Sébastien Quenot (Sur le terrain du discours corse). « Le football crée de la localité avec des rituels mondialisés » [Interview]

Les éditions Albiana viennent de publier « Sur le terrain du discours corse », signé Sébastien Quenot. Une étude universitaire particulièrement intéressante sur le rapport entre football, et identité, corse en l’occurence.

Voici la présentation du livre : 

Jusqu’aux années 1960, l’appartenance à la Corse relevait de l’évidence pour les natifs de l’île. Elle était déjà complexe pour ceux des colonies ou d’ailleurs qui se réunissaient en amicales, publiaient des journaux ou des revues communautaires. Aujourd’hui, le sentiment d’appartenance à la Corse n’a peut-être jamais été aussi fort. Il s’exprime de nombreuses manières, de la politique à la gastronomie, en passant par les cosmétiques ou la création culturelle. À l’uniformisation des modes de consommation culturelle, par le cinéma, l’école ou les réseaux sociaux répond aussi un besoin d’enracinement et de différenciation exprimé notamment par le mouvement de l’ethnic revival qui a pris corps en Corse autour du mouvement du Riacquistu.

Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?

Sébastien Quenot : Je suis maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université de Corse. J’ai d’abord travaillé dans le domaine de la sociolinguistique, puis à la Collectivité territoriale de Corse pour laquelle j’ai notamment conçu le projet de coofficialité et la planification Lingua 2020. Ensuite j’ai été directeur de cabinet du Président de l’Assemblée de Corse Jean-Guy Talamoni. A l’heure actuelle, je suis responsable de la Chaire Unesco Devenirs en Méditerranée et de l’équipe Identités, cultures, processus de patrimonialisation de l’UMR LISA.

Je travaille dans le domaine de la sociologie de la culture pour m’intéresser aux imaginaires et aux pratiques culturelles. Je ne quitte pas pour autant la langue corse car je considère qu’il s’agit du trait principal d’identification des corses. Dans nos sociétés néolibérales, multiculturelles, hyperconnectées et touristifiées, toujours plus fragmentées, nous devons travailler à la construction de communs autour d’une citoyenneté culturelle qui mette en partage nos héritages, en l’occurrence la corsophonie et le bi/plurilinguisme avec le français et les autres langues de Méditerranée.

Breizh-info.com : Tout d’abord, parlez-nous de l’histoire du SC Bastia. En êtes-vous vous même un supporteur ?

Sébastien Quenot : Ayant grandi à Bastia, je suis supporter du club depuis mes premières années. Le club fait partie de l’identité de la ville et de la Corse. Il a remporté une Coupe de France en 1981. Avant cela, il avait joué la finale de la Coupe d’Europe en 1978. Nous avions battu Lisbonne, Newcastle, Torino à Furiani et chez eux aussi…

En pleine période de réappropriation culturelle que l’on nomme le Riacquistu, les joueurs portaient un maillot sans sponsor avec la tête de maure sur la poitrine. Cette « épopée » fait partie du mythe et de l’âge d’or du club. Le Sporting m’a donné à rencontrer et à combattre l’injustice, à apprendre le sentiment d’appartenance, à être résilient et à cultiver la mémoire des exploits comme la mémoire de la catastrophe du 5 mai 1992. La tribune construite pour la demi-finale face à l’OM s’est effondrée 10 minutes avant le coup d’envoi, emportant avec elle 2500 supporters dans le vide. J’y suis tombé avec ma famille. Nous fûmes des miraculés, mais 18 autres supporters disparus ce soir-là et les jours qui suivirent n’eurent pas eu cette chance.  

Breizh-info.com : En quoi est-il une « allégorie de la lutte de libération nationale » ?

Sébastien Quenot : Le match de football du Sporting est à mon sens une allégorie dans la mesure où sur une île qui vit un conflit politique depuis 50 ans, il met en scène de façon quotidienne, avant, pendant puis après le match, une opposition entre un club qui représente la Corse et une équipe venue du continent. Je crois que l’on assiste alors à une forme de transfert, c’est-à-dire, à une sportification de la lutte et à une marchandisation de l’identité. Norbert Elias analysait ce phénomène comme un processus de civilisation car il était peu destructeur aux yeux de ce rescapé de la Shoah.

Je m’interroge à savoir si la sportification n’est pas une forme d’exercice d’une violence symbolique autorisant l’exercice de la domination par la marchandisation d’une identité collective. Le maillot du club fait parfois penser à un objet relationnel, c’est-à-dire un doudou qui vient compenser l’absence de la mère. D’autres objets sont apparus ces dernières années dans différents secteurs, des cosmétiques à la gastronomie, du design à la mode. Au-delà du match, la mise en scène du club et des supporters, quelle que soit la sensibilité politique des dirigeants reprend certains codes, chants et slogans nationalistes qui indique une forme d’hégémonie culturelle de ces derniers. C’est un fait social total dans la mesure où il mobilise l’ensemble des acteurs de l’île : chanteurs, auteurs, plasticiens, politiques, enseignants… au travers différentes manifestations qui dépassent de loin les seuls aspects sportifs. 

Breizh-info.com : Votre livre tend à démontrer l’importance du football dans la construction et la diffusion moderne de l’identité corse. Quelle place le football occupe-t-il en Corse aujourd’hui, et surtout, quel est son poids comparé à d’autres sports pratiqués dans l’île ?

Sébastien Quenot : Le football est le premier sport pratiqué et celui qui rassemble le plus grand nombre de spectateurs et de supporters. Sa médiatisation mais aussi les évènements, polémiques, incidents, et discours qu’il produit lui donne un sens sans égal. Il illustre la consommation de marchandises émotionnelles. Je crois que le football réussit l’exploit de faire concorder un spectacle mondial avec le pouvoir de créer de la localité.

Il vend une appartenance (place de stade, maillot…), tout en créant de la communauté, de l’enracinement… J’y vois une forme de marchandisation des identités culturelles. Parfois, on peut y voir des formes d’engagement citoyen comme dans le cas des socios du SECB, ou bien l’invention d’un style de vie prétendu authentique hybridant codes ultras et langue corse, engagement politique, parrhésia et catharsis, dans le cas des jeunes supporters ultras qui cherchent des moyens d’agir là où la société réduire les espaces d’expression et d’action démocratique.

Breizh-info.com : Vous évoquez moins les équipes d’Ajaccio, dans votre ouvrage. Pour quelles raisons ?

Sébastien Quenot : Dans l’imaginaire corse, c’est le club de Bastia qui représente la Corse. Par contre, il est intéressant d’analyser les relations entre les deux villes qui amènent les supporters à interroger la différence au sein de la communauté corse. L’identité, c’est d’abord l’idem c’est-à-dire l’identique. Donc ça pose problème !

Les rivalités sont parfois exacerbées dans la lutte pour l’obtention de la suprématie entre Bastia et Ajaccio. Elles se retrouvent dans les mêmes formes ostentatoires de dénigrement en Méditerranée. Tant que cela reste sur le terrain de la macagna, ça participe à la cohésion, lorsque ça dérape, on sort des codes implicites et finalement, on s’exclut de la communauté. 

Breizh-info.com : Votre analyse ne peut-elle pas, finalement, s’appliquer à une multitude d’autres clubs de football, en Europe, dans lesquels les supporteurs sont, d’une certaine façon, les derniers tenants de l’enracinement, et de la défense d’une identité parfois bradée dans le monde du football moderne ?

Sébastien Quenot : Quels codes culturels proprement corses possèdent les supporters ? Leurs chants viennent d’Italie et le football d’Angleterre. Le football crée de la localité avec des rituels mondialisés. Or des rituels peuvent-ils émanciper au prétexte qu’ils sont corsophonisés ?

Ce que je constate avec intérêt, c’est que des jeunes non-corsophones apprennent parfois le corse hors de l’école pour pouvoir s’intégrer dans le groupe de supporter et chanter au stade. Ils y trouvent du sens. C’est ce qu’il manque parfois. Aussi, il leur arrive de se considérer comme l’avant-garde du peuple corse, or le « peuple bleu » constitue peut-être un rite de passage mais il n’a pas le monopole de la corsitude. Parfois, mais cela n’est pas propre aux supporters, ils intègrent les stigmates et mettent en scène une forme de violence prétendue « ancrée dans la culture corse » pour reprendre les propos d M. Valls, pour intimider, dissuader et mettre en scène le « contexte corse »…

Cependant, le stade de Furiani constitue un lieu de mémoire et de socialisation sans pareil. C’est donc un lieu de transmission et d’éducation informelle, un lieu d’exercice de la citoyenneté, un terrain du discours corse où l’ensemble des acteurs peuvent se retrouver. En cela, dans nos sociétés fragmentées, c’est déjà une première victoire qui n’apparait pourtant dans aucun classement de la Ligue.

Breizh-info.com : Quels sont les premiers retours, locaux, que vous avez eu depuis la sortie du livre ?

Sébastien Quenot :  Les retours sont positifs. Je continue de le présenter et d’échanger bien au-delà de la sphère footballistique. C’est un travail long de sociologie de la culture qui m’a conduit finalement au plus près de moi-même tout en apprenant à me distancier. Je serais heureux de pouvoir échanger sur le sujet avec des Bretons.

Ce serait intéressant de comparer les transformations de nos identités culturelles par le prisme du match de football comme lutte pour la reconnaissance.  

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR

[cc] Breizh-info.com, 2023, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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