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Antoine Dresse : « Le réalisme politique est plus nécessaire que jamais » [Interview]

Antoine Dresse est un essayiste et animateur de la chaîne YouTube « Ego Non, » où il explore des thèmes philosophiques et politiques. Dans son livre Le Réalisme politique, il s’inspire de penseurs tels que Machiavel, Hobbes et Carl Schmitt pour dépeindre la politique comme un domaine régi par ses propres lois, loin des idéaux moraux ou des ambitions technocratiques. Plutôt qu’une doctrine rigide, Dresse présente le réalisme politique comme une disposition d’esprit visant à comprendre les mécanismes réels de la politique, soulignant ainsi l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être.

Nous l’avons interviewé, pour évoquer son livre, disponible sur le site de l’Institut Iliade

Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Antoine Dresse : Je m’appelle Antoine Dresse. Originaire de Liège, en Belgique francophone, j’ai fait des études de philosophie à Bruxelles ainsi qu’à Fribourg, en Suisse. Je suis aujourd’hui principalement vidéaste, à travers la chaîne youtube « Ego Non », sur laquelle je propose des vidéos de philosophie politique. Mais je travaille également avec l’Institut Iliade depuis maintenant deux ans. J’écris également régulièrement dans Éléments et, récemment, j’ai publié un essai sur « le réalisme politique ».

Breizh-info.com : Votre ouvrage explore l’idée que la politique ne peut être subordonnée à la morale ou à l’idéalisme. Pourriez-vous développer cette idée et expliquer pourquoi la politique est souvent un « champ de déception » pour les moralistes et les idéalistes ?

Quand on se penche sur les affaires politiques, il est très tentant de croire que tout n’est qu’une question de « théories », « d’idées » ou de « morale » à défendre et à réaliser dans le domaine pratique. La tentation naturelle est de subordonner « l’être » au « devoir-être ». Or, s’il est bien un champ de l’existence humaine qui ne se laisse pas rabattre dans les filets de l’idée et de la théorie, c’est le champ politique, et c’est de la constatation qu’il existe un hiatus entre idée et politique, qu’il existe une hétérogénéité des fins entre morale et politique que naît le réalisme politique. Comme Machiavel lui-même en avait fait le constat à son époque, un homme pieux, vertueux et droit, ne fait pas forcément un bon Prince. Cela ne signifie pas, à l’inverse, comme on le caricature trop souvent, que le bon Prince machiavélien serait impie et mauvais. Cela signifie que les règles du politique ne sont pas celles de la vertu.

Breizh-info.com : Vous mentionnez Machiavel, Hobbes et Schmitt comme des figures clés du réalisme politique. Pourquoi ces auteurs sont-ils essentiels pour comprendre la nature de la politique selon vous, et en quoi leurs perspectives diffèrent-elles les unes des autres ?

Antoine Dresse : Ces trois auteurs ont en commun d’avoir osé analyser phénoménologiquement la vie politique, indépendamment de tout a priori moral, et c’est pourquoi leur lecture est essentielle pour toute personne désireuse de porter un regard libéré de tout préjugé sur la nature du politique. Machiavel, en particulier, possède une place centrale dans l’histoire du réalisme politique. On peut bien sûr lui trouver des précurseurs, mais il fut sans doute le premier à affirmer avec autant de force cette distinction entre morale et politique. Désireux de « libérer l’Italie des barbares », il comprit qu’il n’était plus temps de rêver à une politique de l’idéal et se mit en quête de la verità effettuale, de la « vérité effective ». Ainsi, sa particularité fut de se pencher presque exclusivement sur l’action politique elle-même, sur sa dimension métamorphique mais aussi sur son caractère récurrent, afin d’en tirer des règles d’action. Et ce faisant, il nous donne à voir l’essence scandaleuse du politique, qui la distingue des autres domaines de l’activité humaine, à savoir que la politique est une lutte absolue où tous les coups sont permis tant que la victoire est de notre côté. Certes, un mensonge reste un mensonge et un meurtre un meurtre, mais aucun arbitre n’est là pour disqualifier le vainqueur de la lutte.

Thomas Hobbes, lui, se concentre moins sur l’action en tant que telle que sur l’institution politique et sa légitimité. Là où la philosophie classique se demandait à qui il fallait obéir (au roi, aux nobles, à la communauté du peuple), Hobbes, lui, se demande pourquoi obéir. Ce qu’il met ainsi en lumière, avec cette expérience de pensée qu’est « l’état de nature », c’est la structure dialectique sous-jacente de toute communauté politique à travers les âges : la dialectique du commandement et de l’obéissance. Notre époque a beau moquer les notions d’ordre et d’autorité, il n’en demeure pas moins que nous obéissons, aujourd’hui encore, à des structures de commandement dans notre société. Et Hobbes nous permet de nous interroger sur la raison de cette permanence de l’obéissance, qu’il explique par le besoin d’être protégés. Toute la légitimité du pouvoir souverain vient de là, de sa capacité à maintenir la cohésion sociale et la paix intérieure. Protego ergo obligo.

Carl Schmitt, enfin, s’inscrit dans une époque où la notion même de politique est attaquée de toutes parts : on veut en finir avec le politique en le dissolvant dans l’économie ou en réalisant une unification cosmopolite du monde. Or, Carl Schmitt ne croit pas en la disparition possible du politique. Son ambition sera donc, lui aussi, de clarifier la question et de déterminer le critère, le signe qui permet de reconnaître qu’un problème est politique ou non, de discerner, en d’autres termes, les présupposés de ce qui est purement politique, indépendamment de toute autre relation. A titre de comparaison, les présupposés fondamentaux dans l’ordre moral sont les notions de bien et de mal, dans l’ordre esthétique, ce sont le beau et le laid, ou encore le rentable et le non-rentable dans l’économique. Or, dans l’ordre politique, montre-t-il, ces distinctions fondamentales sont celles de l’ami et de l’ennemi. Le but de la politique n’est pas vraiment de « désigner l’ennemi », comme on l’entend dire parfois, il s’agit plutôt de dire que la possibilité d’un ennemi est la réalité éventuelle qui gouverne, selon un mode propre, la pensée des hommes politiques. Quiconque pense politiquement ne peut faire comme si l’ennemi n’existait pas.

Breizh-info.com : Le réalisme politique n’est-il pas, plutôt selon vous une disposition d’esprit ? 

Antoine Dresse : Tout à fait, un habitus même, dit Arnaud Imatz. De même que certains philosophes ou artistes s’interrogent sur ce que sont les règles du champ esthétique, les penseurs réalistes sont ceux qui tâchent de faire ressortir les règles que suit la politique avant de proposer une marche à suivre ou une théorie à proprement parler.

Breizh-info.com : Dans quelle mesure pensez-vous que le réalisme politique soit pertinent dans le contexte actuel, où les attentes morales et idéologiques sont souvent très élevées dans les discours publics et les mouvements politiques ?

Antoine Dresse : C’est justement pour cette raison que le réalisme politique est plus nécessaire que jamais. Comme l’avait admirablement observé Arnold Gehlen, nous vivons aujourd’hui sous la dictature d’une hypermorale d’origine humanitariste et eudémoniste. Cette morale hypertrophiée est sortie de son lit et des limites qui devraient être les siennes pour se déverser dans tous les champs de la société, engluant tous les discours et les actes publics dans une mélasse incapacitante. Or, pour agir politiquement, il faut être capable de penser politiquement, c’est-à-dire de percevoir ce que sont réellement les enjeux que doit garder à l’esprit tout homme politique, indépendamment de ses préjugés moraux.

Prenons un exemple concret et contemporain. L’idée d’une société entièrement unifiée est tout à fait pensable, elle peut même être souhaitable selon certains systèmes religieux ou moraux. Mais politiquement, l’humanité se constitue sous la forme de plusieurs entités politiques et de groupes hétérogènes. Bien sûr, il est permis de rêver à la fin de cette division au profit d’une société purement morale. Mais toute analyse qui ne partirait pas de cette division est condamnée à ne pas comprendre le phénomène politique et, partant, à échouer dans ses entreprises, à manipuler ou à se faire manipuler.

Pour autant, si j’insiste beaucoup sur la dissociation entre morale et politique, il faut aussi maintenir les droits du politique vis-à-vis de la réduction à l’économie, par exemple. Gouverner un peuple n’est pas gérer une entreprise, il y a, là encore, hétérogénéité des fins. Adopter une approche « réaliste », c’est être capable de les distinguer et de lutter contre cette tendance moderne espérant (vainement) de faire disparaître le politique. Carl Schmitt le notait déjà il y a maintenant un siècle :

« Rien n’est plus moderne aujourd’hui que la lutte contre le politique. Financiers américains, techniciens de l’industrie, socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes unissent leur force avec le mot d’ordre qu’il faut éliminer la domination non objective de la politique sur l’objectivité de la vie économique. »

Breizh-info.com : Le réalisme politique est parfois perçu comme cynique ou déconnecté des valeurs éthiques. Comment répondez-vous à cette critique, et comment voyez-vous l’équilibre entre pragmatisme politique et principes moraux ?

Antoine Dresse : Effectivement, nombreux sont ceux qui, comme je l’ai dit, veulent subordonner la politique à la morale. Ce désir provient en effet d’un bon sentiment : si la politique ne suit pas les mêmes règles que la morale, alors il est à craindre qu’elle ne soit qu’opportunisme, pragmatisme ou culte de la force. Mais tout dépend de ce que l’on entend par « subordonner ». Comme je l’ai montré dans mon livre, le politique est distinct de la morale. Mais distinct ne veut pas dire séparé ! Les cinq doigts de la main sont distincts, par exemple, ils ne sont pas séparés pour autant. Cela signifie donc que, si la politique poursuit une fin distincte de la morale (à savoir la sécurité collective par exemple), elle le fait dans une société donnée, dans laquelle règne une morale donnée. Comme le disait Gustave Le Bon, « l’éducation est l’art de former les hommes ; la politique est celui de les gouverner. » Or, il va sans dire qu’on ne gouverne pas de la même manière un peuple innervé par une morale virile et intransigeante ou un peuple ramolli et affaibli, un peuple craignant Dieu ou un peuple hédoniste. En ce sens déjà, on peut dire que la politique se « subordonne » à une morale donnée, pour la simple et bonne raison qu’elle doit la prendre en compte pour arriver à ses fins.

Ensuite, je ferai un pas de côté pour répondre plus précisément. Au lieu de partir de l’autonomie du politique pour établir son lien de subordination ou non avec une certaine vision morale, partons du domaine esthétique et de la littérature en particulier. Certains grands romans sont porteurs d’une vision morale, mais ce n’est pas parce qu’ils sont « moraux » que ces romans sont de grands livres. Au contraire, un roman qui serait écrit simplement dans le but d’édifier moralement ses lecteurs serait un piètre roman. La vie morale de l’homme est un des sujets que traite l’artiste, mais ce dernier est avant tout « un créateur de beauté », comme dirait Oscar Wilde. Et l’art manquerait sa finalité si l’on plaquait sur lui des catégories qui lui sont étrangères.

Ainsi, plus qu’une séparation étanche, il faut plutôt penser les différentes orientations fondamentales de l’existence humaine dans un rapport dialectique. Julien Freund en dénombrait six : le politique, l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique. Hypertrophier une seule de ces orientations produirait des monstruosités. Il s’agit bien plutôt de les ordonner entre elles et de garantir la juste autonomie de chacune.

Le Prince machiavélien ne peut donc pas être proprement « déconnecté » des valeurs éthiques. Il doit être innervé par des vertus morales pour peu que, dans l’espace propre du politique, il ne fasse pas primer ce qui est impolitique. S’il refuse de se salir les mains quand la situation l’exige, il sera fautif.

Breizh-info.com : Existe-t-il des penseurs contemporains qui continuent de développer ou de remettre en question cette perspective réaliste ?

Antoine Dresse : A mes yeux, les derniers grands représentants en date de cette tradition réaliste sont l’Américain James Burnham (1905-1987), le Français Julien Freund (1921-1993) et le Grec Panagiotis Kondylis (1943-1998).

Breizh-info.com : Vous animez également une chaîne YouTube sur la philosophie politique. Comment votre travail en ligne influence-t-il votre écriture et vos réflexions sur des sujets aussi complexes que le réalisme politique ?

Antoine Dresse : Ce travail a une grande influence en ceci que j’écris d’abord chacune des mes vidéos avec autant de rigueur possible que si j’écrivais un article universitaire. J’adapte ensuite certains éléments de forme pour que le fond passe mieux à l’oral, mais j’essaie toujours de maintenir un certain niveau d’exigence. Ensuite, le fait d’avoir un contact « direct » avec le public à travers la vidéo m’oblige à garder constamment à l’esprit l’exigence de la clarté : je n’écris pas pour jargonner mais pour faire passer des idées ou pour faire réfléchir. C’est donc un objectif que je garde en vue quand j’écris ensuite un livre ou des articles.

Et enfin, un point sur lequel mon travail de vidéaste a une importance considérable : il me force à lire continuellement de nouvelles choses. Certains auteurs dont je parle me sont familiers depuis fort longtemps, mais j’en étudie souvent aussi exclusivement dans le but de proposer des perspectives nouvelles sur ma chaîne. Ce travail de recherche continu est ainsi extrêmement stimulant intellectuellement.

Breizh-info.com : Quels sont vos projets futurs en matière de recherche ou d’écriture ? Envisagez-vous de poursuivre l’exploration du réalisme politique, ou avez-vous d’autres thématiques en vue ?

Antoine Dresse : Je ne pense pas écrire à nouveau sur le réalisme politique prochainement, bien que je me plonge régulièrement dans les écrits de Vilfredo Pareto, un penseur qui m’inspire beaucoup. Actuellement, j’étudie les racines intellectuelles de la pensée de gauche et produirai certainement un travail dessus quand j’aurai le temps de synthétiser mes recherches.

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR
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Une réponse à “Antoine Dresse : « Le réalisme politique est plus nécessaire que jamais » [Interview]”

  1. patphil dit :

    voir la réalité et surtout la dire est devenu un délit ; la liberté d’opinion est réservée aux seuls « bienpensants »

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