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Ernest Renan accusé d’antisémitisme par une revue allemande en 1860

Ce 27 février 2023 marque le bicentenaire de la naissance d’Ernest Renan. L’un de nos chroniqueurs évoque un pan de son histoire méconnue.

Antisémite ! Le mot se trouve pour la première fois dans une revue universitaire berlinoise en 1860 et a été créé par le philologue juif Moritz Steinschneider pour caractériser les positions de Renan sur l’origine de la civilisation. Le philologue breton est alors en conflit avec un autre chercheur juif, Jules Oppert, dont les découvertes sensationnelles remettent en cause ses propres théories…

200 ans jour pour jour après sa naissance, c’est par ses côtés les plus dérangeants que Renan conserve une actualité.

Les Hébreux, les sous-développés de l’Antiquité…

Au moment où éclate la polémique, Renan est déjà reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes européens des langues et littératures sémitiques (phénicien, hébreu, araméen, syriaque, arabe). 5 années plus tôt, il a publié un manuel sur la question (« Histoire et systèmes comparés des langues sémitiques », 1855). En 1860, sa carrière est en train de s’accélérer : il vient d’être nommé pour diriger les premières fouilles archéologiques au Liban, sur les traces des anciens Phéniciens et sera l’initiateur du Corpus des Inscriptions Sémitiques (un outil de travail toujours d’actualité). Dans les dernières années de sa vie, il revisitera en 5 volumes « l’Histoire du peuple d’Israël », après avoir réécrit d’un point de vue scientifique celle de son plus illustre fils (« Vie de Jésus », 1863).

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Renan a la dent dure avec son sujet de prédilection. Quelque soit leur mérite, les Hébreux n’arrivent pas à la cheville de leurs contemporains gréco-romains, sur le plan de la culture matérielle ou intellectuelle. Leur Judée est trop désertique, leur société trop patriarcale, leur langue trop rustique, leur Bible assez mal écrite ; leur monothéisme est le produit de leur archaïsme et de leur manque d’imagination (pour Renan comme pour beaucoup de penseurs de l’ère romantique, l’humanité primitive était monothéiste).

Plus que de ses préjugés, Renan est prisonnier de ses sources philologiques. La Bible elle-même présente les Hébreux comme un peuple pastoral balloté par l’histoire, en marge des grandes civilisations urbaines de la région : comme si Dieu, en faisant d’Israël son préféré, avait voulu protéger le plus fragile du Proche Orient.

A l’époque de Renan, une autre série de découvertes achèvent de marginaliser les anciens Hébreux : la parenté des langues indo-européennes, mise en évidence depuis un demi-siècle (1786), révèle la dispersion sur une surface énorme d’un peuple qu’on pense alors originaire du fin fond de l’Asie (pour Renan, l’Afghanistan) ; la littérature de ces Aryens (nom que se donnaient les anciens Iraniens et Hindous) vient d’être datée par les philologues : elle est plus ancienne que la Bible elle-même.

Renan jaloux d’un collègue juif plus doué

C’est alors qu’intervient, en 1858, le déchiffrement des tablettes cunéiformes, découvertes 11 ans plus tôt dans les ruines de Babylone et de l’Assyrie. Contre toute attente, elles révèlent que les pires ennemis des Hébreux parlaient une langue sémitique, l’akkadien, et que des Sémites avaient été capables d’édifier des empires sophistiqués et des villes colossales.

Jules Oppert, le Champollion de l’akkadien, est parfaitement conscient des implications identitaires de sa découverte  :

« Toutes les grandes nations de l’Antiquité, (…) qui ont de laissé les plus profondes traces dans notre civilisation européenne, n’appartiennent pas à la famille indo-européenne (…) Personne ne niera plus l’immense importance des peuples sémitiques dans l’histoire du monde, auquel ils ont donné la croyance en un seul Dieu. »

Fort de ses découvertes, Oppert  se permet d’égratigner son aîné de 2 ans, en publiant un article intitulé « Preuves de quelques erreurs fondamentales signalées dans l’Histoire des langues sémitiques de M. Renan » !

La contrattaque de Renan vient l’année suivante dans un article de 47 pages du Journal des Savants. Rendant compte des travaux de Jules Oppert, il commence par un portrait assassin de son contradicteur :

Oppert, écrit-il, est un « philologue exercé, quoique moins méthodique qu’on ne pourrait le désirer (…) son mode d’exposition aurait pu être parfois plus analytique ; son style plus clair et plus correct ; le souci de l’exactitude poussé jusqu’à un scrupule plus minutieux ».

Le succès retentissant d’Oppert est en effet un danger pour sa carrière : les deux visent la chaire d’hébreu au Collège de France, qu’obtiendra finalement Renan, moins méritant mais plus introduit dans les sphères universitaires et les cercles du pouvoir bonapartiste.

Sur le fond, Renan explique en détail pourquoi il n’est guère convaincu par le déchiffrement d’Oppert. Parmi ses arguments, la présence de mots qui n’ont aucune ressemblance avec les langues sémitiques connues et le caractère syllabique de l’écriture cunéiforme, inadapté pour cette famille de langues. (sur ce sujet, voir la passionnante conférence de Dominique Charpin au Collège de France)

Si Renan s’est lourdement trompé sur la valeur d’Oppert, la suite montrera toutefois que ses critiques de fond étaient pertinentes. L’akkadien est certes une langue sémitique, mais truffée de mots d’une langue plus ancienne, le sumérien. C’est ce peuple du sud de la Mésopotamie qui a inventé les grandes villes, le cunéiforme et la plus ancienne littérature connue (Gilgamesh). La première civilisation n’était donc ni aryenne, ni sémite, mais sumérienne (à moins qu’elle ne soit élamite) ; elle appartenait à une famille linguistique aujourd’hui encore non identifiée. Match nul.

Oppert se ralliera à la thèse sumérienne, ce qui lui vaudra d’être à son tour traité d’antisémite (!) par son correligionnaire Joseph Halévy, ce dernier proclamant son « antisumérisme ».

Renan, Hitler : même vocabulaire, même combat ?

Ainsi, Renan minimisait constamment l’apport des peuples sémites à la civilisation (1), en fonction des données à sa disposition et de l’interprétation qu’il s’en faisait, discutable mais rationnelle. Il semble d’ailleurs que Moritz Steinschneider, en créant pour lui l’expression « préjugés antisémites », ait surtout voulu désigner un biais scientifique sur les civilisations du passé, plutôt qu’une hostilité envers les juifs de son temps. Les éléments biographiques vont également dans ce sens (2). Mais Steinschneider n’avait-il pas anticipé quelque chose de plus grave ?

Car on peut faire des parallèles saisissants entre de nombreuses citations de Renan et des passages du « Mein Kampf » de Hitler, notamment le chapitre « Peuple et Race ». Les mots sont les mêmes (Aryens, race, civilisation …), et la ressemblance s’étend même à des phrases entières  : elles reposent souvent sur l’opposition symétrique Aryens / Sémites, au désavantage des seconds. Plus troublant encore, sur certains points, Hitler semble plus proche de Renan, décédé 30 ans plus tôt, que de théoriciens racistes contemporains. (3)

Plus que les mots, c’est donc le contexte qui fait la différence entre les deux hommes : d’un côté l’apogée de l’Europe, dont la domination sur le monde paraissait sans fin ; de l’autre, trois décennies de guerres intestines, de crises, de dictatures et de génocides.

Chez Hitler cela se traduit par la désignation de coupables, incapables de créer par eux-mêmes une civilisation viable et donc réduits à être des copieurs et des parasites. Par des généralisations abusives, le juif joue le même rôle maléfique que le koulak chez les staliniens.

Chez Renan, on ne trouve pas de théories économiques et sociales qui prétendent tout expliquer et tout solutionner. Se basant sur des données et une méthode en général rigoureuse, il reconnait honnêtement la contribution des Sémites à la civilisation : les Phéniciens ont inventé l’alphabet ; les Hébreux et les Arabes ont développé une littérature digne de considération ; les Syriaques ont transmis le savoir grec ; l’éthique biblique du travail a permis les progrès matériels du Moyen Age et le recul de l’esclavage en Occident… Plus encore, le rôle des descendants de Sem a été irremplaçable dans l’évolution spirituelle de l’humanité : aux yeux de Renan, ce sont les prophètes juifs de l’Ancien Testament qui ont épuré le sentiment religieux et l’ont associé aux idées de morale, de justice et de charité. (4)

Au final, si l’on recherche honnêtement une influence posthume de Renan dans les années 30, on la trouve moins chez Hitler que chez un de ses principaux opposants, le pape Pie XI. Le 6 septembre 1938, il fait en effet une déclaration choc à une délégation de pèlerins et de journalistes belges, avec l’intention qu’elle soit répétée et méditée par les fidèles : « Spirituellement nous sommes des Sémites ».

Du Renan 100 %, sur le fond comme sur la forme. Pie XI aura vraisemblablement parcouru les livres de l’ex-séminariste breton, malgré leur prohibition par l’Index.

Ni nazi, ni woke

Spirituellement, oui, mais Renan aurait précisé : pas politiquement, ni artistiquement, ni littérairement, ni philosophiquement, ni scientifiquement (5). Car personne n’est plus antiwoke que Renan, plus décalé par rapport à cette idéologie actuelle, qu’on pourrait résumer par la formule : « non seulement toutes les civilisations se valent, mais la pire de toutes est la civilisation européenne. »

Les blancs jouent chez les wokistes le rôle de méchants dévolus aux juifs par les nazis. Ils sont à leur tour accusés d’être de simples copieurs sans personnalité propre (« appropriation culturelle »), de parasiter économiquement le reste de l’humanité et même d’être un cancer écologique pour la planète (c’est la seule innovation par rapport à Hitler). On dira que ces thèmes revanchards sont largement véhiculés par des blancs – mais les wokes blancs avaient leurs exacts correspondants à la Belle Epoque, où une partie des intellectuels juifs s’autodénigraient (« haine de soi juive »), certains allant jusqu’au suicide (Otto Weininger).

Bien que factuellement fragile, cette théorie totalisante est sortie de l’université et a déjà obtenu des victoires dans le réel. Au fur et à mesure que les Européens deviennent une infime minorité à l’échelle mondiale, le wokisme devient de plus en plus toxique.

Relire Renan, c’est boire de l’antidote.

E. P.

1) On pourra lire une compilation et une analyse des passages litigieux de Renan dans l’article « Renan, un antisémitisme savant » de Djamel Kouloughli, 2007.

Cet arabisant franco-algérien, chercheur au CNRS, écrivant occasionnellement dans une revue d’islamologie, ne cache pas son intention de déboulonner « une des figures du panthéon intellectuel français, un de ces personnages dont on donne le nom à des établissements scolaires ou à des rues » (= un laïc à l’ancienne qui se croit autoriser à critiquer les religions, sans en excepter l’islam). Kouloughli voudrait lui voir appliquer rétroactivement les « lois réprimant le délit de provovation, à la haine ou à la violence raciale ». Soit, mais que fera-t-on alors du Coran ?

2) Les meilleurs moments de sa vie d’adulte, Renan les a passés à Amschit, au milieu des chrétiens libanais parlant une langue sémitique – vivants exemples de l’hospitalité patriarcale que la tradition prête aux peuples orientaux.

Autre anecdote significative : en 1882, appelé au secours par le conseil des rabbins de Hongrie, Renan écrit une lettre ouverte aux journaux de Budapest pour montrer, arguments philologiques à l’appui, l’impossibilité des crimes rituels que la rumeur prête aux juifs.

La véritable cible contemporaine de Renan, c’est le catholicisme. Toutes les critiques de la religion juive antique qu’on y trouve (ritualisme, juridisme, intransigeance, théocratie…) portent en fait une charge contre la papauté du XIXème siècle.

Il n’est pas moins vrai que la sympathie éclairée que le philologue affiche pour les minorités est teintée d’un paternalisme presque insultant – un ton qui serait inimaginable aujourd’hui, où un universitaire ne se sentirait même pas le droit de parler simplement d’égal à égal.

3) Hitler parle de « race aryenne », plutôt que de « race nordique », pourtant plus à la mode en son temps. C’est peut-être une manière pour lui de se donner un ton plus « philosophique » et de se démarquer des penseurs ésotériques et primitivistes qu’il n’appréciait guère et qui pouvaient lui coûter des électeurs. Le terme nordique avait tendance à remplacer le mot aryen, entre autre parce que le foyer originel des Indo-européens avait été déplacé vers l’Europe (ce que suggérait l’analyse des mots indo-européens désignant la végétation).

Dans une discussion tardive avec Bormann (citée par Demoule, 2018), Hitler met aussi en doute l’ethnicité des juifs. Ces derniers formeraient une « race spirituelle », un agrégat de convertis sans lien réel avec les anciens Hébreux.

Or en 1882, dans une conférence prononcée en Sorbonne, Renan avait soutenu une thèse proche : au cours de son histoire, le judaïsme a hésité entre la forme de la religion nationale et celle de la religion universelle. A certaines époques, il a accepté de nombreux convertis. Renan fait même l’hypothèse qu’une partie au moins des juifs d’Europe de l’est sont issus des Khazars, un peuple des steppes n’ayant jamais mis les pieds en Terre Sainte. Thèse qui a été relancée récemment par Shlomo Sand, un écrivain israélien déconstructeur (« Comment le peuple juif fut inventé », 2008).

Une récente étude ADN sur des ossements du Moyen Age a depuis établi un lien réel entre les juifs ashkénazes et le Proche Orient, donc avec l’ancien Israël (étude de novembre 2022 menée par David Reich, Harvard et Shai Carmi, Université hébraïque de Jérusalem). La génétique moderne confirme la tradition et infirme Renan et Hitler.

4) « Je le répète, le premier fondateur du christianisme, c’est Isaïe, vers l’an 725 avant Jésus-Christ. En introduisant dans le monde israélite l’idée d’une religion morale, l’idée de la justice et de la valeur secondaire des sacrifices, Isaïe a précédé Jésus de sept siècles. A l’idée de la religion pure se joint, chez les prophètes, la conception d’une espèce d’âge d’or, qui apparaît déjà dans l’avenir. L’idée fondamentale d’Israël, c’est l’annonce d’un avenir brillant pour l’humanité, d’un état où la justice régnera sur la terre, où les cultes inférieurs, grossiers, idolâtriques, disparaîtront (…)

Remarquez ce φιλεργὸν ἐν ταῖς τέχναις, « le goût que nous portons dans nos métiers ». En effet, les juifs et les chrétiens (de l’empire romain) pratiquaient en général de petits métiers. C’étaient de bons ouvriers. Là est un des secrets de la grande révolution sociale du christianisme. Ce fut la réhabilitation du travail libre. » (Renan, Le judaïsme comme race et comme religion, 1882)

5) « Nous ne devons aux Sémites ni notre vie politique, ni notre art, ni notre poésie, ni notre philosophie, ni notre science. Que leur devons-nous ? Nous leur devons la religion. Le monde entier, si l’on excepte l’Inde, la Chine, le Japon et les peuples tout à fait sauvages, a adopté les religions sémitiques (…) L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule. L’Europe conquerra le monde et y répandra sa religion, qui est le droit, la liberté, le respect des hommes, cette croyance qu’il y a quelque chose de divin au sein de l’humanité. » (Renan, De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, 1862)

L’évolution intellectuelle de Renan passe par le reniement des croyances « sémitiques » de son enfance et par son ralliement à Athéna, la déesse grecque de la Raison. C’est le sens de sa célèbre Prière sur l’Acropole, datée de 1865 et insérée dans ses « Souvenirs d’enfance et jeunesse ».

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2023, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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4 réponses à “Ernest Renan accusé d’antisémitisme par une revue allemande en 1860”

  1. FRANCOIS UNGER dit :

    Je regrette que le wokisme ou Hitler apparaissent dans un tel article. Le seul objectif de ces références est de faire du buzz, d’attirer l’attention des petits esprits qui confondent l’image et l’objet. Pourquoi écrire pour eux? L’article en est dévalorisé alors qu’il aborde un véritable sujet: les relations entre sources sémitiques et greco- latines dans la culture européenne et occidentale.
    Si l’on veut se défaire des dérives hitlériennes ou wokistes alors il ne faut même pas y faire allusion. En parler c’est les faire subsister et en cela l’article devient nuisible. Dommage

    • Enora dit :

      Oui du buzz mais pas seulement.
      Les écrits les plus problématiques de Renan (qui sont aussi les plus intéressants) sont hitlérisés par certains wokistes (cf Lilian Thuram pour qui Renan est des piliers de la « pensée blanche »). Il est important de voir ce qu’il y a de vrai et de faux là dedans pour lutter contre leur « annulation » éventuelle.
      Il y a aussi dans l’article une analogie anachronique entre wokisme et nazisme. Pour l’instant elle est exagérée, mais qui dit que dans quelques décennies, si le contexte empire, nos descendants ne seront pas victimes de violences de masse ? Le wokisme est une idéologie violente, raciste, cynique et portée par les échecs et le ressentiment. Elle a pignon sur rue, exactement comme l’antisémitisme à la fin du XIXème siècle.

      E.P.

  2. Alan al Louarn dit :

    Les peuples font ceux que la période leur impose ou favorise. Ils cherchent à s’affirmer de toute force.
    Hier a eu lieu en Cisjordanie ce que l’on ne peut appeler qu’un « pogrom ». Qui l’aurait cru?

  3. patphil dit :

    et en matière d’anti sémitisme les boches en connaissent un rayon, mais ça ne les gênent pas aujourd’hui de soutenir les groupes azov en ukraine!

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