Stalner, c’est le pseudonyme de deux frères qui se sont fait un nom dans la bande dessinée, dessinant parfois ensemble, parfois séparément. Après une centaine d’albums, Éric Stalner nous offre dans sa dernière bande dessinée un polar musclé sur une île bretonne, au large de Saint-Quay-Portrieux, en pleine tempête de neige.
Noël 1966. Lors d’un voyage en train de Paris vers Saint-Brieuc, le jeune Jonathan Lassiter, un Américain en cavale après avoir quitté le Nebraska, sympathise avec un couple âgé et un peu farfelu, les Bertille. Louis Bertille, commissaire en retraite, vient en effet d’épouser Bertille. Mais Lassiter est poursuivi par Max, un redoutable gangster qui cherche à récupérer son magot. Dans son wagon, il doit son salut à l’intervention de Louis Bertille, qui n’a rien perdu de son sens de l’observation. Louis Bertille ne peut empêcher son épouse, prénommée Bertille, de tirer cette affaire au clair. Jonathan se retranche dans le manoir de Bertille, hérité d’un ancêtre, sur une île isolée qu’ils rejoignent depuis Saint-Quay-Portrieux. Mais ils sont poursuivis par une horde de malfrats menés par Max, laquelle s’approche avec perte et fracas du domicile des Bertille. C’est alors qu’intervient une étrange sphère rouge, posée à côté du manoir, sur l’herbe enneigée…
Avec Bertille et Lassiter, le dessinateur Éric Stalner crée une œuvre originale. Il mêle en effet ses deux bandes dessinées précédentes, qui semblaient totalement indépendantes, opérant ainsi la rencontre de l’esprit français et du monde des gangsters américains. Mais la lecture des deux albums précédents n’est pas indispensable.
Le premier tome, intitulé Bertille & Bertille, mêle absurde et espionnage dans les Années Folles. À la fin des années 1920, le commissaire Louis Bertille rencontre par hasard Bertille de Chavronnes des Argons, jeune fille frivole, au caractère aussi trempé que le sien, lors de l’apparition d’un étrange phénomène tombé du ciel : une mystérieuse boule rouge se met à grandir jusqu’à menacer la capitale…
13h17 dans la vie de Jonathan Lassiter, le deuxième tome, relève du récit de mafieux américains. Quarante ans plus tard, au Nebraska, Jonathan Lassiter, un modeste employé d’une compagnie d’assurances chassé de son travail et abandonné par sa compagne, rencontre dans un bar l’élégant Edward : un riche homme d’affaires solitaire qui l’invite à le suivre à bord de sa Cadillac. C’est le début d’une folle équipée nocturne qui dure 13 heures et 17 minutes. Après une nuit mouvementée, il doit rapidement fuir les États-Unis.
Bertille et Lassiter, le troisième tome, démarre comme un polar et finit dans le fantastique, avec cette mystérieuse boule rouge. On a le plaisir de retrouver les Bertille, vieux couple attachant, avec une quarantaine d’années de plus. Stalner ne laisse presque aucun temps mort, sa course poursuite étant particulièrement distrayante. Les dialogues truculents entre personnages ne sont pas sans rappeler ceux de Michel Audiard, ce qui crée une agréable touche rétro.
Eric Stalner, né le 11 mars 1959 à Paris, avec son frère ainé Jean-Marc, né le 1er août 1957 à Douala (Camerou), se passionnent très jeunes pour la bande dessinée. C’est sans doute dû à leur milieu familial, leur mère étant dessinatrice de théâtre, et leur grand-père officier de marine et peintre amateur. Pendant leur enfance, ils créent de petites devinettes en BD pour leur mère. Puis, devenus adolescents, ils reproduisent Astérix ou les super-héros américains de Strange et Marvel. Bien sûr, les marges de leurs cahiers de classe sont remplies de dessins.
Après avoir tenté le concours des Beaux-Arts de Paris, les frères Stalner commencent leur carrière en 1981. En commun, ils réalisent de nombreuses pochettes de disques, des affiches de concert (surtout hard rock), des illustrations pour revues et des travaux publicitaires. Jean-Marc Stalner fait ses débuts dans le magazine de l’armée TAM (Terre-Air-Mer) avec le dessinateur Jean Ache. Ils dessinent même Avant-guerre, dont le scénariste est Guillaume Faye, l’une des personnalités de la Nouvelle Droite.
En 1988, ils se tournent vers la bande dessinée. Ils rencontrent le scénariste Christian Mouquet et créent avec lui Les Poux, série en trois tomes dont le premier sort en 1989 aux éditions Glénat. C’était une histoire d’anarchistes russes, sortie quelques mois avant la chute du mur de Berlin, dont le titre provenait d’une phrase de Lénine : « Dans la nouvelle Russie il n’y a pas de place pour les poux, ou bien le socialisme tuera les poux ou bien les poux tueront le socialisme ».
Puis Éric et Jean-Marc Stalner réalisent Le Boche, avec le scénariste Daniel Bardet, cette histoire d’un « malgré nous » s’étalant durant 6 tomes, de 1990 à 1995.
Puis, toujours avec le scénariste Bardet, sort en 1996 l’album Nordman consacré aux vikings.
Pour Fabien M., parcours d’un gamin parisien, les frères Stalner signent leur tout premier scénario (5 tomes publiés de 1993 à 1996). En 2021, pour répondre aux demandes des lecteurs, Jean-Marc Stalner, avec l’accord de son frère Éric, reprend seul au dessin (avec l’aide scénaristique de l’historien Philippe Zytka), l’histoire de Fabien M., pour un dernier album de 50 planches (Éditions Inukshuk).
Une autre de leurs séries vaut le détour : « Malheig », récit fantastique écossais parus en 4 tomes entre 1996 et 1998.
En 1998, ils développent la série Le Fer et le Feu chez Glénat (4 tomes de 1998 à 2001). Éric achève seul cette saga familiale sur une forge industrielle.
Les deux frères entreprennent alors de mener séparément leur carrière, chacun souhaitant faire un bout de chemin de son côté.
Ceinture noire de karaté, officier de réserve, Eric Stalner, résidant à Lyon, aime l’action. Cette énergie se retrouve dans sa production artistique.
Il avoue dessiner en moyenne 10 heures par jour et 6 jours sur 7, parce qu’il adore son métier. Et il dessine très vite, le découpage venant naturellement. Il réalise à peu près 15 planches par mois. Avec le scénario, un album ne lui demande environ que 4 mois de travail !
Après la « séparation artistique » avec son frère, Éric Stalner développe une nouvelle série, Le Roman de Malemort, avec le coloriste Jean-Jacques Chagnaud (6 tomes parus de 1999 à 2004 chez Glénat). Ce récit vampirique lui permet de dessiner de superbes architectures gothiques et de belles jolies demoiselles.
Puis Éric Stalner rencontre un kinésithérapeute, Pierre Boisserie, qui devient son scénariste. Leur première collaboration est La Croix de Cazenac, chez Dargaud. Cette saga mêlant histoire, espionnage et chamanisme se développe sur dix albums, de 1999 à 2008. Puis, à partir de 2007, le duo entreprend chez Glénat la série de science-fiction Voyageur en 13 volumes (sur le thème du voyage dans le temps), constituée des cycles Futur – Présent – Passé avec d’autres dessinateurs (Marc Bourgne, Lucien Rollin, Siro, Éric Lambert, Éric Liberge et Juanjo Guarnido). Le duo crée Flor de Luna avec également le dessinateur Éric Lambert, qui raconte l’histoire de Cuba et des producteurs de havanes (5 tomes, de 2007 à 2014). Puis de 2016 à 2017, le duo réalise un triptyque historique : Saint-Barthélemy.
Puis les séries se succèdent à une cadence élevée : le polar « Blues 46 » se déroulant dans le sud-ouest de la France (2004 et 2005) avec le scénariste Laurent Moënard, « Ange-Marie » coécrit avec Aude Ettori (2005).
De 2006 à 2010, il s’occupe du scenario et du dessin pour « La Liste 66 », un road-movie d’espionnage en 5 tomes se déroulant dans l’Amérique des années 1960, et de 2009 à 2013, pour « Ils étaient dix », aventure historique en 6 tomes sur la vengeance d’un homme dans la campagne moscovite, puis de 2010 à 2012, pour les 4 tome de « La Zone », mettant en scène un monde futuriste victime d’un virus foudroyant, puis, de 2013 à 2014, pour les 3 tomes de « Vito », récit mythologique.
Après avoir signé l’album Loup avec Pierre Boisserie d’après le roman et le film de Nicolas Vanier, Eric Stalner adapte L’Or sous la neige (autre récit de Nicolas Vanier), que son frère Jean-Marc dessine (3 tomes de 2011 à 2014).
Eric Stalner fait alors appel à un nouveau scénariste : Cédric Simon, son fils. Ils lancent les séries eXillium (3 tomes), Rémi sans famille (1 tome), La curée (1 tome), L’oiseau rare (2 tomes), Pot-bouille (1 tome), La grande peste (2 tomes).
Après Le bossu de Montfaucon, collaboration avec le scénariste Philippe Pelaez, Éric Stalner se lance seul dans un nouveau projet contant les aventures de Bertille et Lassiter.
En 2023, il sort l’une de ses meilleures œuvres : La Vérité sur Socrate. Ancien enseignant de philosophie devenu écrivain, le scénariste Ollivier Pourriol a choisi le cadre du huis-clos pour amener les convives, par de vifs échanges, à s’épancher sur la manière dont ils voyaient Socrate. Il imagine que, trois ans après la condamnation à mort de Socrate, ses amis et disciples reçoivent une mystérieuse invitation à un banquet. Les convives y confrontent, avec passion et virulence, leurs points de vue sur la vie et la mort du philosophe. Platon accuse ainsi Aristophane, l’auteur de la comédie Les Nuées, d’y avoir dénigré la pensée de Socrate et ainsi provoqué sa condamnation à boire la cigüe… Cette idée, qui réalise un clin d’œil au Banquet de Platon, insuffle du dynamisme au récit. Le pari était risqué puisque Socrate n’a laissé aucun écrit de son vivant. On ne le connaissait qu’à travers les oeuvres de Platon, Xénophon et Aristophane. On apprend maintenant sa participation, en tant qu’hoplite, à trois campagnes militaires pendant la guerre du Péloponnèse. A travers les témoignages de sa famille et de ses amis, on découvre l’homme qu’il était, épris de justice, mais aussi de désir, de beauté et d’amitié. Les élégants dessins d’Eric Stalner sont si précis que les multiples protagonistes sont aisément identifiables. Représentant fidèlement les bâtiments et costumes du V siècle av. J.-C, il s’inspire des sculptures de l’antiquité pour incarner Socrate.
Le dessin réaliste et classique d’Eric Stalner, d’une grande élégance, est particulièrement reconnaissable, sans doute parce que ses héros ont des traits proches. Récemment, comme beaucoup de dessinateurs, il s’est converti au numérique, dessinant avec un stylet sur une grande tablette. Son découpage est souvent varié, n’hésitant pas à réaliser des cases de tailles différentes.
Il pense être « assez proche de la peinture de Caspar David Friedrich. C’est un retour à une vision, pas totalement païenne, mais, en tous les cas, moins chrétienne avec des influences plus liées à la nature et à la mythologie. On y retrouve forcément des ruines romaines ou grecques, des représentations des Dieux germaniques etc. C’est vrai, j’aime bien la grande période romantique allemande que l’on voit dans cette peinture-là… » (Entretien Auracan.com, Thématiques, influences, personnages – août 2008).
Pour Bertille et Lassiter, Eric Stalner abandonne son trait réaliste. Ses planches, d’une grande finesse, sont toujours aussi soignées. De ses personnages très expressifs, particulièrement vivants, on retient notamment les échanges de regards entre les Bertille. Les scènes de la mer déchainée et les décors sous la neige sont superbes.
Pour la colorisation de cet album, Eric Stalner utilise une bichromie : tandis qu’une palette de gris apporte un délicieux côté suranné qui colle bien au récit, il s’amuse à insérer la couleur rouge pour la mystérieuse boule, le wagon, la robe de Bertille, le toit de la Rolls Royce, la coque du canot à moteur…
Après une centaine d’albums, quel est le fil conducteur d’une création si abondante ? Eric Stalner met souvent en scène, avec une grande sensibilité, l’évènement charnière d’un individu, retraçant sa chute puis son redressement. Avec Bertille et Lassiter, il atteint le sommet de son art. Sa mystérieuse boule rouge nous donne envie de retrouver ses personnages attachants pour de nouvelles aventures.
Bertille et Lassiter, 96 pages, 19,90 euros, Editions Bamboo, Grand Angle.
Kristol Séhec.
Crédit photo : DR
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Une réponse à “Avec Bertille et Lassiter, le dessinateur Éric Stalner pose ses crayons en Bretagne.”
Votre culture BD est épatante. Et votre critique est remarquable de finesse . J’ai eu l’occasion de croiser Eric Stalner dans les années 80 dans un média disparu, avec un style différent, je suis très impressionné par sa productivité. Bravo! Dahlet mat!