Octobre 1933, soit donc il y a 90 ans ce mois-ci : une grande nouveauté apparait dans la presse bretonne, du moins dans celle qui a pour souci l’identité culturelle, linguistique des Bretons. Il s’agit de la naissance de la première revue intégralement en breton destinée à la jeunesse. Cette revue a pour titre Feiz ha Breiz ar Vugale (Foi et Bretagne des Enfants), un vrai programme spirituel et culturel, en quelque sorte le pendant de la revue Feiz ha Breiz des adultes.
Dans la presse bretonne, un grand vide : l’absence d’une presse pour la jeunesse bretonne
Dans ces années d’après-guerre, la nécessité de créer une revue authentiquement bretonne pour la jeunesse était devenue une urgence, car dans les années 30, la francisation des Bretons s’accélère, et connaît une certaine violence idéologique renforcée par la victoire de 1918. Cette francisation est d’autant plus aisée, qu’une majorité de la population est, soit passive, soit consentante, et rejette désormais «le monde d’avant» ; la propagande patriotique jacobine ne connaît plus de limites.
Dans la presse bretonne il y a un grand vide que comble allégrement la presse dite «parisienne», et qui diffuse chez ses jeunes lecteurs un esprit français qui les rends indifférents à tout ce qui est breton. La Bretagne, c’est la gentille province avec son aimable et original folklore, un cadre dont elle ne doit pas s’affranchir sous peine d’être taxée d’autonomisme, une qualification qui dans les années 30 ne pardonne pas. Parmi les titres en vogue, il y à la presse catholique et la presse non-confessionnelle. La presse catholique a alors un quasi monopole dans les écoles et les patronages, et parmi les titres, les plus implantés, Coeurs-Vaillants, puis plus tard, Âmes-Vaillantes, Lisette, Bernadette, la Semaine de Suzette, l’Echo de Noël, Le Noël, Le Croisé, Bayard, Bernadette, et quelques autres publications de moindre importance. Quant à la presse non-confessionnelle, mais de confession tout de même très républicaine et patriotique française, elle s’octroie le monopole dans les écoles et les patronages de l’Instruction Publique. (1)
Cette presse, confessionnelle ou non, est en général irréprochable dans sa tenue morale et … patriotique. On y défend les mêmes valeurs destinées à faire des jeunes lecteurs de bons patriotes républicains. En ce qui concerne la presse catholique, il s’agit en plus d’en faire de bons chrétiens, de bons catholiques, ce qui allait de soit. Mais, le point commun de cette presse est d’ignorer, outre bien sûr la langue, toutes les traditions bretonnes, toute culture bretonne, sans parler de l’Histoire de Bretagne qui ne peut exister, sauf à travers quelques personnages comme Du Guesclin ou Anne de Bretagne, cette dernière étant assignée dans son statut historique de reine de France bien soumise. Quelques vies de saints bretons, quelques contes et légendes, jeux, et surtout l’image d’une Bretagne de folklore assure la bretonnité de cette presse. C’est peu de dire que la francisation des jeunes lecteurs y trouve largement son compte. Qu’elle soit laïque, catholique ou neutre, ce qui était assez rare, elle complète très efficacement le travail de francisation des fameux «Hussards noirs de la République», et cette efficacité est d’autant plus grande qu’elle est sans contrainte, qu’elle est ludique, et cela n’est pas sans inquiéter l’évêque de Quimper, Monseigneur Duparc qui pourfend “cette presse impie…”
L’absence d’une presse bretonne pour la jeunesse, alors qu’il existe une grande quantité de journaux, de revues culturelles et politiques qui traitent des questions bretonnes inquiète depuis longtemps le jeune et dynamique abbé Perrot. Il a, contrairement à bien des militants bretons, perçu le danger de ce vide dans l’action bretonne d’alors. Il a bien compris qu’au sein de son œuvre du Bleun-Brug, une presse bretonne pour la jeunesse bretonne est indispensable, car la foi et l’amour de la patrie se forment dès la petite enfance sur les genoux de la mère, mais aussi par de saines lectures, comme à l’école et au catéchisme. D’ailleurs, ses amis Gallois qui possèdent pour la jeunesse galloise une belle presse, lui ont fait remarquer cette absence bretonne, et c’est sans difficulté que l’abbé Perrot se laisse convaincre. Il a bien tenté d’intéresser à un projet de presse bretonne pour la jeunesse des amis écrivains, dessinateurs, mais en vain, ceux-ci sont davantage préoccupés par la formation du monde des adultes que celui de l’enfance. Non pas que ceux-ci méprisent ce genre de communications, mais plutôt qu’ils ne se sentent pas la compétence pour une telle entreprise. En effet, il est bien plus difficile de créer une revue pour la jeunesse qu’une revue, qu’un journal pour adultes, il y a toute une psychologie, toute une approche suivant les âges à assumer pour retenir l’attention des jeunes, faire de la revue «leur revue» qu’ils attendent, numéro après numéro, avec impatience. Bref d’en faire le complément indispensable de leur éducation bretonne, ce qu’a fort bien compris la presse parisienne pour mener à bien la francisation. L’abbé Perrot va donc chercher, mais avec difficulté, le talent qui lui permettrait de lancer cette revue bretonne qui faisait tant défaut.
1933, le talent tant attendu frappe à sa porte …
Ce talent, cette perle rare va un jour frapper à la porte de son presbytère de Scrignac. Plus exactement, par courrier. Un jeune léonard comme lui, mais qui a dû monter à Paris pour son métier en hôtellerie, le sollicite depuis un certain temps pour revenir au pays. Ce jeune homme, âgé de 21 ans, originaire de Pleyber-Christ, fréquente le milieu militant breton parisien, et dans les conversations fortement animées revient régulièrement le nom de Yann-Vari Perrot, recteur de Scrignac qui a fondé le Bleun-Brug et qui attire la jeunesse bretonne avide de redécouvrir ses racines, sa culture, sa langue, son histoire.
Le jeune Herry Caouissin veut en savoir davantage sur ce prêtre dont le nom, qui ne lui est d’ailleurs pas inconnu, puisqu’il avait fait sa première communion avec lui, est prononcé avec respect et semble être la référence morale, spirituelle, culturelle, voire politique de tous ces jeunes militants passionnés. Il s’en ouvre auprès d’un ancien camarade de classe, Yves Berthou, qui connait bien le dynamique recteur. A cette époque, le jeune Herry Caouissin, très doué pour le dessin, possédant aussi l’art d’écrire des contes, des légendes, envoie régulièrement ses bandes dessinées et ses textes à l’illustré Coeurs-Vaillants, celui-là même qui agaçe l’abbé Perrot et son évêque. Dans les bureaux de la rédaction parisienne, rue de Fleurus, il croise un autre jeune de son âge, un certain Georges Rémy, qui plus tard deviendra célèbre sous le pseudonyme d’Hergé. C’est ainsi que dans le numéro 29 du 19 juillet 1931, une bande dessinée de Herry Caouissin voisine avec celle d’Hergé, Tintin au pays des Soviets.
Yves Berhou avait entendu dire que l’abbé Perrot, débordé de travail avec son ministère, son Bleun-Brug, sa revue Feiz ha Breiz, sans parler de tous ses autres projets, dont celui de créer une revue pour la jeunesse bretonne, recherchait un secrétaire intéressé par les questions bretonnes. Yves Berthou qui appréciait les talents de son ami, lui conseilla vivement d’écrire à l’abbé Perrot, de tenter sa chance en lui envoyant quelques dessins et textes. Pourquoi pas, se dit le jeune Herry Caouissin, mais impressionné par l’aura de ce prêtre, il se persuade qu’un tel homme n’aura guère le temps d’accorder de l’intérêt à ses «gribouillages». Mais devant l’insistance de son ami, il se risque à envoyer au directeur de Feiz ha Breiz quelques contes accompagnés de dessins, et une lettre expliquant son vif désir de revenir en Bretagne et de travailler pour elle.
Mais laissons plutôt à Herry Caouissin, par ses mémoires, nous conter les débuts de sa collaboration avec l’abbé Perrot :
«Pendant plusieurs mois j’envoyai à Monsieur Perrot mes dessins. Le temps passa sans que je reçoive de réponse. A l’évidence, pensais-je, mes petites histoires illustrées n’avaient pas dû trouver le moindre intérêt, et à continuer je perdais mon temps. Même si je n’attachais pas plus d’importance que cela à ce que je prenais pour une fin de non-recevoir. Eh quoi ! Un illustré parisien de notoriété acceptait de publier mes dessins, mes histoires, et une revue bretonne n’y accordait aucun intérêt ! J’étais déçu … et vexé. Je pensais que mon ami Berthou s’était lui-même illusionné sur les intentions du directeur de Feiz ha Breiz qui, à n’en pas douter, avait sûrement mieux à faire que de s’intéresser à mes gribouillages et petites histoires. J’avais fini par oublier cette correspondance sans lendemain, quand un jour ma mère, toute excitée, me sorti le dernier numéro de Feiz ha Breiz (novembre 1931) dans lequel était publié l’une de mes histoires illustrées. Bien qu’habitué à voir régulièrement mes dessins publiés dans Coeurs-Vaillants, je n’en revenais pas de me voir publié dans une revue bretonne. Du coup, l’intérêt pour cette revue me prit, et je m’y attachai, et surtout, je repris ma correspondance avec l’abbé Perrot, lui réaffirmant mon vif désir de revenir en Bretagne et de travailler pour elle. Je lui précisais même que je ne demandais aucun salaire. Dès lors, ma grande joie étais de recevoir des lettres de l’abbé Perrot, elles m’enflammaient, et surtout, quelle nourriture bretonne et spirituelle elles m’apportaient.
Une lettre de l’abbé Perrot me donna tous les espoirs :
«J’en suis venu à croire que nous pourrions réaliser de grandes choses très intéressantes et faire du travail breton du plus grand intérêt si vous continuez pendant plusieurs années à collaborer avec moi. Il y a neuf ans que l’on demande la publication d’un Feiz ha Breiz pour enfants. Depuis 21 ans que je dirige Feiz ha Breiz, j’ai vu des collaborateurs venir vers moi; après un travail de deux ou trois mois, ils étaient fatigués, sans convictions et je n’entendais plus parler d’eux. Je n’ai donc pu réaliser ce projet; avec votre concours, peut-être pourrai-je faire ce qui n’ a pu être jusqu’ici réalisé en Bretagne.»
Ainsi donc, l’abbé Perrot, malgré son long silence, avait étudié, jugé, apprécié mes dessins, mes histoires, réfléchi sur mes lettres suppliantes, et en fin de compte pris sa décision pour me proposer d’être son collaborateur : «Mon cher Herry, ta dernière lettre m’a ému jusqu’au fond du coeur. Tu as un idéal, et c’est ce qui me plais en toi. Ce n’est pas après l’argent que tu cours, s’il vient par dessus le marché, tant mieux. Tu peux donc venir chez moi. Tu auras ta chambre. Tu mangeras à ma table, et si Feiz ha Breiz marche, comme je ne prend pas un sou, je te donnerai ce qui sera possible.»
Mon ami Yves Berthou ne manqua pas de me faire comprendre l’immense faveur, l’immense confiance qui m’étais ainsi faite, d’autant que l’abbé Perrot n’était pas homme à prendre ses décisions à la légère, et il avait ce don de savoir discerner les talents. Il était donc hors de question de le décevoir, et cette recommandation impérative me sera faite également par la Comtesse Vefa de Saint Pierre. Alors que je venais d’être embauché, de passage au presbytère de Scrignac où elle avait ses habitudes, elle me toisa d’une façon toute militaire, et me dit : «Ah, c’est vous le secrétaire de Monsieur Perrot, j’espère jeune homme que vous nous décevrez pas !…» Bien plus tard, en 1953, par une indiscrétion, je devais apprendre que mon salaire, pendant 10 ans, avait été payé par la Comtesse Vefa de Saint Pierre, grande bienfaitrice des œuvres de l’abbé Perrot, et qui n’hésitait pas à utiliser sa fortune pour les causes bretonnes qui en valaient la peine, et les œuvres de l’abbé Perrot étaient de celles là. Alors que je voulais la remercier de ce qu’elle avait fait jadis pour moi, elle me répondit : «Mon cher Herry, je ne vois pas de quoi vous voulez parler». Cela fût dit sur un ton affectueux, mais qui ne souffrait pas d’aller plus loin …
L’abbé Perrot m’engageais, non seulement pour créer cette revue tant attendue pour la jeunesse bretonne, mais aussi pour être son secrétaire pour le Bleun-Brug. Pas plus lui que moi n’imaginions que notre destin venait de se lier pour 10 ans, surtout je ne pouvais alors imaginer que ma vie allait être définitivement marquée par lui, comme le sera la vie de bien d’autres bretons qui viendront dans son sillage, que son idéal Feiz ha Breiz serait aussi le mien