L’existence du monde dépend-t-elle du dollar?

Une des difficultés de l’analyse géopolitique est de discerner, dans l’abondance des informations disponibles, celles qui participent de la cause, c’est-à-dire qui vont s’inscrire dans la création de l’édifice, quel qu’il soit, et celles qui proviendraient des conséquences des premières.

Sur un plan purement logique, la cause doit précéder l’effet. Mais il arrive quelquefois que l’effet se fasse ressentir avant la cause et que, dans l’opinion publique, leurs rôles semblent s’inverser.

De Gaulle le décrivait en passant par une analogie numérique et parlait de « réduire en nombres premiers » les évènements auxquels il assistait ou les idées qu’on lui soumettait. Il voulait dire par là qu’il convenait de mettre en lumière l’essentiel et le distinguer du secondaire qui en découlait.

Le dollar s’est affaibli en 2008.

Un des effets de la crise des « subprimes » est qu’elle a révélé un processus tenu jusque là soigneusement caché du grand public, à savoir la création monétaire à partir de rien, mais en créant de la dette. Avant elle, ce processus apparaissait purement technique, comme un jeu d’écritures « à somme nulle » uniquement destiné à mettre en conformité les bilans comptables. L’ampleur de cette crise, qui a failli provoquer la chute du système bancaire international, a surpris l’ensemble du monde financier en le faisant vaciller sur ses fondements jusqu’alors réputés indestructibles. Sans refaire toute l’histoire de la monnaie américaine, rappelons simplement qu’elle fut, entre 1770 et 1913, l’enjeu d’un affrontement majeur qui opposait les banques anglo-saxonnes au peuple américain pour savoir qui allait en prendre le contrôle.

La création de la Réserve Fédérale consacra la victoire des banquiers internationaux. Mais ce n’était qu’une étape de leur projet qui visait à faire du dollar la monnaie « mondiale ». Les étapes successives qui ont conduit à la situation actuelle sont décrites dans le détail dans l’ouvrage de l’économiste chinois Hong Bing Song « Currencies War » publié en 2007 et traduit en français en 2013.

D’aucuns pensent que ce livre est à l’origine de la prise de conscience des dirigeants chinois du danger que le « système dollar » représentait pour la Chine comme pour tous les pays « non-alignés » et c’est peut-être ce qui a justifié cette « guerre des monnaies » qui s’est préparée sans bruit entre 2008 et 2022.

Le réveil des banquiers internationaux.

La « finance internationale » a pris conscience du danger lorsque l’économie des « BRICS », menés par la Chine, est devenue une rivale avec laquelle il allait falloir compter dorénavant. Deux de ces pays, la Russie et la Chine présentaient une menace réelle. Le développement économique de l’une et le gigantesque potentiel de l’autre en ressources et matières premières pouvait inquiéter les financiers dans la mesure où ces pays échappaient à leur contrôle. C’est à la réunion des banquiers centraux de Jackson Hole en 2019 que le plan de bataille de la finance international débuta.

Tant que le dollar, monnaie domestique américaine, servait de monnaie pour le commerce international sans avoir de rival dangereux, tout allait bien. La FED imprimait des dollars qui ne coûtaient à ses actionnaires que le papier et l’encre, en contrepartie de dettes publiques américaines qui étaient revendues sans aucune difficulté à la planète entière, tout se passait pour le mieux dans le « meilleur des mondes »

Certains économistes avaient oser (bien timidement) critiquer ce pouvoir réellement exorbitant qui résultait des « accords de Bretton Woods » de juillet 1944, à l’époque où le dollar avait encore une valeur en or, mais rapidement dénoncée en 1971, devant la crainte d’une généralisation de l’exemple donné par la France de de Gaulle, qui les avait « pris au mot » dès 1965 en échangeant les dollars-papier détenus par la Banque de France contre des beaux lingots. Mais ces plaintes déguisées ne reçurent en réponse que des sarcasmes, du genre de ces propos de O’Connally, secrétaire du Trésor américain : « le dollar est notre monnaie et c’est votre problème ! »

Mais en 2019, la situation a bien changé. La puissance économique de la Chine est en passe de supplanter celle des Etats-Unis et le fameux « piège de Thucydide » se profile à l’horizon.

La stratégie étudiée depuis des années va passer du projet à la réalisation. Certes, tout ceci va se faire, comme chaque fois qu’il s’agit de conforter la domination financière et économique du monde, au nom « de la démocratie et de la liberté » En réalité, il s’agit de « tuer » le dollar avant qu’une autre monnaie lui ravisse son monopole en matière de commerce international.

Le discours de Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, est limpide. Après un rapide état des lieux, il prône la venue d’une nouvelle monnaie qui permettrait au système actuel tenu par les banques anglo-saxonnes de conserver leur pouvoir dominant. Il s’agit de créer une monnaie de banque centrale purement numérique qui serait appelée « Devise Synthétique Hégémonique »

Le temps du COVID et du « Great Reset »

Pur hasard ou mise en œuvre d’un plan concerté, l’épidémie de COVID, entretenue par une peur générale d’une propagation sans limite, a permis à la fois de bloquer l’économie mondiale tout en créant de nouvelles dettes publiques nécessitant une création monétaire disproportionnée.

Elle mit en lumière également, et peut-être était-ce un objectif subsidiaire, la dépendance de beaucoup de pays occidentaux par rapport à l’Asie dans certains domaines, comme le médical et le para-médical, révélant ainsi un côté plus sombre de la mondialisation. En juillet 2020, le livre « la grande réinitialisation » de Klaus Schwab et Thierry Mailleret était publié. Il montrait comment cette épidémie allait profondément bouleverser les règles mondiales en matière d’économie.

Il s’agissait littéralement d’une nouvelle ère qui allait s’ouvrir, dans laquelle notre façon de vivre sera radicalement différente. Pour résumer la pensée des auteurs, « nous ne posséderons plus rien, mais nous serons heureux »

Le temps de la guerre

A peine cet épisode COVID terminé, c’est l’Ukraine qui capta les projecteurs de l’actualité. Après une parenthèse de huit ans depuis 2014, le conflit, qui se maintenait circonscrit aux provinces « séparatistes » du Dombass, connut une accélération majeure avec l’entrée de l’armée russe dans le territoire ukrainien en février 2022. Comme si cela avait été prévu, la riposte « Occidentale » ne se fit pas attendre. Elle vint de deux façons différentes ; une aide militaire de la part des pays de l’OTAN, bien commode pour les États-Unis qui se fondaient ainsi dans une enveloppe anonyme, donc ne s’opposant pas directement à la Russie, (même si la ruse était assez grossière) et de sanctions économiques destinées, comme l’a dit un ministre français, « à mettre l’économie russe à genoux » décidées avec une célérité suspecte dans l’enceinte de l’ONU.

Cette rapidité d’exécution permet de se demander si ce n’était pas le but principal recherché. Personne ne pouvait ignorer le passé récent qui avait poussé la Russie à mettre en garde les pays de l’OTAN sur ce qu’elle considérait comme « des lignes rouges » dont le franchissement entraînerait une réplique. Le rapprochement ostensible de l’Ukraine vers l’OTAN, la non-application des accords de Minsk, le bombardement allant crescendo du Dombass par l’artillerie ukrainienne et peut-être d’autres actions postérieures, rendaient quasi-inévitable ce conflit militaire.Toujours est-il que cette guerre a fait émerger un clivage, probablement préexistant à la surface de la planète, entre l’Occident et le reste du monde. En voulant provoquer la chute de l’économie russe, pensant que cela entraînerait celle du régime de Poutine et leur permettrait de « mettre au pas » la Russie, les financiers internationaux ont fait « jaillir le diable hors de sa boîte ». D’autant plus que le coup se voulait « à double détente » car ils ne pouvaient ignorer la dépendance de l’Union Européenne aux produits énergétiques fournis par la Russie. Ils gagnaient ainsi sur les deux tableaux.

On peut se demander pourquoi les pays de l’Union Européenne n’ont pas réagi et accepté sans protester ces sanctions qui se retournent contre elle. D’autant plus que cette vision s’est révélée inexacte car la Russie avait vraisemblablement anticipé ces sanctions et disposait d’autres débouchés, notamment vers l’Asie, de ses produits. Les principales victimes sont donc les pays de l’UE, ce qui est pour le moins paradoxal.

En outre, l’exclusion de la Russie du programme SWIFT, utilisé pour les règlements internationaux, n’a pas eu les effets escomptés en raison de l’utilisation du système SPFS déjà existant qui ne demandait qu’à être développé et c’est ce qui se passe.

Enfin, ces sanctions ont fourni le moment propice pour envisager une nouvelle monnaie pour le commerce internationale qui, elle, posséderait une réelle valeur intrinsèque, lui conférant ainsi une stabilité supérieure à n’importe quelle monnaie fiduciaire.

De ce point de vue, la guerre en Ukraine a considérablement diminué l’emploi du dollar pour les échanges internationaux, notamment en Asie. Le grand gagnant est visiblement le Huan, monnaie chinoise, qui se taille la part du lion dans ces échanges. D’autres pays, comme le Brésil, l’Arabie Saoudite, l’Afrique du Sud, l’Iran et un certain nombre d’autres, ont accepté de commercer dans leurs monnaies respectives et ce mouvement s’amplifie. Il n’y a plus guère que les pays occidentaux ou qui se rattachent directement au dollar et qui n’ont pas (ou pas encore) bougé.

Un phénomène corollaire se manifeste également qui est la réduction des bons du trésor américain dans les réserves des banques centrales de différents pays, en particuliers ceux sus-nommés plus haut. Ces bons du trésor étaient jusqu’à présent considérés comme des valeurs extrêmement solides mais la roue semble tourner et, signe inquiétant pour le dollar, les stocks de ces bons régressent dans nombre de pays.

L’Occident s’est tiré une balle dans le pied

A vouloir suivre aveuglément l’oligarchie financière, les conséquences de ce conflit russo-ukrainien risquent d’être très néfastes pour l’Occident qui se trouve aujourd’hui de plus en plus isolé par rapport au reste du monde. Or, le monde peut vivre plus facilement sans l’Occident que l’inverse.

Ce maintien à tout prix de la suprématie du dollar alors que le monde n’en veut majoritairement plus, non parce que c’est le dollar, mais parce qu’il est devenu instable au fil du temps. Les États-Unis ont profité durant plus de 50 ans des privilèges que sa double nature leur apportait, au détriment des pays qui étaient contraints de l’utiliser. Aujourd’hui, le rapport de forces s’inversent.

Est-il vraiment raisonnable de vouloir l’imposer côute que coûte, fut-ce au prix d’une guerre mondiale qui se produirait si la logique du piège de Thucydide finissait par l’emporter sur toute autre considération ?

Jean Goychman

Crédit photo : DR

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