39 menhirs ont été détruits sur le site exceptionnel de Carnac pour faire place à un magasin d’articles de bricolage. Interrogé après l’émotion suscitée par cette atteinte à un patrimoine immémorial, le préfet du Morbihan a confirmé la légalité du permis de construire[1]. Pourtant, ces pierres dressées, témoins du génie de très lointains ancêtres, figuraient sur la liste des sites proposés au classement du patrimoine mondial de l’UNESCO[2]. Si Nietzsche a proclamé que l’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue, le devoir de mémoire et la conservation des mégalithes n’ont pas pesé dans les raisonnements strictement réglementaires des gestions municipale et étatique : le saccage du patrimoine était légal. Mais était-il légitime ?
Les hommes ne se sont pas toujours préoccupés de leur passé, et ils n’ont pas toujours tenu en haute estime ce que leurs prédécesseurs avaient édifié. Les temps étaient durs, les ressources limitées, et on n’hésitait pas à prélever dans les constructions anciennes les matériaux nécessaires à l’élévation d’édifices nouveaux. Mais l’apparition de l’idée de nation, en même temps qu’elle confirmait la formation et l’existence du peuple français, donna naissance au roman national et à la conscience patrimoniale qui en était le corollaire. En 1790, la Révolution institua une commission des monuments. De 1830 à 1930, la Monarchie de juillet, le second Empire et la IIIe République posèrent les bases d’une politique du patrimoine et donnèrent une portée légale aux notions de classement et d’inscription aux monuments historiques. De 1930 à nos jours, plusieurs lois précisèrent et étendirent le domaine des monuments historiques, puis transférèrent certaines compétences aux collectivités territoriales[3].
Si l’on croit le discours officiel, le dispositif de protection des monuments historiques serait très onéreux, et l’entretien et la restauration des édifices représenterait chaque année un coût considérable[4]. Ainsi, tandis que la protection avait été étendue à de nombreux monuments au cours des XIXe et XXe siècles, l’Etat semble à présent se désengager au point d’abandonner une partie non précisée de notre héritage commun. Ancienne ministre de la culture, Roselyne Bachelot a cru justifier les abandons en jugeant certaines églises « sans intérêt patrimonial », provoquant la réaction indignée du président de la Fondation du patrimoine[5]. Car la notion « d’intérêt » patrimonial est particulièrement ambigüe et, même, perverse. Comment distinguerait-on en effet ce qui présente un « intérêt » suffisant et mérite d’être préservé de ce qui ne présente pas cet intérêt ? Et qui porterait la responsabilité de trier entre les monuments à conserver et les autres pouvant disparaître ?
En réalité, toute à sa volonté d’adhérer à la pensée politiquement correcte dominante, Madame Bachelot se trompe. Elle se trompe car l’intérêt patrimonial ne se limite pas aux édifices les plus grands ou les plus emblématiques. Chaque monument, si humble soit-il, comporte au moins un élément remarquable. Et si un seul élément remarquable peut sembler modeste, il constitue cependant un apport qui, mis en perspective et ajouté à ceux provenant de nombreux autres monuments comparables, permet in fine de faire progresser la recherche en histoire ou en archéologie. N’en déplaise à l’ancienne ministre de la Culture, il n’existe pas de patrimoine « sans intérêt », parce que tout élément du patrimoine s’inscrit dans un ensemble qui fait la France.
Mais Madame Bachelot se trompe aussi à propos des coûts. On sait que les politiques conduites par les Gouvernements successifs depuis l’engagement de la France dans la construction européenne visent à réduire les dépenses publiques, et on qualifie de « considérable » le coût de l’entretien et de la restauration des monuments historiques. En 2020, les crédits alloués à la préservation des monuments historiques représentaient 338 millions d’euros. Le budget du ministère de la Culture était de 4 milliards d’euros. Et le budget de l’Etat en dépenses s’élevait à… 344 milliards d’euros[6] ! Que représentent 338 millions pour un Etat qui dépense 344 milliards ? On peut l’affirmer : une dépense dérisoire, et notablement insuffisante.
Le budget consacré à la préservation du patrimoine matériel de la France est notoirement insuffisant. Telles sont en tout cas les conclusions d’un rapport parlementaire enregistré le 5 juin 2019 à la présidence de l’Assemblée nationale[7]. Or, la France, à l’instar de toutes les contrées de la vieille Europe, n’est pas une création ex nihilo. C’est une terre et un peuple qui plongent leurs racines au plus profond d’un passé reculé, et dont l’histoire, la langue, les traditions et les monuments sont constitutifs de sa spécificité, de son exception culturelle, de son identité. Cette identité serait-elle la même si les témoins bâtis des efforts d’hommes animés par une foi et en quête de progrès venaient à disparaître ? Assurément non. Et c’est pourquoi c’est tout notre patrimoine qui doit être préservé, entretenu, restauré comme un héritage reçu des générations qui nous ont précédés, et que nous transmettrons aux générations à venir. Quel qu’en soit le coût.
André Murawski
[1] https://www.letelegramme.fr/morbihan/carnac-56340/menhirs-detruits-a-carnac-le-prefet-confirme-la-legalite-du-permis-de-construire-du-mr-bricolage-6367064.php
[2] https://www.bfmtv.com/societe/menhirs-detruits-a-carnac-le-site-en-question-etait-sur-la-liste-des-sites-proposes-au-classement-du-patrimoine-mondial-de-l-unesco-affirme-julien-lacase-sites-et-monuments_VN-202306110341.html
[3] https://www.vie-publique.fr/eclairage/273873-la-protection-du-patrimoine-monumental-francais-un-etat-des-lieux
[4] https://www.vie-publique.fr/eclairage/273873-la-protection-du-patrimoine-monumental-francais-un-etat-des-lieux
[5] https://www.lefigaro.fr/culture/sauver-les-eglises-rurales-mission-impossible-roselyne-bachelot-suscite-une-nouvelle-polemique-20230110
[6] https://www.economie.gouv.fr/facileco/comptes-publics/budget-etat#:~:text=Pour%20l’ann%C3%A9e%202020%2C%20les,%2C%205%20milliards%20d’euros.
[7] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b1990-a12_rapport-fond