On ne savait pas que Anne Crignon s’intéressait à la matière bretonne. Elle vient d’apporter la preuve que ce qui pouvait se passer en 1924 à Douarnenez ne la laissait pas indifférente. D’où un petit livre pour une grande histoire.
Bien entendu, nous avions pris connaissance, ici ou là, de l’affaire des Penn sardin de Douarnenez – par bribes. Jusqu’à ce que Anne Crignon, originaire de Concarneau, journaliste au service culture de L’Obs, travaille sérieusement la question et écrive « Une belle grève de femmes. Les Penn sardin Douarnenez 1924 » (Libertalia, juillet 2023). Il faut dire qu’à cette époque Douarnenez est une commune très particulière. En 1921, au lendemain du congrès de Tours, Sébastien Velly est élu maire – le tout premier maire communiste de France. En 1924, emporté par une phtisie fulgurante, il est remplacé par Daniel Le Flanchec, un personnage haut en couleur, un tribun qui sait parler au peuple. « Le Flanchec s’est présenté contre les radicaux et les socialistes, qu’il a qualifiés de “tas de pantins“ et de “bande d’arrivistes“, entre autres amabilités », écrit Anne Crignon.
On peut compléter le décor en évoquant la situation des « filles d’usine » qui travaillent dans les « fritures » (usines où l’on fait frire les sardines). A l’époque, Douarnenez est le plus grand port sardinier de France avec Concarneau ; elles sont deux mille travaillant dans vingt et une usines. « L’usine les avale dès leur huit ans. Légalement, il faudrait qu’elles en aient douze (quatre années de plus à l’école), mais, et ce n’est pas de gaieté de cœur, les parents les envoient travailler bien avant gagner les sous qui manquent. » Si elles le veulent et si elles tiennent le coup, elles pourront travailler jusqu’à quatre-vingts ans. « Une sardinière qui file vers la conserverie n’a aucune idée de l’heure (et même parfois du jour) où elle rentrera chez elle. Elle est à l’usine dix, quinze ou dix-huit heures d’affilée. Les très influents industriels bretons ont obtenu de Paris des dérogations en ce sens et Paris a posé une condition : que le travail ne dépasse pas soixante-douze heures par semaine, ce sur quoi le patronat local s’assoit. Que leurs employées emboîtent à en crever, les sabots dans les viscères de sardine, n’est pas leur problème. » Le salaire est tout aussi minable : quatre-vingt centimes de l’heure ; il paraît que ce sont les ouvrières les moins bien payées de France.
Tout démarre le 21 novembre 1924 à l’usine Carnaud ; c’est là que sont fabriquées les petites boîtes dans lesquelles les ouvrières placent les fameuses sardines. « Cent ouvrières et quarante manoeuvres de la “Méta“, ainsi qu’on appelle cette fabrique de boîtes de conserve, quittent les ateliers. Ils vont par petits groupes, certains en chantant déjà L’internationale d’une usine à l’autre propager la contestation. » Le 23 novembre, un dimanche, les sardinières marchent toute la journée dans la ville. « Le 25, toutes les usines débrayent, ce qui fait trois mille grévistes avec le personnel de la confiserie Guy. » Pendant six semaines, les grévistes patrouillent chaque jour en chantant sur l’air des lampions : « Pemp real a vo / Pemp real a vo – Pemp real ! Pemp real a vo/Pemp real a vo – Pemp real !”» (Nous voulons vingt-cinq sous et nous les aurons)
Un « véritable soviet » (sic) à Douarnenez
« Flanchec est chaque jour aux côtés des femmes contre les “salaires de famine“. Il salue chacune par son prénom et, de quelques mots en breton, clame que les employeurs de sa ville sont des “requins“ et des “buveurs de sang“. Les sardinières, qui aiment décidément beaucoup leur maire, ont écrit pour lui un couplet chanté sur une musique de messe, Nous voulons dieu, dans un mélange hardi de la Bible et du Capital. « C’est Le Flanchec, c’est notre maire. C’est Le Flanchec, c’est notre roi ! »
Evidemment, le patronat réagit. Surtout René Béziers, le patron de la marque « La sardine française Béziers vous salue » (« Sardine du Yacht-Club »). « Dans Le Temps, le journal de l’élite intellectuelle et économique (souvent présenté comme l’ancêtre du Monde), René Béziers raconte maintenant que les pouvoirs de police de Douarnenez sont «aux mains d’un véritable soviet » et qu’il assiste à « l’installation rampante d’une dictature communiste. » Pour briser la grève, avec ses copains « usiniers », ils font venir de Paris une équipe de gros bras, repris de justice et marlous ; ils se vantent d’être payés cent francs par jour en plus de leurs frais remboursés. Le 31 décembre, Le Flanchec est dans la rue, accompagné par son neveu Martial Guigner, en train de distribuer des Bloavezh mat ! Mais il a rendez-vous avec des copains au débit L’Aurore, des hommes de main de Béziers, complètement ivres, s’y trouvent également et ils sont armés. Et ils tirent : plusieurs marins sont blessés, Le Flanchec est touché à la gorge et son neveu à la tête.
Comme une enquête de police démarre, les employeurs des « tireurs » prennent peur, car inévitablement, on va remonter jusqu’à eux. Jusqu’à ce jour, ils se refusaient à négocier. Tout d’un coup, ils veulent ouvrir des négociations. Ils cèdent sur toute la ligne : des augmentations de salaire (vingt-cinq sous), application de la loi des huit heures, un franc également pour le travail de nuit, heures d’attente payées, majoration des heures supplémentaires et des heures après minuit. Le 6, tout est signé. Au quarante-septième jour de grève, les ouvrières d’usine ont gagné. A l’été 1926, celles de Concarneau, du Guilvinec et de Lesconil obtinrent les mêmes droits qu’à Douarnenez.
Joséphine Pencalet, première femme élue en Bretagne
Dans leur combat, elles furent aidées par plusieurs grandes figures du communisme breton qui vinrent sur place les épauler : Charles Tillon, responsable de la CGTU en Bretagne (Confédération générale du travail unitaire), futur patron des FTP pendant l’Occupation, et Marcel Cachin, député de la Seine et directeur de L’Humanité. On peut aussi compter sur la Rennaise Louise Bodin, directrice du journal La Bretagne communiste et responsable de la fédération communiste d’Ille-et-Vilaine.
Au cours de ces journées émergea une égérie, une meneuse, munie d’une grande énergie et d’une détermination peu commune : Joséphine Pencalet. « Si elle entra dans l’histoire – car elle y est bien entrée -, ce fut non pas pour la grève, du moins pas au départ, mais parce qu’en mai 1925, elle fit irruption en tant que femme dans un milieu d’hommes. Cet événement survint à l’occasion des élections municipales. Sollicité en ce sens par Moscou, le Parti demanda que chaque mairie communiste plaçât une candidate sur la liste électorale. Si les femmes n’ont pas le droit de vote, aucun texte ne les empêchait de se présenter. Daniel Le Flanchec vint solliciter Joséphine et l’inscrivit en quatrième sur la liste du Parti communiste sous la dénomination de « Pencalet Joséphine, ouvrière d’usine », seule femme parmi vingt-sept candidats. » C’est dans ces conditions que la première femme élue dans l’histoire de Bretagne devint conseillère municipale.
Saluons le travail d’Anne Crignon, travail d’enquête et de patience ; elle a su rassembler suffisamment d’éléments pour donner vie à l’histoire des penn sardin et à leur grève de 1924. Grâce à elle, on se souviendra de ces femmes courageuses. Un exemple à suivre par les journalistes bretons de Paris qui, souvent, ne font rien ou peu pour l’histoire de Bretagne ; ils se contentent trop facilement d’écrire des tribunes merdiques ou des éditoriaux foireux.
Bernard Morvan
Illustration : DR
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3 réponses à “Douarnenez : la grève des Penn sardin de 1924 racontée par Anne Crignon”
Bonjour,
Ce n’était pas un patron, c’était un animal.
M.D
Avec un nom prédestiné pareil, rien d’étonnant à la détermination de la camarade Pencalet!
Merci de bien vouloir donner le nom du ou de la peintre de ce tableau