« Le patriarcat n’existe pas ». Anne Trewby revient sur la construction d’un mythe [Interview]

Dans le combat culturel que nous menons, les mots revêtent une importance primordiale. En les vidant de leur sens, on manipule, on abêtit. En évitant de les dire, on efface, on oublie. En les suremployant, on grossit ou on crée au contraire des réalités qui n’en sont pas.

Un d’entre eux – le patriarcat – est tout à fait emblématique de cela. C’est LE mot à la mode. En se déclarant « contre » on passe automatiquement dans le camp du bien, celui des gens cools, celui de l’avant-garde autoproclamée qui « fait bouger les lignes » (sic). Or, il n’est qu’une vaste fumisterie.

Anne Trewby, présidente des Antigones et co-auteur de « Femmes, réveillez-vous… » (1), nous explique magistralement pourquoi.

Breizh-info.com : « Le patriarcat contre les femmes », « le patriarcat contre la planète », « le patriarcat tue tous les jours ». Pour certains, ce patriarcat, serait un insidieux système de domination masculine, l’usurpation du pouvoir succédant à l’âge d’or pacifique et fantasmé du matriarcat. Il expliquerait autant les violences faites aux femmes, que l’écart salarial ou la charge mentale que subiraient ces dernières. Pour d’autres, il serait « la loi à visage humain », l’organisation d’une société résultant de la naturelle différenciation des sexes, et les règles qui en découlent viseraient plus à protéger les femmes qu’à les oppresser. D’autres encore réfutent son existence. En nous limitant à la sphère de la civilisation européenne, le patriarcat, qu’est-ce que c’est ?

Anne Trewby : Le « patriarcat » est une création moderne aussi idéologue que les écoles de pensée dont il émane. Nous l’avions brièvement évoqué dans notre récent essai Femmes, réveillez-vous comme un concept clef de la mythologie qui unifie les différents mouvements féministes. Il est plus que cela. Antérieur au féminisme, il relève de dynamiques et d’erreurs intellectuelles bien plus profondes, et notamment d’une mythologie scientiste qui prend ses racines au XIXe siècle.

Le mot vient de la notion de « patriarche » et son usage fut longtemps limité à la description de l’organisation familiale hébraïque. Il est repris au XIXe siècle par les premiers sociologues et anthropologues pour désigner ce qu’ils pensent être des formes d’organisation sociales et juridiques fondées sur la détention de l’autorité par les hommes. Or, la pensée de ces sciences émergentes est déjà biaisée par la croyance selon laquelle la famille est une création sociale historique et non, comme l’affirme la philosophie classique, une réalité naturelle. L’erreur est fondamentale : le mot de « patriarcat » relève d’une réécriture matérialiste et évolutionniste de l’histoire.

Le terme sera rapidement repris et popularisé par les mouvements féministes de deuxième vague, qui cherchent à promouvoir la contraception et l’avortement et remettent en question l’autorité du père de famille. Ces militantes largement nourries par le mouvement marxiste d’une part, et par l’école structuraliste d’autre part reprennent la notion de « patriarcat » à leur compte. La figure du « mauvais père », les violences familiales, ne sont plus des exceptions scandaleuses à la règle d’un père considéré comme chef et protecteur de la famille, mais la norme : tous les hommes sont regroupés dans un même groupe, une même superstructure, le « patriarcat », qui serait par nature violent et dominateur envers les femmes.

Selon les auteurs, le patriarcat s’opposera soit à un matriarcat primitif et violent, soit à l’inverse à monde idéal dans lequel le matriarcat viendrait rétablir l’harmonie rompue par la domination masculine. Cette fracture entre un monde conçu comme partagé entre deux essences, l’une féminine, l’une masculine, était déjà présente chez les sociologues et les anthropologues. On la retrouve aujourd’hui dans l’opposition entre un féminisme qui continue d’alimenter la guerre des sexes et de criminaliser tous les hommes, et un masculinisme qui se plaint d’un monde « féminisé ». Le commun de ces deux dynamiques, c’est tout simplement le refus de la complémentarité pourtant indispensables à une juste compréhension des rapports humains et donc des sociétés humaines. Le féminin et le masculin ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Réécrire l’histoire de l’Europe à la lumière d’une telle polarisation, c’est nier à l’un ou l’autre sexe la légitimité de son existence.

Breizh-info.com : Certaines féministes ont déjà commencé à abandonner le terme de patriarcat, pendant que d’autres, au contraire, s’en servent pour contrer leur message. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Anne Trewby : L’usage contemporain de la notion de patriarcat n’est pas moins inquiétant. Après avoir utilisé le concept pour nourrir la croyance selon laquelle il existerait des évolutions aux sociétés humaines, puis pour alimenter dans l’un ou l’autre sens une guerre des sexes dont la stérilité n’est plus à prouver, le néo-féminisme universaliste, notamment en France, rejette la notion avec celle de matriarcat comme étant deux logiques de toute façon erronées car issues d’organisations humaines spontanées. Il lui préférera une forme d’ingénierie sociale égalitariste et utopiste. En somme, la tendance pourrait se résumer à cette idée : sortons et du matriarcat originel, et du patriarcat oppressif, pour devenir ensemble demain des êtres humains asexués et interchangeables, de parfaits transhumains. C’est d’ailleurs une tendance que nous analysons en profondeur dans le deuxième chapitre de notre essai.

En réaction à cette utopie prométhéenne et dangereuse, d’aucuns ressortent aujourd’hui le terme de derrière les fagots pour en faire un étendard pour défendre l’idée qu’il existe une nature, un ordre à respecter. On pourra ici penser à la déclaration médiatique d’un Patrick Buisson à la sortie de son ouvrage Décadanse selon laquelle « le patriarcat protégeait les femmes ». La reprise du terme est compréhensible, elle relève de la même dynamique que l’anti-féminisme, mais malheureusement elle est tout aussi inopérante dans la mesure où elle signe la mort de la famille et la mort du politique en nous empêchant de penser un monde commun fondé sur une juste complémentarité des sexes.

Cette complémentarité des sexes est pourtant un des fondements de notre civilisation européenne, qui est sans doute celle qui en a donné les plus fructueux et les plus riches incarnations au travers de son histoire. Elle n’a rien à voir avec un quelconque patriarcat mais plutôt avec une collaboration des sexes pensée dans l’équilibre et la réciprocité.

Parce que le terme existe, il faudrait se positionner à son égard ? Le juger « bon » ou « méchant » ? Ce serait déjà tomber dans la logique de l’adversaire et admettre la justesse du terme. Le patriarcat n’existe pas, alors laissons de côté un mot qui charrie avec lui tant d’erreurs pour lui préférer un vocabulaire juste, précis et plus à même de nous offrir des voies de réflexion fécondes quant à la place de chaque sexe dans la société que nous voulons pour demain.

Breizh-info.com : 94 femmes ont été tuées en France en 2023 en raison de leur genre, nous-dit-on. Le patriarcat serait cette force invisible qui pousse des hommes à tuer leur compagne, leur ex, ou la femme qu’ils désirent. Que vous évoque ce terme de « féminicide » ?

Anne Trewby : Le terme de « féminicide » est le révélateur des mêmes impasses. C’est l’essentialisation de problèmes de fond pourtant bien réels. Il existe bien des violences spécifiques commises à l’égard des femmes mais elles ne peuvent toutes être mises dans le même sac : des violences conjugales en France ne répondent pas aux mêmes dynamiques que l’avortement sélectif des filles en Chine.

L’homme qui bat puis tue sa femme ne la tue pas parce qu’elle est une femme mais bien parce qu’elle est sa conjointe à lui, la personne avec laquelle il vit. Il ne cherche pas en la tuant à poser un acte politique en faveur du patriarcat ; il commet tout simplement un meurtre, d’autant plus grave que la relation qui les unissait supposait confiance, solidarité et responsabilité mutuelles.

Considérer chaque violence conjugale comme un « féminicide », donc comme une atteinte des hommes en général aux femmes en général, c’est partir du principe que le problème des femmes ce sont les hommes, notamment parce que le problème des hommes, ce sont les femmes. A moins de devenir rapidement une licorne ou un hélicoptère de combat (options bientôt disponibles à l’état civil, nous n’en doutons pas), il n’y a clairement aucune issue au problème.

Qualifions les violences faites aux femmes pour ce qu’elles sont, des agressions, des violences conjugales, des viols, du harcèlement, et osons analyser le détail de chacune de ces dynamiques dans leur réalité pour y trouver des solutions. Ce sont, pour ceux qui relèvent de la Justice notamment, des actes hautement répréhensibles non seulement parce qu’il s’agit de blesser ou tuer une personne humaine, mais également parce qu’elle met en cause la confiance que devraient pouvoir avoir les membres d’une société les uns dans les autres, et le respect et la solidarité que chacun devrait pouvoir attendre de ses concitoyens quel que soit son sexe. Pire encore dans le cas des violences conjugales, ce sont des actes qui viennent rompre un engagement public, un serment, et en cela nuire à l’institution du mariage elle-même. C’est pour toutes ces raisons que ces actes devraient être violemment condamnés et pas à cause d’une soi-disant intention du coupable de nuire à toutes les femmes, ce qui relève au contraire d’une subjectivité du droit inacceptable.

L’analyse de ces actes devrait en somme privilégier comme grille de lecture l’unité d’un corps national compris comme fondé sur la cellule de base qu’est la famille (et donc le couple) face aux dangers qui le menacent et non la solidarité de l’internationale des femmes face au patriarcat oppresseur. Sortons de ces dynamiques délétères pour renouer avec une juste complémentarité des sexes au sein de sociétés comprises dans leur diversité géographique, historique et politique.

Propos recueillis par Audrey D’Aguanno

(1) Femmes, réveillez-vous !, Anne Trewby et Iseul Turan, La Nouvelle Librairie, 2023. L’ouvrage a été présenté lors d’une émission radiophonique ici.

Crédit photo : Flickr
[cc] Breizh-info.com, 2024, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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Une réponse à “« Le patriarcat n’existe pas ». Anne Trewby revient sur la construction d’un mythe [Interview]”

  1. abbe dit :

    L’homme qui bat puis tue sa femme ne la tue pas parce qu’elle est une femme mais parce qu’elle est la personne avec laquelle il vit : personne qu’il ne supporte plus mais dont il ne peut pas, non plus, se séparer. Et ce n’est qu’en la tuant – et souvent en se tuant lui-même bien souvent – que cette séparation peut réellement s’accomplir, définitivement, oserais-je dire. Le féminicide n’est donc pas l’homicide d’un homme qui tue une femme parce qu’il serait un homme et parce qu’elle serait une femme en général – dans une vision essentialiste et caricaturale de l’homme et de la femme –, c’est l’homicide d’un homme qui tue une femme parce qu’il est cet homme et qu’elle est cette femme en particulier. Un homme particulier dont l’histoire d’amour finit devant une cours d’Assises pour lui, une femme particulière dont l’histoire d’amour finit au cimetière pour elle. Et dire qu’il est arrivé un jour lointain où ces deux êtres-là étaient ensemble dans un même lit ! Il vaudrait mieux relire le Rouge et le Noir, plus riche d’enseignements en la matière, que de se laisser étourdir par les propos hallucinés de militantes qui ne connaissent de la vie que leur passion militante, c’est-à-dire à peu près rien, et qui prétendent, au titre de leur insondable ignorance, donner des leçons à la terre entière.
    Les histoires d’amour finissent mal, en général, comme dit la chanson… En tout cas, heureusement, pas toujours dans le sang en dépit de ce que claironnent les féministes, pour lesquelles, en revanche, ces histoires finissent toutes ainsi parce que les hommes sont des brutes perverses et les femmes, les victimes abusées de ces brutes. Dès lors, avec de telles idées pour toute ligne directrice, il ne reste que trois options afin d’éviter que le sang ne coule dans cette guerre séculaire supposée entre les sexes : l’abstinence, la masturbation ou l’homosexualité. Quant à l’hétérosexualité, à quoi peut-elle même être utile depuis que l’on dispose de la fécondation in vitro ? Ah le progrès !

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