Europe ou Occident ? Par Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est maître de conférences émérite en histoire grecque à l’université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, université de Franche-Comté, et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherche sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon ainsi qu’Alexandre le Grand.

Il intervenait au récent colloque de l’Institut Iliade, à Paris. Voici son intervention.

Europe ou Occident ? À propos d’une rencontre impossible de la philosophie et de la religion et d’une opposition fondatrice.

L’Europe « aux anciens parapets » n’est qu’un « petit cap de l’Asie ». Certes. Mais c’est en Grèce qu’est né, quand on pense au « miracle grec », ce qu’on a appelé l’Occident avant que ce terme ne prenne une autre acception dans la géopolitique contemporaine, un Occident qui est la conséquence de la rencontre apparemment impossible d’Athènes et de Jérusalem, de la religion et de la philosophie. Pour approcher cette idée de l’Occident, ou plutôt de l’Europe, il faut tenter une dialectique, oser une opposition des contraires comme harmonie souveraine. La philosophie et la religion sont-elles compatibles ? C’est l’objet de notre approche.

Une dialectique ou une opposition des contraires ?

Pour approcher cette idée de l’Occident, ou plutôt de l’Europe, il faut tenter une dialectique, oser une opposition des contraires comme harmonie souveraine.

La dialectique n’est pas seulement une arme de guerre dans l’art du discours ou de la parole politique. Elle est la connaissance de l’être, de ce qui est réellement, de ce qui, par nature, demeure toujours identique à soi-même. Elle est, chez Platon, la connaissance la plus vraie, le couronnement sublime de l’édifice des sciences. Elle mène le philosophe roi à la contemplation du soleil des Idées et lui donne la capacité de présider aux destinées de la cité parfaite, la callipolis. Au-dessus de la mathématique, elle est science véritable, la science suprême.

La dialectique est science des Idées…

Comme l’harmonie héraclitéenne, elle est le moment où le contraire ne se dépasse pas en synthèse, comme c’est le cas dans la dialectique marxiste – un appauvrissement, peut-être, de l’intelligence –, l’opposition des contraires se suffisant à elle-même.

La dialectique, celle dont il est question ici, à propos de l’opposition fondatrice Athènes et Jérusalem, est proche de la logique dynamique du contradictoire, la logique de l’énergie dont parle Stefan Lupascu, la logique de tout ce qui existe.

Lupascu, qui conçoit un dualisme antagoniste dans la pensée et dans le réel – l’esprit peut-il être en accord avec le réel alors qu’ils sont essentiellement différents –, entrevoit une théorie de la connaissance et met en évidence que le réel est contradictoire et que l’antagonisme est présent dans le devenir.

Tout ce qui existe est en devenir…

La dialectique est la logique dynamique du contradictoire. Elle se fonde sur le principe d’antagonisme, la logique du tiers inclus contradictoire, le tertium datur dont parle Gilbert Durand [1].

Athènes et Jérusalem

La philosophie et la religion sont-elles compatibles ?

La première poursuit un idéal de connaissance, la seconde un idéal moral. La coexistence de ces deux conceptions du monde mises en mouvement est, dans ces conditions, essentielle pour l’histoire de l’Occident : une harmonie étrange de deux principes fondamentalement antagonistes et incompatibles, la foi obéissante de la Bible d’une part, et la libre critique, celle du logos, de la philosophie, d’autre part.

Selon la Bible, qui ne connaît pas d’équivalent au mot doute, le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu. Pour les sophoi grecs, c’est l’étonnement, le thaumazein, puis la découverte de la raison d’être de cet étonnement, exercice de l’abstraction et de l’intelligence pure.

D’une part l’étonnement, de l’autre la peur et l’espoir.

La philosophie est essentiellement négative, ne pouvant se contenter des opinions et remettant tout en cause, critiquant dans le but d’approcher une sagesse : la recherche de la sagesse plus que la sagesse elle-même, les questions plus que le savoir ou la certitude. La religion, au contraire, est essentiellement positive, instruite par une révélation vérité absolue à laquelle elle réclame une adhésion inconditionnelle.

La philosophie requiert la liberté, la religion la piété, l’obéissance l’amour :

« La particularité des Grecs est dans l’entier dévouement de l’individu pour la course à l’excellence, à la distinction, et à la supériorité. La particularité des Hébreux est dans le respect suprême du père et de la mère. »

D’un côté le postulat d’une nécessité impersonnelle, de l’autre le postulat d’une relation personnalisée. D’un côté la nature derrière toute chose, de l’autre Dieu derrière toute chose. D’un côté, procédant par la logique à partir de la perception des sens, la recherche des principes, de l’autre l’étude de la volonté divine. D’un côté l’éternité du monde, de l’autre sa création ex nihilo.

Le miracle grec

La naissance du logos, lors de la mise en ordre de l’espace politique de la cité, est le signe, en terre d’Occident, d’une aventure unique, audacieuse : on parle de philosophie et de science. Schrödinger écrit dans La Nature et les Grecs : « Dire de la science qu’elle est une “manière grecque de penser le monde”, c’est la décrire tout à fait adéquatement. Voilà la raison pour laquelle la science n’a jamais existé que chez les peuples soumis à l’influence grecque. »

Selon la tradition, le logos s’oppose au muthos : une mutation fulgurante ou transition progressive, du passage d’une intelligence du monde à une autre. La physique des Ioniens placerait, dans le domaine de l’abstraction, un système d’explication déjà en essence dans les cosmogonies primitives. C’est l’hypothèse, opposée à celle de Burnet, de la continuité entre l’univers du muthos et du logos défendue par Cornford. Les concepts des Ioniens seraient le résultat de la transposition des divinités anciennes. L’abstraction sous les dehors de la fable. Mais, si le vocabulaire des présocratiques est lié à la parole sacrée, il y a une différence : leur démarche est sous-tendue par l’hypothèse que la physis est compréhensible sans l’intervention des dieux.

L’étymon du mot logos – la parole qui recueille du sens – éclaire les continuités ou les ruptures, rend apparentes les harmonies cachées entre deux intelligences du monde, dont l’une annonce peut-être l’autre. Les travaux de Giorgio Colli montrent les origines obscures de la sagesse que le savant italien voit chez Dionysos. Abel Jeannière montre, en arrière-plan de l’œuvre de Platon, la tradition des mythes et rites orphiques.

Sous le logos, une autre parole, non pas en opposition, mais en résonance. Elle lui donne, paradoxalement, force et richesse.

L’invention du politique

Pour Léo Strauss, dans La Renaissance du rationalisme politique classique, « [la] philosophie politique classique est caractérisée par le fait qu’elle est directement liée à la vie politique ».

La géométrie politique de Clisthène, liée à la philosophie, est figure d’un nomos, dans le sens de loi générale, d’ordre, de ce qui est conforme aux lois écrites connues de tous. Elle institue, par le débat au sein de l’assemblée, un être abstrait, symbole du logos et de l’arétè d’Athènes. La polis est la communauté des citoyens, la mise en commun des paroles et des actes.

Quel que soit le type de politeia, « l’âme de la cité », la « source de toute loi », le principe de la loi est une constante, car c’est sur les lois que repose le salut de la cité. Pour Hannah Arendt, « [l]’organisation de la polis, physiquement assurée par le rempart et physionomiquement garantie par les lois – de peur que les générations suivantes n’en changent l’identité au point de la rendre méconnaissable –, est une sorte de mémoire organisée » [2].

La fascination pour les affaires de la cité, l’intelligence à concevoir sous la forme d’un art, d’une theôria, l’essence et la tension politiques, le regard mimétique, révèlent le Grec comme l’être politique par excellence.

Thucydide, l’historien du politique, raconte, « trésor pour toujours », l’affrontement nécessaire des cités – réelles puissances de proie – et les inévitables ruines d’hommes et d’empires, la guerre entre les cités pouvant être ainsi comprise comme un des principes constitutifs de l’activité politique, en même temps que signe de sa disparition.

Platon, « le plus puissant et le plus radical penseur antidémocratique que le monde n’ait jamais connu », réfléchit sur le modèle de la callipolis, sur la meilleure politeia possible et sur le souverain bien compris comme la fin de toute communauté.

Aristote définit l’homme comme un animal politique par essence, ou, pour respecter l’idée du Stagirite, plus politique que certains autres animaux. L’homme est naturellement lié à une polis, parce que doté du logos et capable d’opposer le bien au mal, le juste à l’injuste. La cité-État ne peut pas, alors, être quelque chose d’artificiel, et, si on suit jusqu’au bout Aristote pour qui « la nature d’une chose, c’est sa fin », l’être politique précède l’état de nature : l’homme est un animal politique par essence.

Le paradoxe des deux cités

Un monde a disparu, celui de Périclès ou celui d’Alexandre le Grand, le « philosophe en armes », celui aussi d’Hadrien, où la véritable religion était le culte de la cité elle-même, une théologie du politique. Un autre, dominé par le religieux, se fait jour, avec, d’une manière générale, la promesse de diverses formes de salut, ici-bas ou après la mort. Pour saint Paul, au début de l’ère chrétienne, il n’y a pas de puissance (potestas) qui ne vienne de Dieu, la puissance étant d’abord en Dieu, le Créateur de toutes choses. La séparation des ordres est déjà claire, même si les deux cités sont dépendantes l’une de l’autre. La hiérarchie des valeurs n’est plus la même. Le chrétien doit aimer Dieu, et l’homme son prochain au nom de la fraternité, de la justice, de la charité, de l’amour universel, de la foi et de l’espérance en un salut.

Une vertu, ou plutôt une morale autre.

Le logos est devenu la Parole créatrice, la réalisation et la manifestation de Dieu. Jésus Christ est le Logos, et le Logos est Dieu. Philon d’Alexandrie, au début de notre ère, dit la philosophie servante de la « divine théologie » pour en formuler les dogmes et en élucider les controverses. Pour lui, la philosophie, par étapes ou cycles successifs, doit conduire à la sagesse, c’est-à-dire à la parole de Dieu. Avec les Apologistes, au IIe siècle, le christianisme devient la philosophie, la seule.

Le Discours vrai est incarné par le Fils de Dieu.

Au IIIe siècle, pour Clément d’Alexandrie, le christianisme est alors une « philosophie » qui enseigne un mode de vie où il faut prendre le divin comme principe d’éducation et de réalisation.

La vérité chrétienne est le couronnement de la « philosophie »…

Le christianisme est choisi comme religion officielle par Constantin, le vainqueur de Maxence. Après la condamnation de l’hérésie d’Arius, l’Église est devenue une organisation monolithique professant une doctrine unique. Les deux cités se mêlent.

Se révèle, en même temps, la force de leurs antinomies.

Au IVe siècle, Julien dit l’Apostat retrouve les dieux perdus. Avant de revêtir la pourpre, en compagnie de Libanios et des philosophes Maximos d’Éphèse, Thémistios et quelques autres, il lit, avec délices, Platon, Plotin ou Porphyre. Proclamé par les légions, il pense une « Église » païenne où ceux qui officieraient devraient se consacrer à la lecture de Pythagore, de Platon, d’Aristote, des Stoïciens.

Il rêve le Soleil-roi. Mais les temples restent déserts. Près d’Antioche, dans le voluptueux et mystique bois de Daphné, consacré à Apollon et aux nymphes, une église a été construite face au temple du dieu. On y avait fait porter les reliques d’un certain Babylas, martyrisé sous Dèce. Julien veut faire revivre le sanctuaire et rompre le silence de l’oracle. En vain. Pendant une nuit calme et sans nuages, le temple de Daphné brûle. L’empereur meurt, peu de temps après, sur les rives escarpées du Tigre, dans une expédition contre les Perses. Vaine aventure et dernière tentative de l’Empire romain. Plus tard, avec Damascius, disparaît le dernier successeur de Platon : Justinien a interdit tout enseignement professé par ceux qui sont malades de la folie sacrilège des Grecs…

Julien n’a pas tort lorsqu’il s’écrie, avant de mourir :

« Tu l’emportes, Galiléen ! »

Si la philosophie et la religion ne peuvent que s’opposer, elles le font en harmonie fondatrice, pour un Occident qui est nôtre : Platon et Augustin, Thomas d’Aquin et Aristote. Et on pense au beau livre de Sylvain Gouguenheim, à son Aristote au mont Saint-Michel [3]. Et voici, Dante, Botticelli, Monteverdi, Jean de la Croix, Racine, Pascal, Rimbaud, Nietzsche et Heidegger.

Un antagonisme qui est un des grands ressorts de la créativité occidentale. Toute la civilisation occidentale ne pourrait être alors qu’une permanente tentative de construire une impossible alliance entre elles.

Socrate et son daimonion. Le prophète biblique et son amour serviteur…

Dialectiquement.

Olivier Battistini

Notes

  1. Voir Durand (G.), Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, P.U.F., Paris, 1960.
  2. Arendt (H.), « L’action » in Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983.
  3. Voir Gouguenheim (S.), Aristote au mont Saint-Michel – Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008.
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Une réponse à “Europe ou Occident ? Par Olivier Battistini”

  1. voronine dit :

    « La guerre et la philosophie « …. Encore un expert en expertises! j’ai sans doute mal regardé , mais au cours de ma vie , dans les coins pourris ou les balles claquaient , je n’ai jamais vu de philosophe !

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