il se définit comme « résolument libertaire » (Michel-Edouard Leclerc, Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée, p. 132 et s.). Ce qui ne l’a pas empêché, comme le révèle Nicolas Gauthier, de signer une pétition de soutien au responsable de la section iconographique de la bibliothèque de Marseille menacé d’éviction au motif qu’il s’était présenté aux élections sous l’étiquette Front national (Le Choc du mois, n°13, déc. 1988, p. 75). Il expliquait ainsi en 2005 les causes de la décadence : « On peut considérer que la société a commencé à merder après la grosse désillusion de Mai 68. Le miracle économique, les Trente Glorieuses, tout çà était fini. Je date de cette époque le début de la chute qui se poursuit aujourd’hui avec l’essor inendiguable du chômage, de la délocalisation et de la mondialisation » (BoDoï, n°88, aout-septembre 2005, p. 23). Quelle solution apporter : « Je ne crois absolument pas à la représentativité politique. Je crois plutôt à la démocratie directe » (BoDoï, n°88, aout-septembre 2005, p. 23).

2- Une vision antimilitariste.

Les deux grands-pères de Jacques Tardi étaient soldats pendant la Première Guerre mondiale. Son grand-père maternel est mort dans les tranchées. Son grand-père paternel, un berger qui n’avait jamais quitté la Corse, a combattu d’août 1914 à novembre 1918, y compris à Verdun. Il est décédé après guerre, quand le petit Jacques avait 5 ans. C’est sa grand-mère qui lui a par la suite raconté ce qu’il avait vécu. Profondément marqué par les souvenirs effroyables de son grand-père, la Première Guerre mondiale est un événement omniprésent dans son œuvre.

Dans La véritable histoire du soldat inconnu (1974), œuvre pornographique et grossière, un médiocre auteur de romans de gare finit par trouver la mort la veille de l’Armistice. Ce récit raconté à titre posthume à la première personne confère une dimension peu héroïque au mythe du soldat inconnu enseveli sous l’Arc de Triomphe. Plutôt qu’une glorification de la patrie et de ceux qui ont donné leur vie pour la défendre, Tardi dénonce le culte du soldat inconnu en tant que tentative de justification tardive de la Grande Guerre.

Dans le tome 5 de la série Les Aventures Extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec (Le secret de la salamandre, 1981), Adèle Blanc-Sec reste immobilisée en état d’hibernation dans un laboratoire parisien secret tout au long de la Grande Guerre, alors que s’entretuent les soldats. Cet album se termine par un décompte macabre des pertes humaines. Elle s’exprime ainsi dans le tome 6, Le Noyé à deux têtes (p. 9) : « En y réfléchissant, je ne suis pas mécontente d’avoir passé cette guerre dans une baignoire… la Patrie… la France… tout ça… je ne sais pas très bien ce que ça veut dire. Et puis je n’ai pas une âme de héros ». Dans Tous des monstres ! (1994), septième tome de la série Adèle Blanc-Sec, l’héroïne, assise dans la salle d’attente, entend l’éditeur Bonnot refuser le manuscrit d’un ancien combattant horriblement mutilé, auquel il reproche son manque de gaieté.

C’était la guerre des tranchées (1993), le chef d’œuvre de Tardi, a été conçu en collaboration avec l’historien Jean-Pierre Verney, spécialiste de la Première Guerre mondiale. Les vingt premières pages ont d’abord été publiées en 1983 en album sous le titre Le Trou d’obus. Les premiers dessins montrent trois explosions sur un champ de bataille. Le texte introduit une connotation théâtrale : « Les trois coups ont été frappés… comme au théâtre… mais le premier par un obus de 7 kg, le second par un canon de 105mm crachant un projectile de 16 kg et le troisième, du 400 mm. Poids de l’obus : 900 kg ! ». Quel humour noir ! Tardi représente alors la guerre en noir et blanc. Il dessine des scènes réalistes à partir des documents de l’époque, notamment des photographies.

Dans Le der des ders (adaptation en 1997 d’un roman de Daeninckx), le détective privé Varlot mène en 1920 une enquête pour le compte d’un colonel corrompu. Il revient sans cesse, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres, à ses souvenirs traumatisants des combats dans les tranchées. Il souffre d’un cauchemar récurrent, au cours duquel il se sert de la crosse de son fusil pour écraser le visage d’un de ses camarades qui vient de se suicider. En 1999, Tardi et Daeninckx racontent en détail ce qu’a vécu Varlot durant la guerre dans l’album Varlot Soldat. Dans les tranchées, les « poilus » attendent pour monter à l’assaut. Au coup de sifflet, ils se font massacrer. Varlot se retrouve avec trois compagnons dans un trou d’obus. Griffon disjoncte et se tire une balle dans la tête. Varlot lui assène plusieurs coups de crosses pour réduire sa tête en charpie et récupère une lettre destinée à la femme de Griffon. Un obus explose dans l’abri tuant les deux autres compagnons… D’entrée, Tardi montre des explosions et des corps déchiquetés. Puis il dénonce l’absurdité de la guerre : le peloton d’exécution, les innocents fusillés…

Les deux volumes de Putain de guerre ! associent en 2008 et 2009 les dessins de Tardi et les textes de l’historien Jean-Pierre Verney. Août 1914, c’est la mobilisation générale. Les mamans contemplent avec inquiétude leurs fils partir dans les trains à bestiaux. Devenu soldat, un ouvrier tourneur en métaux dans Paris ne la sent pas, cette guerre… Dans cette série embrassant la globalité du conflit, mais à hauteur d’homme, on découvre la mobilisation générale, les permissions, les plus grandes batailles, les avancées de l’armement, les mutilés de guerre… Le format visuel qui prédomine dans les deux volumes de Putain de guerre ! est similaire à celui de C’était la guerre des tranchées, la plupart des pages étant divisées en trois bandes horizontales superposées. Chaque bande à case unique reproduit l’horizon dévasté que pouvait apercevoir le soldat dans sa tranchée. Sur trois images symétriques à gauche (côté français) et à droite (côté allemand), on voit un défilé militaire et la foule en liesse massée devant une gare. On retrouve une semblable présentation parallèle dans les tranchées remplies de cadavres démembrés après les bombardements. Cet album n’a pas de bulles ni de dialogues : seulement le monologue cynique et fataliste d’un soldat ordinaire. Tardi représente fidèlement l’organisation des tranchées, les armes et les uniformes. Il expose les enjeux technologiques et économiques, dénonçant les gros profits de l’industrie de l’armement réalisés sur le dos des poilus. Cette guerre fournit l’occasion d’introduire plusieurs innovations technologiques : les gaz asphyxiants, les chars d’assaut, les bombardements aériens, l’artillerie à longue portée…

Dans Le Dernier Assaut (2016), son dernier ouvrage sur la Première Guerre mondiale, Tardi retrace les pensées et actions d’Augustin, brancardier du 98e régiment d’infanterie. Après avoir achevé un blessé qu’il transportait et abandonné son poste, pris de remords, il traverse des villages abandonnés, des tranchées et des champs de batailles. Il rencontre notamment un officier, sensiblement raciste, des troupes coloniales. Égaré, Augustin aperçoit un soldat allemand en train d’uriner et s’apprête à le tuer mais se ravise. Il s’avère que ce soldat était Adolf Hitler… Gravement blessé par des éclats d’obus, Augustin doit être évacué vers un hôpital militaire où il est décoré de la croix de guerre. Mais il sombre dans un long coma où s’enchaînent les cauchemars traumatisants… Après avoir décrit les conditions de guerre dans les tranchées, Tardi montre le quotidien d’un simple brancardier. Son album a la précision de Putain de guerre et le ton désespéré de C’était la guerre des tranchées. Le moment crucial de cet album, c’est le dernier assaut. Tardi nous plonge au coeur de la bataille : la charge sous le feu ennemi, le corps à corps avec ou des baïonnettes, ou même des pelles…

Son travail sur la Grande Guerre est réputé pour sa force expressive, son humour macabre, sa grande rigueur historique et sa qualité artistique.

Dans ses bandes dessinées sur la Grande Guerre, la force expressive est impressionnante. Ce qui intéresse Tardi, c’est le personnage anonyme et oublié. Ses poilus se caractérisent par leur fatalisme, broyés par la guerre. Tardi met en évidence leur angoisse avant de combattre. Il révèle la dégradation des conditions dans lesquelles vivent les combattants, obligés de croupir au fond de tranchées puantes. Leur vie quotidienne est rythmée par le froid, la faim, la saleté, les odeurs, les rats… Les albums de Tardi montrent la guerre des tranchées de façon bien plus atroce que ce que l’on a pu voir au cinéma : corps déchiquetés, viscères apparents…

Tardi a lu énormément de sources sur le conflit, comme les romans À l’Ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, Le Feu d’Henri Barbusse, Orages d’acier d’Ernst Jünger… Ses préférés sont La Peur de Gabriel Chevallier et, bien sûr, le début du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Sa rencontre avec Jean-Pierre Verney est un tournant dans sa carrière. C’est ce collectionneur et historien qui était entré en contact avec Tardi pour lui signaler des inexactitudes dans ses premières bandes dessinées. Tardi et Verney sont devenus des amis. Fréquemment, le dessinateur appelle l’historien pour connaître l’exactitude du moindre bouton de veste…

Jacques Tardi dénonce, à travers ses personnages, le patriotisme, le jugeant responsable des violences du XXe siècle. Il a tendance à ridiculiser le concept du « héros », ses personnages pouvant même être des antihéros. Mais son antimilitarisme et son anticléricalisme peuvent paraître récurrents. Pas une de ses planches ne glorifie l’héroïsme ou l’idée de sacrifice pour la patrie.

Son dessin est caractéristique. Il fait même partie des rares dessinateurs qui ont créé leur propre style. La « ligne claire » caractérise une partie de son œuvre, notamment la série Adèle Blanc-Sec. Puis son dessin sombre, parfois charbonneux, a pris le dessus. On n’est pas surpris d’apprendre que, dans sa jeunesse, il s’est passionné pour le cinéma expressionniste de Fritz Lang. Ce virtuose du noir et blanc a ajouté de la couleur pour la Putain de guerre ! Les couleurs vives du début de ce récit, dont le bleu des uniformes français, cèdent progressivement la place à des tonalités grisâtres…

C’était la guerre des tranchées, 128 pages, 25 euros, Editions Casterman.

Le Dernier Assaut, nouvelle édition avec CD, 112 pages, 27 euros, Editions Casterman.

Kristol Séhec.

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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