La série Les passagers du vent, créée il y a 45 ans, constitue l’un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée. François Bourgeon a terminé son épopée maritime en Bretagne, où il a posé sa planche à dessin. Pour le plus grand plaisir des collectionneurs, une version intégrale, de plus de 600 pages, vient de sortir.
Publié entre 1979 et 1984, le premier cycle des Passagers du Vent raconte, à travers les aventures de l’héroïne Isabeau, le commerce triangulaire du XVIIIème siècle, entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. En 1780, le Foudroyant, navire de 74 canons de la Marine royale faisant route vers les Caraïbes, vient de quitter Brest. Isabeau de Marnaye, une noble dont on a volé l’identité, vit à bord, cachée de l’équipage. Elle y rencontre Hoel, un matelot, à qui elle sauve la vie.
Après une bataille navale, Hoel se retrouve prisonnier dans un sinistre ponton anglais, une épave échouée. Aidée par son amie anglaise Mary, Isa parvient à le libérer. Direction Noirmoutier, traversée effectuée sur un cotre. Isa, Hoel, Mary et son bébé embarquent à bord de la Marie-Caroline, un navire négrier, et arrivent au comptoir de Juda au royaume de Dahomey (actuellement le Bénin). La question de l’esclavage fait déjà débat. Isabeau le dénonce ouvertement. La Marie-Caroline fait voile vers Saint-Domingue, ses cales emplies d’esclaves serrés à l’horizontale, les uns contre les autres, sur deux niveaux. Du « bois d’ébène », comme on dit. Mais les esclaves se mutinent…
En 2009, François Bourgeon poursuit sa série par un second cycle intitulé La petite fille Bois-Caïman : on retrouve Isabeau, centenaire en Louisiane, en pleine guerre de sécession. L’action se situe à la Nouvelle Orléans, en 1863. La jeune Zabo Murrait porte le deuil des hommes de la famille, tués au combat dans le camp des confédérés, et de sa mère, morte de chagrin. L’occupation de sa propriété familiale par les troupes nordistes l’oblige à fuir. Elle conserve néanmoins toutes les idées pour lesquelles le Sud s’est battu. Au bout de son périple, Zabo se réfugie chez Isabeau, sa grand-mère. Celle-ci lui raconte le funeste jour où elle fut violée lors d’une révolte d’esclaves noirs à Saint-Domingue en août 1791.
En 2018, Bourgeon entame un troisième cycle intitulé Le Sang des cerises. On est maintenant en 1885, à Paris. La bretonne Klervi Stefan, âgée de quatorze ans, arrive de Quimper en train. Munie d’une lettre de recommandation, elle cherche l’adresse de la famille bourgeoise qui lui propose un emploi de bonne négocié par son curé. Elle parvient place de la Bastille et se retrouve au milieu d’une foule de milliers de badauds brandissant des drapeaux rouges au son de l’Internationale. Vêtue de son magnifique costume bigouden, Klervi est importunée par deux révolutionnaires qui la soupçonnent de faire partie des forces réactionnaires. Elle est sauvée par une femme un peu plus âgée, Zabo… Elles vont vivre dans un appartement sur la butte Montmartre. On apprend que Zabo, après son arrivée en France, a été condamnée au bagne de Nouvelle-Calédonie lors de la répression de « La Semaine sanglante », pendant la Commune. Klervi emmène Zabo et son nouveau compagnon, Lukaz, dans sa Bretagne natale.
2- François Bourgeon achève ainsi Les Passagers du vent, 45 ans après la prépublication du premier tome dans Circus, ancien magazine de bande dessinée publié par les éditions Glénat.
Il est né à Paris, en 1945. Son père, journaliste au Canard enchainé, rédacteur en chef de Paris Match, directeur de l’AFP, le destinait à des études de médecine. Mais atteint de dyslexie, il suit l’école des métiers d’Art et en sort avec un diplôme de maître verrier. Après avoir appris son métier en s’exerçant dans des revues, ce n’est donc pas le hasard si sa première bande dessinée, en 1978, s’intitule Maître Guillaume et le Journal des bâtisseurs de cathédrales. Passionné par le moyen-âge, il entame sa première série, Brunelle et Colin.
En plus d’Isabeau et de Zabo, François Bourgeon a également créé des héroïnes charismatiques dans ses deux autres grandes séries.
Dans la série médiévale Les Compagnons du Crépuscule, la jeune Mariotte évolue dans un XIVème siècle violent et superstitieux. En 1350, en pleine guerre de Cent ans, elle vit à l’écart du village avec sa grand-mère, soupçonnée de sorcellerie. Fuyant l’insécurité et la violence, elle apporte la gaieté et l’espoir à ses compagnons, un jeune paysan nigaud et un Chevalier errant. Celui-ci a connu des heures de gloire lors de tournois avant d’être rejeté par une noblesse jalouse de ses succès. Ces trois compagnons, que tout sépare, vont s’engager dans l’aventure la plus étrange qui soit. Dans le premier tome, ils s’égarent dans le monde fantastique des fées et des korrigans. Dans le tome 2, Mariotte est sauvée par l’intervention d’un druide, à la pointe de La Torche, lequel récite le chant celtique Ar Rannou (tiré du recueil « Barzaz Breiz », par de la Villemarqué). Puis elle rencontre le troubadour Melaine Favennec (inspiré du célèbre musicien breton). Le troisième tome décrit une intrigue amoureuse qui s’achève sur un bûché ! Il est bien plus réaliste, même si l’ombre de Merlin plane sur l’ensemble du récit. La narration de ces aventures, serrée et haletante, fourmille de références à l’ancienne tradition celtique païenne effacée par la religion chrétienne. Mais on peut ne pas être convaincu par la mythologie imaginée par le dessinateur François Bourgeon : la lutte entre la force blanche (le bien et la pureté), la force noire (la mort et la destruction), la force rouge (la vie et la passion).
Le Cycle de Cyann, série de science-fiction, raconte les aventures à travers le temps, et sur différents systèmes planétaires, de Cyann Olsimar, fille du dirigeant d’une planète. Ainsi, dans toutes ses œuvres, Bourgeon met en scène des héroïnes rebelles et libres, avec cependant un certain anachronisme.
3- La vision de Bourgeon est moins caricaturale qu’on ne pourrait le croire.
Dans les cinq premiers tomes des Passagers du vent, Bourgeon présente pêlemêle les arguments des esclavagistes qui rappellent que les arabes pratiquaient déjà le commerce négrier (t. 3, p. 6) et l’humanisme de l’héroïne Isa (t. 3, p. 8).
A travers le regard de son héroïne, Isa, il montre même que la découverte de la culture d’un peuple africain, un véritable choc pour elle, lui fait perdre un instant toute modération…
Dans le tome 6 des Passagers du vent, François Bourgeon présente la Louisiane ravagée par la guerre de Sécession, ainsi que les exactions contre les populations civiles du Sud, le racisme des troupes nordistes…
Dans les deux derniers tomes, Bourgeon raconte, avec minutie, sa vision de l’histoire de France de 1866 à 1880, et notamment les événements de la Commune et le bagne des femmes en Nouvelle-Calédonie. Ses idées pacifistes, féministes et anticolonialistes sont alors plus affirmées que jamais. Il dénonce avec force la violente répression de la Commune de Paris. Les références culturelles sont innombrables : la chanson « Le Temps des cerises » composée par Jean-Baptiste Clément en 1866, le souvenir de la Semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871), la construction de la basilique du Sacré-Cœur critiquée par les forces de gauche qui l’appellent « Notre-Dame des briques »… Mais ce faisant, il délaisse l’aventure, qui faisait jusqu’ici l’attrait du scenario. L’intérêt de cet album réside dans la description du trajet maritime des femmes déportées, puis de leur vie au bagne de Nouvelle-Calédonie. Les deux héroïnes de Bourgeon y rencontrent Nathalie Lemel (1826-1871). Cette brestoise, féministe et militante de l’Association internationale des travailleurs, avait participé aux barricades de la Commune de Paris, avant d’être déportée en Nouvelle-Calédonie avec la militante anarchiste Louise Michel (1830-1905), également présente dans cette bande dessinée.
4- La reconstitution (navires, bâtiments, vêtements, objets…) de Bourgeon est toujours minutieuse. Rien n’est laissé au hasard. Il a eu l’idée des Passagers du vent, série maritime, en parcourant l’ouvrage de l’architecte naval Jean Boudriot, Le vaisseau de 74 canons. Celui-ci décrit le navire, pièce par pièce, ainsi que la vie des marins.
Pour la Marie-Caroline du premier tome, il s’est inspiré de la Marie-Séraphique, dont le musée de Nantes possède une aquarelle et une maquette. Cela lui permet, dans le tome 1, de nous transporter de la cabine d’Isa aux cuisines, au pont, et même de grimper dans la mâture. Il parvient même à nous faire ressentir, en chacun de ces lieux, une atmosphère particulière.
Le respect des bâtiments de l’époque est à l’image de celui des navires. Pour reconstituer le port de Noirmoutier, il analyse les cartes et gravures du XVIIIème siècle, restituant par exemple le clocher de l’église dans sa forme ancestrale.
Avant de dessiner des ensembles architecturaux, il construit fréquemment une maquette. Dans sa série médiévale Les Compagnons du Crépuscule, chaque détail de son superbe dessin reproduit fidèlement les décors de l’époque. Bourgeon a même construit une immense maquette du château rien que pour connaître les jeux de lumière sous différents angles et à différents moments de la journée !
Pour le tome 2 des Passagers du vent, une autre maquette lui a permis de dessiner, en toute cohérence, le fort de Juda. Pour les deux derniers tomes, dans son atelier près de Quimper, il a construit, pendant deux mois, une maquette « au centième » du quartier de Montmartre de l’époque. La maquette lui permet en effet de varier les angles et d’étudier l’éclairage du soleil, de la lune ou des réverbères.
Il a consulté d’innombrables documents : photographies, peintures et dessins de l’époque, plans de Paris… Il faut en effet effacer les constructions récentes et reconstituer celles qui ont été détruites. Ce qui lui permet de restituer fidèlement le quartier de Montmartre. Mais Klervi quitte parfois ce quartier, ce qui permet à Bourgeon de dessiner la Tour Eiffel illuminant le ciel, l’exposition universelle de 1889…
La reconstitution porte également sur la langue bretonne et l’argot de Montmartre. Déjà, pour Les Compagnons du Crépuscule, révélant que « le Moyen Age, c’est ma rêverie », Bourgeon avait pris le soin d’utiliser le « français moyenâgeux pour aborder la trivialité et la violence d’une manière plus savoureuse ».
A la fin de cette prestigieuse série, lorsque ses héroïnes parviennent en Bretagne, Bourgeon prend du plaisir à dessiner le menhir de Penglaouic, situé à Loctudy, ainsi que le vieux phare de Penmarc’h.
La multiplication des plans (plan général, gros plan, plan rapproché et plan d’ensemble) donne une grande variété de planches. Son graphisme, à l’encre de chine, est sublime. On est impressionné par le souci du détail. Mais c’est sans doute sa représentation des corps qui est caractéristique. Pour parachever cet immense travail, sa mise en couleur est somptueuse.
Pourquoi Bourgeon s’est, il y a longtemps déjà, installé en Bretagne ? Il explique que « comme la plupart des français, je suis le produit de deux grandes influences : il y a d’un côté la raison et le cartésianisme hérités des romains, et de l’autre la foudre la passion et le rêve qui sont plutôt celtes. Je me sens plus d’affinités avec les Bretons qu’avec les gens du Midi » (Les cahiers de la bande dessinée n°65, sept-oct. 1985, p.14). Il exprime que « vivre une région comme la Bretagne, ce n’est pas se couler dans un moule, ni se ranger sous un drapeau. C’est aimer une terre, un climat et des gens » (Michel-Edouard Leclerc et Chantal-Marie Wahl, Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée, Flamarion 2003, p. 116).
Agé de 78 ans, l’auteur n’a rien perdu de son art.
Les Passagers du vent, Intégrale, 612 pages, 150 euros. Editons Delcourt.
Kristol Séhec.
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