Michel Vergé Franceschi est professeur émérite des Universités, ancien directeur de laboratoire d’Histoire et d’Archéologie maritime du CNRS à Paris-IV Sorbonne et au musée national de la Marine, et ancien président de la Commission française d’histoire maritime. Il vient de publier, aux éditions Albiana, un livre intitulé Aux origines de la tête de mort.
L’origine de la bandera avec sa testa mora, si chère au cœur des Corses, demeure un vrai mystère. À tel point que l’on peut aujourd’hui se demander si elle n’aurait pas… plusieurs origines ! Alors, s’agit-il d’un roi, d’un esclave, d’un saint ou d’un corsaire ? L’auteur répond, images à l’appui !
Nous en discutons ci-dessous avec lui.
Breizh-info.com : Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à écrire un livre sur l’origine de la tête de Maure ?
Michel Verge-Franceschi : Je suis Corse depuis au moins sept siècles et Français depuis 1789. Or la question de l’origine du drapeau corse a passionné beaucoup de monde à chaque génération, notamment le professeur Pierre Antonetti en 1980. Il était lui-même le successeur du savant collectionneur et bibliophile, Antoine Mattei, docteur en médecine de la faculté de Paris (1846), ou encore notre cousin Philippe Lucchetti, également enseignant.
Breizh-info.com : Pouvez-vous nous en dire plus sur les premières représentations de ce symbole ?
Michel Verge-Franceschi : La tête de Maure n’est pas une spécificité corse. Sur les mille blasons de familles corses répertoriés au cours d’une vie entière par François Demartini, dans son Armorial de la Corse que j’ai eu l’honneur de préfacer, la tête de Maure est représentée douze fois, contre trois dans l’Armorial du comte Colonna de Cesari Rocca. Au total, treize familles corses arborent une tête de Maure (ou un Maure) dans leurs armoiries. La fleur de lys, liée à la monarchie française se trouve sur trente-deux blasons familiaux corses ! On ne trouve la tête de maure chez aucun des grands seigneurs médiévaux 1370 : ni chez Vincentello d’Istria ; ni chez le notaire médiéval Giovanni della Grossa ; ni chez le grand condottiere Sampiero Corso (v.1498-1567). Peu de têtes de maure donc sur les blasons corses. Et quand il y en a une, elle a toujours le bandeau sur le front, à la mode aragonaise, et jamais sur les yeux, sauf dans le cas d’une famille ajaccienne, les Meuron, originaires de Suisse, qui a reçu ce blason en 1711 de la municipalité de Neufchâtel.
Breizh-info.com : Comment la tête de Maure est-elle devenue un symbole de la Corse ?
Michel Verge-Franceschi : Le surnom de « Maure » a été donné dans l’île, au premier Bonaparte, installé en Corse au début XVIe siècle : Francesco le Maure (v.1480-1540). Pourquoi ? 1) Parce qu’il avait le teint basané ? C’est vraisemblable. 2) Ou parce qu’il était très prudent, la mûre (du latin morus), étant symbole antique de prudence ? C’est peu probable. 3) Ou parce qu’il avait fait planter devant sa maison ajaccienne : un mûrier ! C’est possible. En Lombardie, Ludovico Sforza, dit lui aussi le Maure, est celui qui a développé la culture du mûrier (morus) dans son duché de Milan !
Breizh-info.com : Quelle est l’histoire de cette tête de maure ?
Michel Verge-Franceschi : Entre 1370 et 1414, le folio 62 recto de l’Armorial de Gueldre reproduit les possessions de la couronne d’Aragon. La Corse y figure car elle est revendiquée par le roi d’Aragon depuis 1297-1298 ! Cette tête de maure symbolisant l’île de Corse, figurerait aussi, depuis la guerre de Cent Ans, sur un Armorial d’Édouard III d’Angleterre (1312-1377), d’après Michel Popoff, conservateur en chef du cabinet des médailles à la Bnf, Paris.
A noter que sur cette représentation, il s’agit, non d’une tête coupée, mais d’un buste bronzé, la tête posée sur les épaules, avec un bandeau sur le front. Image classique du corsaire de Méditerranée, ou du pirate qui doit protéger ses yeux de l’eau salée et de la transpiration. Or, tous les auteurs latins disent que le nom de « Corse » vient de l’expression « casa dei corsari » (la Maison des corsaires). Giovanni della Grossa parle de « casa, ou residenza di corsari ». Après Giovanni. L’abbé Louis de Moréri le répète (1707). La Description de la Corse de 1743 aussi. Henry Seymour Conway également, en 1768. Il n’est donc pas impossible que ce buste bronzé soit alors la caricature de l’Homme corse dont les Anciens faisaient un pirate hâlé, vivant de rapine, des « voleurs » disait Sénèque, « issus des Lybiens » disait-on à l’époque de Strabon et « mêlés de sang africain » écrivait Cicéron.
Breizh-info.com : Vous évoquez dans votre livre les différentes interprétations de la tête de Maure. Quelles sont-elles et comment ont-elles évolué au fil du temps ?
Michel Verge-Franceschi : Il n’y a pas une mais plusieurs têtes de maure. Le célèbre Armorial général de J.-B. Rietstap, publié en 1884-1887 (Gouda, 2 vol.) cite par exemple 80 blasons familiaux avec tête de Maure (une, deux ou trois), surtout en Suisse, en Prusse, dans les États allemands. En Italie, porter une tête de Maure se fait dans nombre de familles : Mori, Mauri, Morelli ou Morari ; Morando. Ce sont des « armes parlantes », en rapport avec le patronyme. En France aussi : les Moreau de Brosse ; les Morelet de Couchey. En Allemagne les Mornukopf d’Augsbourg. En Aragon, la tête de maure au bandeau toujours sur le front semble évoquer la Reconquista face aux Maures qui occupent la péninsule ibérique de 711 à 1492. Mais la Reconquista n’a jamais concerné la Corse, victime plus de razzias littorales, que de conquêtes territoriales. Dans le Saint-Empire germanique, les yeux du Maure, toujours bandés, évoquent saint Maurice, saint noir égyptien décapité en 303, à Trèves, sous Dioclétien.
Breizh-info.com : La tête de Maure est aujourd’hui un symbole très présent en Corse, mais aussi en Sardaigne. Quelles sont les différences et les similitudes entre les deux représentations ?
Michel Verge-Franceschi : Aucune différence. Au Moyen âge, les 4 têtes sardes sont, comme la tête corse, de type aragonais, avec le bandeau sur le front. A partir de 1720, la Maison de Savoie règne sur la Sardaigne. Celle-ci a pour saint patron saint Maurice. Et la tête sarde a, à partir de 1720, les yeux bandés. La Corse aussi, à partir de 1736, lors du règne éphémère de Théodore de Neuhoff, qui introduit la tête aux yeux bandés dans l’île en 1736, car baron westphalien, baptisé à Trèves, dans un évêché devenu celui de saint Théodore d’Octodure. Pour Neuhoff, « sa » tête de maure aux yeux bandés fait référence à saint Maurice.
Votre livre aborde également la question de l’appropriation culturelle de la tête de Maure. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?
Michel Verge-Franceschi : La Corse en dehors du cap Corse, des marins de Calvi, des corailleurs de Bonifacio et d’Ajaccio, des pêcheurs bastiais n’est pas terre de marins mais de fantassins. Saint Maurice est un chrétien copte devenu le patron des fantassins. Égyptien à la peau sombre, il vient d’Afrique, comme sainte Julie (alias Dévote) et sainte Restitude, toutes deux carthaginoises, comme saint Augustin, kabyle. On pourrait aussi citer saint Florent, évêque d’Afrique, déporté en Corse par les Vandales. Maurice était primicerius (colonel) de la légion thébaine, levée en Haute-Égypte, trois siècles après la naissance du christianisme et trois siècles avant celle de l’islam. Cette légion de 10 000 hommes comptait 300 soldats chrétiens que Dioclétien fit combattre sous les ordres de son adjoint Maximien, établi à Trèves, contre les tribus barbares du Rhin. Tous les membres de la légion furent « sacrifiés aux idoles » (Mars et Jupiter) afin de s’assurer la victoire sur les premiers chrétiens d’Octodure, dans le Valais suisse (actuel village de Martigny). Décapités à Trèves, les yeux bandés, comme tout supplicié, ils le furent aussi à Agaune, à Soleure et dans les environs de l’actuel monastère Saint-Maurice d’Agaune.
Vous avez effectué de nombreuses recherches pour écrire ce livre. Quelles ont été les sources les plus intéressantes que vous avez consultées ?
Michel Verge-Franceschi : Oui j’ai fait de nombreuses recherches un peu partout en Europe, de la péninsule ibérique à l’Europe de l’Est, et Bernard Biancarelli, directeur des éditions Albiana à Ajaccio, a eu le courage, financier notamment, d’éditer ce livre avec une incroyable iconographie qui vient de partout en Europe, tout en maintenant ce livre dans sa collection « Beaux livres » au prix de 22 euros !
Le prénom de Maurice est-il fréquent en Corse ?
Michel Verge-Franceschi : Non parce que le saint décapité a laissé son prénom à l’empereur byzantin Maurice 1er, décapité en 602 avec ses six fils adolescents et jetés dans le Bosphore. Ces sept morts pourraient-ils être à l’origine de la légende de la mort d’Arrigo Bel messere, chevalier corse, dont les sept fils auraient péri noyés près d’Ajaccio, en l’an 1000 ? Or on sait par 2 des 848 lettres conservées du pape Grégoire 1er que Maurice 1er imposait tellement la Corse que Grégoire 1er, en juin 595, est intervenu auprès de l’impératrice pour tenter de faire alléger la fiscalité insulaire. Maurice 1er n’a pas laissé un bon souvenir dans l’île… On passe donc d’un Maurice, saint décapité en martyr, vers 303, à un Maurice, empereur décapité en coupable, en 602, d’où l’absence en Corse de chapelle dédiée à saint Maurice.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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4 réponses à “Michel Verge-Franceschi : « La tête de Maure n’est pas une spécificité corse » [Interview]”
Très intéressant.
Sans oublier la famille (de) Cabestany en Roussillon dont les armes sont : « de gueule à une tête de maure cerclée d’un serpent d’or en anneau ». On ne peut faire plus « parlant »! Le plus célèbre fut le légendaire Guilhem de Cabestany… Famille hélas « partie en quenouille » faute d’héritier mâle.
Une famille bretonne a « d’argent à trois têtes de maure de sable, tortillées d’argent, couronnées d’or et décollées de gueules » Ce sont les Dibart de la Villetanet originaire du Hinglé dans les cotes d’armor. J’ai lu avec intérêt votre article pas dans quelle catégories les inclure.
article génial, intervenant de qualité