« Tout autour de lui, dans l’immensité et le désordre, s’étendait le pays pour lequel il souffrait. Il allait lui donner sa vie. Mais ce grand pays, qu’il était prêt à contester au point de se détruire lui-même, ferait-il seulement attention à sa mort ? Il n’en savait rien ; et tant pis. Il mourait sur un champ de bataille sans gloire, un champ de bataille où ne pouvait s’accomplir aucun fait d’armes : le lieu d’un combat spirituel. » Le 25 novembre 1970, Yukio Mishima, le plus grand auteur japonais du XIXe siècle, se donnait la mort.
Romancier à la renommée internationale, dramaturge, réalisateur et à la fin de sa vie acteur, il imprègne toute son œuvre artistique d’un sens patriotique exacerbé, n’ayant de cesse de dénoncer la perte des valeurs de la Tradition et de l’honneur militaire de son pays.
Cet intellectuel rebelle par fidélité, fut aussi un athlète et fonda la milice de la Tatenokai (« société du bouclier ») destinée à assurer la protection de l’empereur et entretenir les valeurs ancestrales japonaises.
Nous avons interrogé Sköll, nom d’artiste de Federico Goglio, chanteur-compositeur et auteur italien, fin connaisseur de l’artiste du Soleil levant.
Breizh-info.com : Vous avez composé de nombreuses chansons sur Yukio Mishima et écrit la toute première bande dessinée biographique le concernant. Vous parcourez, de plus, souvent l’Italie pour populariser son œuvre. Quelles sont les raisons d’un tel engouement ?
Yukio Mishima meurt le 25 novembre 1970 en accomplissant le rite – terrible et traditionnel – du seppuku. Un acte radical, même au sein de la culture japonaise, qui ne doit pas être analysé avec des yeux occidentaux qui, par héritage culturel et religieux, condamnent inévitablement toute forme de suicide. Le seppuku de Mishima n’a rien à voir avec la forme moderne du suicide. Mishima offre la vie à laquelle il était attaché, pour prouver qu’il existe quelque chose d’encore plus grand. Il ne fuit pas, il donne. Il avait tout, il n’était pas un révolutionnaire aux poches vides. Quand il rassemble les soldats du Jietai et prononce sa célèbre proclamation, au plus profond de sa pensée il y a du sens. Il veut dire : “Vous voyez ? Tout ce que vous désirez quotidiennement, tout ce dont vous rêvez, tout ce que vous cherchez dans ce Japon de l’expansion économique, du bien-être, je l’ai ! J’ai la célébrité, de l’argent, une belle maison… J’ai tout. Je veux, en un instant, vous montrer, que toutes ces choses ne sont pas si importantes, qu’elles ne suffisent pas. Je laisse tout, je renonce à tout, pour vous prouver que ce qui compte vraiment, ce qui est au-dessus de tout… c’est nous, le Japon, son histoire, sa Tradition… c’est nous, la communauté, la nation.”
Voilà, en quelques mots, la raison qui est à la base de mon lien si fort avec Mishima et du naturel travail de divulgation qui en découle.
Breizh-info.com : La belle et dense bande dessinée biographique que vous lui avez consacrée s’intitule Yukio Mishima, le dernier samurai*. Quels sont les aspects frappants de sa vie selon vous et que vous avez voulus mettre en valeur ?
Son extraordinaire changement au cours de ses dix années dernières. La prise de conscience du rôle stérile de l’intellectuel comme fin en soi, une prise de conscience fulgurante survenue durant un voyage le long des côtes grecques à la fin des années 50. La Méditerranée transforme Mishima qui, à partir de ce moment, redécouvrira et valorisera tous les éléments traditionnels de la culture japonaise les plus proches de la tradition de la Grèce antique. Superficiellement, cela peut sembler paradoxal, mais ce n’est pas le cas.
Mishima s’inspire d’Olympie pour restaurer le principe du bunburyodo (art et action en même temps) si bien décrit dans son formidable journal philosophique « Le soleil et l’acier » (1968). À partir de là, Mishima sera littérature, budo (karaté shotokan et surtout, kendo), tatenokai (l’association – paramilitaire – des boucliers), militarisme, patriotisme. Dans la bande dessinée, je raconte ces années, cette découverte existentielle, ce changement personnel aussi rude que beau.
Breizh-info.com : Ne pensez-vous pas que le suicide soit contraire à la mentalité européenne ?
Mishima détestait les suicides. Il a écrit qu’il était très contrarié à l’idée de se suicider. Il ne tolérait pas que, face aux difficultés de la vie, on s’y abandonne. Le geste de Yukio Mishima est autre chose. Ce n’est pas une reddition mais une offrande. À certains égards, elle ne dévalorise pas, elle ne mortifie pas la vie, elle l’exalte, elle lui donne encore plus de valeur. Parce que ce qu’il offre, il le fait en renonçant à quelque chose dont il connaît – et reconnaît – la valeur inestimable.
Breizh-info.com : La bande dessinée a t’elle eu le succès que vous escomptiez ?
Le livre a été très bien accueilli par les lecteurs et par la critique. Dans quelques jours, je recevrai le Prix Acqui Inedito et Edito 2022 (la catégorie des romans graphiques du Prix Acqui Storia – considéré comme la plus haute reconnaissance italienne en historiographie et divulgation historique). Un résultat vraiment extraordinaire, d’une certaine manière inimaginable, qui reconnaît l’unicité historique et artistique de cette œuvre – avec les magnifiques illustrations du maître Massimiliano Longo. « Yukio Mishima. Dernier samouraï » restera la première bande dessinée au monde dédiée au grand écrivain japonais. Aujourd’hui, cependant, elle n’est publiée qu’en Italie et en Allemagne… nous attendons un éditeur français !
Breizh-info.com : Aux jeunes lecteurs désireux d’aborder la foisonnante œuvre de Mishima, par où commencer ? Y’a t’il selon vous une chronologie dans la lecture des titres pour mieux comprendre et apprécier ses idées ?
La production artistique de Mishima est particulièrement concentrée sur le roman. Je recommanderais une approche progressive – pour favoriser de plus une compréhension de type « stylistique », étant donné que nous parlons d’un écrivain japonais qui préférait la forme classique et peu moderne – en partant, peut-être d’un roman d’amour comme « Le tumulte des flots » (un classique japonais). Ensuite, pour mieux comprendre sa vision, « La maison de Kyoko », les romans de la tétralogie de « La mer de la fertilité », « Patriotisme ». Et enfin, lecture absolument indispensable : « Le soleil et l’acier », à mi-chemin entre un beau journal intime et une extraordinaire œuvre philosophique.
Breizh-info.com : Que peut apporter la lecture d’un artiste asiatique né il y a une centaine d’années, à un jeune Européen d’aujourd’hui ?
La weltanschauung de Yukio Mishima est le fruit d’un parcours long, fondé, réel et concret. Elle n’a pas de frontières, elle n’est pas limitée dans le temps. Une vision « antique » mais incarnée et « personnalisée », confectionnée par un homme d’aujourd’hui – un homme de succès – dans la société actuelle. Cet élément est fondamental car, au-delà du geste final de 1970, il nous enseigne à vivre dans ce monde-ci, non pas dans un monde lointain, idéal ou idéalisé. Sans renoncer à la vie et aux biens d’aujourd’hui, mais en se concentrant sur les choses qui comptent le plus, en donnant la juste mesure à ce qui nous entoure et à ce qui nous arrive, mettant de l’ordre dans notre vie, avec hiérarchie.
Propos recueillis et traduits par Audrey D’Aguanno
*Yukio Mishima. Ultimo samurai, Federico Goglio (textes) Massimiliano Longo (Illustrations)
Ferrogallico, 2019.