La série Les passagers du vent, créée il y a 43 ans, constitue l’un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée. Dans le neuvième et dernier tome de cette célèbre série, les héroïnes de François Bourgeon se retrouvent en Bretagne à la fin du XIXème siècle.
Dans le train qui les conduit de Paris à Nantes puis à Pont-l’Abbé, Clara raconte sa vie tumultueuse à la bretonne Klervi Stefan : la Guerre de Sécession, le départ de Louisiane, le séjour à Londres, puis son arrivée à Paris. Elle évoque son mariage avec Quentin, un photographe, et sa rencontre avec le médecin Lukaz. Elle se souvient de ses lectures de Marx et Bakounine. Elle ne peut pas oublier la journée du 23 mai 1871, pendant La Commune. Ce jour-là, un jeune communard blessé, fuyant les représailles des Versaillais, se réfugie chez elle. Il est arrêté et exécuté, Clara violée, et son bébé tué. Clara est emprisonnée pour collaboration avec les communards, et condamnée au bagne en Nouvelle-Calédonie avec d’autres femmes, dont Louise Michel. Elle y retrouve Lukaz. Enfin, Klervi emmène Clara et son nouveau compagnon, Lukaz, dans sa Bretagne natale.
François Bourgeon achève ainsi Les Passagers du vent, 43 ans après la prépublication du premier tome dans Circus, ancien magazine de bande dessinée publié par les éditions Glénat.
Entre 1979 et 1984, le premier cycle des Passagers du Vent raconte, à travers les aventures de l’héroïne Isabeau, le commerce triangulaire du XVIIIème siècle, entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Trente ans plus tard, François Bourgeon poursuit sa série par un second cycle intitulé La petite fille Bois-Caïman : on retrouve Isabeau, centenaire en Louisiane, en pleine guerre de Sécession. Elle prend soin de Zabo, sa petite-fille qui prône les valeurs conservatrices du Sud. En 2018, Bourgeon entame un troisième cycle intitulé Le Sang des cerises. On apprend que Zabo, après son arrivée en France, a été condamnée au bagne de Nouvelle-Calédonie lors de la répression de « La Semaine sanglante », pendant la Commune. Revenue dans le quartier de Montmartre, vingt ans plus tard, Zabo a changé de prénom et s’appelle maintenant Clara, pour que l’on n’évoque plus son passé révolutionnaire.
En plus d’Isabeau et de Zabo, François Bourgeon a également créé des héroïnes charismatiques dans ses deux autres grandes séries. Dans la série médiévale Les Compagnons du Crépuscule, la jeune Mariotte évolue dans un XIVème siècle violent et superstitieux. Le Cycle de Cyann, série de science-fiction, raconte les aventures à travers le temps et sur différents systèmes planétaires de Cyann Olsimar, fille du dirigeant d’une planète. Ainsi, dans toutes ses œuvres, Bourgeon met en scène des héroïnes rebelles et libres, avec cependant un certain anachronisme.
Pour la suite des Passagers du Vent, il invente une nouvelle héroïne : la bretonne Klervi. Pauvres, pieuses et travailleuses, nombreuses étaient les jeunes bretonnes à trouver un emploi de bonne dans une famille parisienne aisée. Comme la plupart d’entre elles, Klervi ne parle pas un mot de français en arrivant à Paris. Bourgeon explique qu’arrivant à Paris, elles étaient fréquemment considérées comme des grenouilles de bénitier royalistes.
Avec ce neuvième et dernier tome, Bourgeon reprend ses personnages là où il les avait laissés à la fin de l’épisode précédent, dans le Paris-Orléans quittant la capitale. Ce voyage en train est l’occasion pour Bourgeon de raconter, avec minutie, sa vision de l’histoire de France de 1866 à 1880, et notamment les événements de la Commune et le bagne des femmes en Nouvelle-Calédonie. Ses idées pacifistes, féministes et anticolonialistes sont plus affirmées que jamais. Il dénonce avec force la violente répression de la Commune de Paris. Mais ce faisant, il délaisse l’aventure, qui faisait jusqu’ici l’attrait du scénario. L’intérêt de cet album réside dans la description du trajet maritime des femmes déportées, puis de leur vie au bagne de Nouvelle-Calédonie. Les deux héroïnes de Bourgeon y rencontrent Nathalie Lemel (1826-1871). Cette Brestoise, féministe et militante de l’Association internationale des travailleurs, avait participé aux barricades de la Commune de Paris, avant d’être déportée en Nouvelle-Calédonie avec la militante anarchiste Louise Michel (1830-1905), également présente dans cette bande dessinée.
Mais la vision politique de Bourgeon est moins caricaturale qu’on ne pourrait le croire. Rappelons par exemple que, dans le tome 6 des Passagers du vent, qui se déroule à La Nouvelle Orléans en 1863, la jeune Zabo Murrait porte le deuil des hommes de la famille, tués au combat dans le camp des confédérés, et de sa mère, morte de chagrin. L’occupation de sa propriété familiale par les troupes nordistes l’oblige à fuir. Elle conserve néanmoins toutes les idées pour lesquelles le Sud s’est battu. Au bout de son périple, Zabo se réfugie chez Isabeau, sa grand-mère. Celle-ci lui raconte le funeste jour où elle fut violée lors d’une révolte d’esclaves noirs à Saint-Domingue en août 1791. François Bourgeon montre ainsi la Louisiane ravagée par la guerre de Sécession, les exactions contre les populations civiles du Sud, le racisme des troupes nordistes…
Agé de 77 ans, l’auteur n’a rien perdu de son art. En fin d’album, lorsque ses héroïnes parviennent en Bretagne, Bourgeon prend du plaisir à dessiner le menhir de Penglaouic, situé à Loctudy, ainsi que le vieux phare de Penmarc’h. Sa reconstitution (navires, bâtiments, vêtements, objets…) est toujours aussi minutieuse. La multiplication des plans (plan général, gros plan, plan rapproché et plan d’ensemble) donne une grande variété de planches. Le graphisme à l’encre de chine est sublime. Les couleurs sont splendides.
Kristol Séhec
Les Passagers du vent, t. 9, Le sang des cerises Livre 2, 125 pages, 23,95 euros. Editons Delcourt.
Illustrations : DR
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2 réponses à “Les passagers du vent s’achèvent en Bretagne (bande dessinée).”
Magnifique BD.
Merci de ce superbe et empathique survol de cette oeuvre monumentale, par sa richesse historique, moralement profonde et politiquement contradictoire, irréductible â l idéologie.
Le sommet de la B/D française et joliment bretonne.