Le vaste empire russe a connu un contre-coup de notre Révolution, suite au règne de l’Allemande, la « Grande Catherine » (1729-1796), tandis que se développait la lutte entre le slavophilisme et l’occidentalisme. C’était après le règne de Paul Ier (1754-1801, mort assassiné) puis de son fils, Alexandre Ier (1777-1825, qui mourut empoisonné, dit-on), puis du frère de celui-ci, Nicolas Ier (1796-1855), dont le règne commença par la renonciation de son aîné, Constantin (né en 1779). Attention de ne pas mélanger, ce sont des familles très nombreuses (au moins dix descendants officiels chacun, sans parler des bâtards). Nicolas Ier mourut de la grippe et pas encore de la covid. Nicolas II fut son petit-fils. Il faut lire Henri Troyat, né Lev Aslanovitch Tarassov en 1911 à Moscou, bien placé pour décortiquer les onze fuseaux horaires de l’immense pays.
On est désormais un peu en avance sur deux cents ans… Les Russes aiment les fictions, ils l’ont prouvé tout au long des siècles depuis Andréi Roublev. Pas de meilleure porte pour le comprendre que les deux romans de Iouri Tynianov : « Le Lieutenant Kijé » et « La Mort du Vazir-Moukhtar »… les deux traduits par Lily Denis (chez Gallimard). Soit d’abord l’histoire d’un lieutenant qui n’existe pas avant le coup d’Etat (raté) des Dékabristes, une insurrection qui eut lieu en décembre 1825, sous Nicolas Ier — lequel régna de 1825, précisément, à sa mort.
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« Le Lieutenant Kijé » (« Podporoutchik Kijé », en russe) est le fruit d’une création grammaticale « d’un militaire qui n’existe pas ». Et voici comment et pourquoi. C’est une histoire de ce qu’il advient lorsque règne le mutisme terrifié des subalternes. Un scribe du régiment Préobrajenski, distrait de son travail par l’entrée d’un officier, inscrit « Podporoutchik Kijé » (lieutenant Kijé) au lieu de « Podporoutchiki-jé » (« quant aux lieutenants » Stiven, Rybine et Azantchéïev). Ce qui sera lu par le tsar… C’est la beauté de leur dialecte, à Saint-Petersbourg : pareille aventure ne peut exister que chez ces habitants de l’empire du Nord.
Toujours est-il que c’était là un bureaucrate très ennuyé. Au tyran, le tsar Paul qui lisait la liste, il fallait faire croire à l’existence dudit lieutenant sous peine d’un tsunami de problèmes et d’un possible tremblement de terre, du ciel jusque dans la boue. La déportation en Sibérie était déjà très efficace. Notre « lieutenant Kijé » partit un beau matin entre deux gendarmes… et ne revint que par grattage de son existence lors de la mort du despote. Belle leçon !
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Tynianov raconte la fin de vie d’Alexandre Griboïedov en 1928, presque cent ans (janvier 1829) après les événements qui se sont déroulés à Téhéran (alors capitale de la Perse) lors d’un soulèvement de gilets jaunes de cette époque, excités par un Écossais, le docteur (en médecine) John McNeill (1795-1883) qui bricolait pour la Compagnie britannique des Indes orientales. Alexandre Sergueïevitch Griboïedov était né en 1794, à Moscou. Il était fils de petite noblesse… Il fit ses études à l’université de Moscou de 1810 à 1812. Il obtint un brevet de lieutenant chez les hussards mais il s’en retira en 1816. Cette même année il fut initié aux Amis réunis, une loge maçonnique de Saint-Petersbourg. En 1816, à vingt-deux ans, il avait écrit une première pièce : « Les Jeunes époux », qui fut jouée à Saint-Petersbourg. C’était la promesse d’un auteur plein de talent, doublé d’un compositeur qui devint diplomate.
En 1829, son chef-d’oeuvre n’était pas encore joué car il était retenu par la censure depuis sa rédaction en 1821-1822. « Le Malheur d’avoir trop d’esprit » fut finalement joué, en version allemande, à Revel (Tallin) en Estonie, en 1831. C’est dire… Il avait appris la langue perse lors d’un premier séjour à Téhéran avant la guerre de 1821-1823. En 1825, il ne participa pas au soulèvement du 26 décembre ni à la mutinerie du 3 janvier suivant. Mais il sympathisait…
La tension était grande dans ce qui restait de l’empire perse. En Perse régnait Fath Ali Shah (1772-1834), du puissant peuple des Kadjars. Son pouvoir était toutefois miné par la rivalité des Russes et des Britanniques — les premiers cherchant à atteindre le golfe Persique et l’Asie centrale, les seconds à protéger la route de l’Inde. Le « Grand Jeu » commençait… Puissance continentale, l’Empire russe cherchait, au XIXe siècle, à poursuivre son avancée vers la mer Noire et le Caucase contre l’Empire ottoman…Tout comme l’avancée en Sibérie, ces progrès territoriaux inquiétaient Londres qui les considérait comme une menace. La City s’était par ailleurs allié à l’Ottoman. Une course commença entre ces grandes puissances.
La guerre russo-persane de 1804-1813 et les traités de Golestan (1812) et Turkmanchai (1828) firent perdre aux Kadjars leurs possessions dans le Caucase, au nord de l’Araxe, et procurèrent aux Russes une situation avantageuse en Perse. Grosse humiliation pour les fournisseurs de drones. Et c’est ainsi que le 30 janvier 1829, Griboïedov, devenu ministre plénipotentiaire, et à l’origine du traité de Turkmanchai, se retrouva en visite à Téhéran. Une foule, déchaînée par l’illustre McNeill, envahit l’ambassade russe, la pilla et assassina « la quasi-totalité » du personnel, attachant le cadavre de Griboïedov à un cheval qu’elle promena par les rues, mutilant et dépeçant à mesure la « dépouille »…
Le corps mutilé fut transporté vers la Russie sur « une arba attelée de deux boeufs » que rencontra plus tard l’ami Pouchkine (1799-1837), en route vers l’armée russe en guerre contre la Turquie. Il le rapporte dans « Voyage à Arzoum »… Griboïedov fut inhumé à Tbilissi, au monastère de Saint-David. Sa veuve, Nina Griboïedova, fille de son ami le prince Tchavtchavadze, « qu’il avait épousée quelques mois auparavant, y éleva un monument en sa mémoire ».
MORASSE
Crédit photo : L’insurrection des Décembristes, par Vassili Timm. Domaine public
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