Le tome 42 de la célèbre série Alix est sans doute le meilleur depuis le décès de Jacques Martin. Le récit nous plonge au cœur de L’Iliade, à la recherche des armes fabuleuses d’Achille.
Affrété par un marchand d’art de Delphes, un navire approche de l’île d’Ithaque. Après avoir accosté, le grec Arbacès, ennemi juré d’Alix, se dirige vers les ruines du palais d’Ulysse. Sous le trône de l’ancien roi d’Ithaque, il découvre de vielles tablettes d’Argile et comprend qu’elles révèlent l’emplacement de la tombe d’Achille. Il se souvient alors que selon une légende, celui qui portera les armes du guerrier sera considéré par tous les Grecs comme leur chef. Son souhait serait exaucé : que la Grèce se soulève contre Rome. Au même moment, Alix, accompagné de son ami Enak, quitte l’Egypte pour rejoindre Jules César, qui cherche alors à vaincre l’armée de Pompée en Thessalie. Informés par les espions de César, ils vont tenter de déjouer le plan d’Arbacès. Mais tout près de Mycènes, une mystérieuse confrérie, composée des descendants des myrmidons, protège le tombeau d’Achille…
La célèbre série de bandes dessinées Alix, entamée en 1948 par Jacques Martin (1921-2010), se déroule à l’époque de Jules César. Elle se caractérise par un souffle épique et une recherche d’exactitude historique. Héros de la série, le jeune homme Alix Graccus, d’origine gauloise, devient le fils adoptif d’un riche romain. S’il est l’ami de César, il reste tiraillé entre son origine gauloise et son adoption romaine. Ses aventures se déroulent principalement à Rome, en Gaule, en Grèce, en Mésopotamie, en Afrique et en Asie Mineure. Deux tomes, créés par les successeurs de Jacques Martin, se déroulent en terre celtique (tome 28 La cité engloutie, tome 33 Britannia).
Jacques Martin est né le 25 septembre 1921 à Strasbourg. Il est donc français, à la différence des Belges Hergé et Edgar P. Jacobs. Il publie ses premières illustrations en 1942, dans la revue Je maintiendray : journal du XIVe chantier jeunesse, puis part pour le STO aux usines Messerschmitt d’Augsbourg. Après-guerre, il intègre le Journal de Tintin. Ce maître de la ligne claire, passionné d’histoire, reste surtout connu pour sa série d’aventures antiques Alix. Mais en plus de sa série d’espionnage Lefranc, il a créé de nombreux autres héros ancrés dans une période de l’histoire : Jhen (époque médiévale), Arno (sous Napoléon), Orion (siècle de Périclès), Keos (Egypte des pharaons) et Loïs (siècle de Louis XIV). Jacques Martin se considérait comme l’inventeur de la bande dessinée historique.
De 1998 à 2005, Jacques Martin, malgré son âge et ses problèmes de vue, continue à préparer les scénarios, mais le dessin est abandonné à d’autres (Rafael Morales, Cédric Hervan, Christophe Simon, Ferry…).
Après sa mort, Alix, Lefranc, Jhen et Loïs continuent à connaître des aventures, grâce à de nouveaux auteurs. Alix est alors dessiné par Marco Venanzi, Christophe Simon, Giorgio Albertini, Chrys Millien… ou Marc Jailloux.
Deux séries parallèles ont vu le jour depuis la mort de Jacques Martin. Tandis qu’Alix Senator décrit les vieux jours du héros gaulois dans les arcanes du pouvoir romain, Alix Origines raconte son enfance, dans une Gaule encore indépendante.
Dans Alix Senator, Alix a la cinquantaine. L’Empire Romain est dirigé par Auguste. Il est désormais sénateur à Rome, entouré de Titus, son fils, et de Khephren, le fils d’Enak. La scénariste Valérie Mangin imagine qu’un groupuscule, baptisé Les Rapaces, cherche à assassiner Auguste. Le style graphique est très réaliste, mais le récit peut déconcerter. Ce n’est pas un nouvel Alix, mais un autre Alix, beaucoup plus sombre, luttant contre une secte morbide.
Dans Alix origines, Alix est un enfant, déjà plein de fougue. On découvre la vie de ce jeune gaulois, selon une orientation narrative et graphique tournée vers la jeunesse.
Le scenario du tome 42 d’Alix est l’œuvre de Roger Seiter, qui par le passé a notamment imaginé les récits de belles séries d’aventures, H.M.S. His Majesty’s Ship et Wild river, ou fantastiques (Fog), ainsi que poursuivi la série Lefranc de Jacques Martin. Dans ce nouveau tome, le scénariste cherche à bâtir un scénario comme s’il avait été créé par Jacques Martin lui-même, aux premiers temps d’Alix. Ce récit fait suite à l’un des plus réussis : Le dernier spartiate. On y retrouve bien sûr Jules César et le diabolique Arbacès, comme bien souvent dans les premiers tomes de cette série. Mais l’un des personnages principaux est nouveau : Oratis, sœur d’Adréa, l’héroïne du Dernier spartiate, descendante d’Agamemnon, qui menait la révolte contre Rome. A la différence de sa sœur, Oratis pense que toute rébellion contre Rome est vouée à l’échec.
Ce scenario traite des armes fabuleuses d’Achille, le héros légendaire de la guerre de Troie. Les lecteurs de L’Iliade se souviennent qu’en colère contre Agamemnon, Achille refuse de combattre les troyens. Mais Patrocle emprunte son armure pour repousser les Troyens. Il est tué par Hector qui, ultime humiliation, s’empare des armes d’Achille. Décidé à venger cette mort, celui-ci a besoin de nouvelles armes. Sa mère, la néréide Thétis, demande à Héphaïstos, dieu du feu, de les lui forger. C’est pendant son voyage en mer qu’Alix, lisant pour la première fois L’Iliade, apprend le récit de la fabrication de ces armes (voir le texte d’Homère à la fin de l’article). Le lecteur est particulièrement heureux de découvrir que le bouclier dessiné par Marc Jailloux respecte fidèlement le récit d’Homère. On le voit très nettement sur la couverture de cet album.
Le dessinateur Marc Jailloux est surtout connu pour la reprise de la série Alix. Il rencontre pour la première fois Jacques Martin, au festival d’Angoulême, en 1987, qui lui dédicace Le Dernier Spartiate. En 1991, il intègre l’École du Louvre à Paris. Il débute dans le dessin animé et les jeux vidéo. En avril 2005, lors d’une nouvelle rencontre à Paris avec Jacques Martin, il découvre ses planches originales dans le cadre d’une vente aux enchères. Marc Jailloux intègre alors l’atelier de Gilles Chaillet, ancien collaborateur de Jacques Martin, pour l’assister pour le tome 4 de La Dernière Prophétie, puis le diptyque Vinci. Parallèlement, il se lance dans l’écriture des Oracles, une nouvelle aventure d’Orion, création de Martin racontant les péripéties d’un athénien au temps de Périclès. Le comité Martin décide alors de lui confier le personnage d’Alix : il dessine La Dernière Conquête en 2013, Britannia en 2014, Par-delà le Styx en 2015, Le Serment du gladiateur en 2017. Puis Marc Jailloux fait une pause. Il réalise alors Saint-Pierre une menace pour l’Empire romain et Le Sang des Valois, son style graphique évoluant vers un trait particulièrement réaliste. Pour ce retour à Alix, Marc Jailloux cherche à réaliser l’album qu’il aurait aimé lire quand il était jeune lecteur de Jacques Martin. Son dessin est d’une très grande fidélité à la ligne claire du maître Jacques Martin. Ses décors sont aussi précis que ceux du maître.
Florence Fantini est une excellente coloriste. Elle avait déjà travaillé avec Jailloux pour l’album Saint-Pierre une menace pour l’Empire romain. Certes, elle colorise avec l’outil numérique, mais avec un art rarement égalé, par exemple pour rendre les textures des vêtements. La luminosité des cases renforce le plaisir à lire cette nouvelle aventure d’Alix.
Extrait de l’Iliade sur la fabrication du bouclier d’Achille (Iliade, XVIII, 478-617) :
« [Héphæstos] commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. Il met autour une bordure étincelante – une triple bordure au lumineux éclat. Il y attache un baudrier d’argent. Le bouclier comprend cinq couches. Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers.
Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne, les Pléiades, les Hyades, la Force d’Orion, l’Ourse – à laquelle on donne le nom de Chariot – qui tourne sur place, observant Orion, et qui, seule, ne se baigne jamais dans les eaux d’Océan.
Il y figure aussi deux cités humaines – deux belles cités. Dans l’une, ce sont des noces, des festins. Des épousées, au sortir de leur chambre, sont menées par la ville à la clarté des torches, et, sur leurs pas, s’élève, innombrable, le chant d’hyménée. De jeunes danseurs tournent, et, au milieu d’eux flûtes et cithares font entendre leurs accents, et les femmes s’émerveillent, chacune debout, en avant de sa porte. Les hommes sont sur la grand-place. Un conflit s’est élevé et deux hommes disputent sur le prix du sang pour un autre homme tué. L’un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à un juge pour avoir une décision. Les gens crient en faveur, soit de l’un, soit de l’autre, et, pour les soutenir, forment deux partis. Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Ils ont dans les mains le bâton des hérauts sonores, et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et prononcent, chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or ; ils iront à celui qui, parmi eux, dira l’arrêt le plus droit.
Autour de l’autre ville campent deux armées, dont les guerriers brillent sous leurs armures. Les assaillants hésitent entre deux partis : la ruine de la ville entière, ou le partage de toutes les richesses que garde dans ses murs l’aimable cité. Mais les assiégés ne sont pas disposés, eux, à rien entendre, et ils s’arment secrètement pour un aguet. Leurs femmes, leurs jeunes enfants, debout sur le rempart, le défendent, avec l’aide des hommes que retient la vieillesse. Le reste est parti, ayant à sa tête Arès et Pallas Athéné, tous deux en or, revêtus de vêtements d’or, beaux et grands en armes. Comme dieux, ils ressortent nettement, les hommes étant un peu plus petits. Ils arrivent à l’endroit choisi pour l’aguet. C’est celui où le fleuve offre un abreuvoir à tous les troupeaux. Ils se postent, couverts de bronze éclatant. A quelque distance ils ont deux guetteurs en place, qui épient l’heure où ils verront moutons et bœufs aux cornes recourbées. Ceux-ci apparaissent ; deux bergers les suivent, jouant gaiement de la flûte, tant ils soupçonnent peu le piège. On les voit, on bondit, vite on coupe les voies aux troupeaux de bœufs, aux belles bandes de brebis blanches, on tue les bergers. Mais, chez les autres, les hommes postés en avant de l’assemblée entendent ce grand vacarme autour des bœufs. Ils montent, tous, aussitôt sur les chars aux attelages piaffants, partent en quête et vite atteignent l’ennemi. Ils se forment alors en ligne sur les rives du fleuve et se battent, en se lançant mutuellement leurs javelines de bronze. A la rencontre participent Lutte et Tumulte et la déesse exécrable qui préside au trépas sanglant ; elle tient, soit un guerrier encore vivant malgré sa fraîche blessure, ou un autre encore non blessé, ou un autre déjà mort, qu’elle traîne par les pieds, dans la mêlée, et, sur ses épaules, elle porte un vêtement qui est rouge du sang des hommes. Tous prennent part à la rencontre et se battent comme des mortels vivants, et ils traînent les cadavres de leurs mutuelles victimes.
Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre. Lorsqu’ils font demi-tour, en arrivant au bout du champ, un homme s’approche et leur met dans les mains une coupe de doux vin ; et ils vont ainsi, faisant demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver au bout de la jachère profonde. Derrière eux, la terre noircit ; elle est toute pareille à une terre labourée, bien qu’elle soit en or – une merveille d’art ! Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante en main. Des javelles tombent à terre les unes sur les autres, le long de l’andain. D’autres sont liées avec des attaches par les botteleurs. Trois botteleurs sont là, debout ; derrière eux, des enfants ont la charge de ramasser les javelles ; ils les portent dans leurs bras et, sans arrêt, en fournissent les botteleurs. Parmi eux est le roi, muet, portant le sceptre ; il est là, sur l’andain, et son cœur est en joie. Les hérauts, à l’écart, sous un chêne, préparent le repas et s’occupent du gros bœuf qu’ils viennent de sacrifier. Les femmes, pour le repas des ouvriers, versent force farine blanche.
Il y met encore un vignoble lourdement chargé de grappes, beau et tout en or ; de noirs raisins y pendent ; il est d’un bout à l’autre étayé d’échalas d’argent. Tout autour, il trace un fossé en smalt et une clôture en étain. Un seul sentier y conduit ; par là vont les porteurs, quand vient pour le vignoble le moment des vendanges. Des filles, des garçons, pleins de tendres pensers emportent les doux fruits dans des paniers tressés. Un enfant est au centre, qui délicieusement, touche d’un luth sonore, cependant que, de sa voix grêle, il chante une belle complainte. Les autres frappant le sol en cadence, l’accompagnent, en dansant et criant, de leurs pieds bondissants. Il y figure aussi tout un troupeau de vaches aux cornes hautes. Les vaches y sont faites et d’or et d’étain. Elles s’en vont, meuglantes, de leur étable à la pâture, le long d’un fleuve bruissant et de ses mobiles roseaux. Quatre bouviers en or s’alignent à côté d’elles ; et neuf chiens aux pieds prompts les suivent. Mais deux lions effroyables, au premier rang des vaches, tiennent un taureau mugissant, qui meugle longuement, tandis qu’ils l’entraînent. Les chiens et les gars courent sur ses traces. Mais les lions déjà ont déchiré le cuir du grand taureau ; ils lui hument les entrailles et le sang noir. Les bergers en vain les pourchassent et excitent leurs chiens rapides : ceux-ci n’ont garde de mordre les lions. Ils sont là, tout près, à aboyer contre eux, mais en les évitant. L’illustre Boiteux y fait aussi un pacage, dans un beau vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables, baraques couvertes et parcs.
L’illustre Boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l’art de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses. Des jeunes gens et des jeunes filles, pour lesquelles un mari donnerait bien des bœufs, sont là qui dansent en se tenant la main au-dessus du poignet. Les jeunes filles portent de fins tissus ; les jeunes gens ont revêtu des tuniques bien tissées, où luit doucement l’huile. Elles ont de belles couronnes ; eux portent des épées en or, pendues à des baudriers en argent. Tantôt, avec une parfaite aisance, ils courent d’un pied exercé – tel un potier, assis, qui essaie la roue bien faite à sa main, pour voir si elle marche – tantôt ils courent en ligne les uns vers les autres. Une foule immense et ravie fait cercle autour du chœur charmant. Et deux acrobates, pour préluder à la fête, font la roue au milieu de tous.
Il y met enfin la force puissante du fleuve Océan, à l’extrême bord du bouclier solide. Une fois fabriqué le bouclier large et fort, il fabrique encore à Achille une cuirasse plus éclatante que la clarté du feu ; il fabrique un casque puissant bien adapté à ses tempes, un beau casque ouvragé, où il ajoute un cimier d’or ; il lui fabrique des jambières de souple étain. Et, quand l’illustre Boiteux a achevé toutes ces armes, il les prend et les dépose aux pieds de la mère d’Achille. Elle, comme un faucon, prend son élan du haut de l’Olympe neigeux et s’en va emportant l’armure éclatante que lui a fournie Héphæstos ».
Homère, Iliade, traduction de Paul Mazon. Les Belles Lettres, 1937-1938.
Kristol Séhec
Alix, tome 42, Le Bouclier d’Achille, 46 pages, 12,50 euros. Editions Casterman.
Illustrations : DR
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2 réponses à “Alix et Le bouclier d’Achille, un véritable retour aux sources (bande dessinée).”
L’Illiade et l’Odyssée, des oeuvres majeures qui sont le fondement de notre Civilisation Occidentale. Les parents doivent les faire lire intégralement à leurs enfants dès le collège. La BD permet de les aborder et c’est très bien quand c’est bien fait et fidèle au récit mais la lecture de l’oeuvre est indispensable. Lire l’Illiade et l’Odyssée d’Homère est un acte nécessaire pour la connaissance et pour avoir la certitude de ne pas mourir idiot.
Merci pour ce très bel extrait de l’Iliade sur la fabrication du bouclier d’Achille.
Ne pas oublier par-delà deux millénaires qu’Alix était un « traitre! » (Vercingétorix dixit P. 6 case 1 album « Vercingétorix » qui y apparaît comme un illuminé). Contrairement à cette critique, Martin (dont j’ai une quinzaine d’albums) a multiplié les erreurs et anachronismes, particulièrement quant à la Celtie. Mais faut être cultivé. Et non, je ne préciserai pas, ayant autre chose à faire … Après tout, dans le domaine « péplum », il excella, d’accord avec « Le dernier Spartiate », « L’enfant grec », superbe tragédie, « les légions perdues », et d’autres, j’avoue. Contrairement à Gilles Chaillet, très pointu sur la romanité ( Dans la Rome des Césars, Glénat, 2004, une merveille de culture et d’humilité) et remarquable dans la série « Vasco », dont le « Dogue de Brocéliande » dans lequel les reconstitutions de paysages et villes de Bretagne m’ont rempli de jalousie professionnelle…même si l’Italien y rencontre le collabo Duguesclin!