Alsace autonomiste. Pierre Rieffel, le dernier Loup Noir, est mort

C’est un monument sacré de l’Alsace autonomiste qui est parti ce lundi 24 octobre 2022 : Pierre Rieffel, dernier survivant et chef de l’unique groupe clandestin que l’Alsace ait jamais connu à l’époque moderne, est décédé à l’âge de 94 ans. Il rejoint ainsi ses camarades René Woerly (décédé en 2012) et Ewald Jaschek (décédé en 2016), qui ont ainsi formé le trio des Loups Noirs, mais aussi Gerhard Ratzel (décédé en 2014) qui fut le fournisseur allemand en explosifs de ses compagnons.

Le nom de Pierre Rieffel restera à jamais associé au plus légendaire coup d’éclat des Loups Noirs : le double plastiquage de la Croix de Lorraine de la colline Staufen à Thann (Haut-Rhin), en mars et septembre 1981. Cette croix, dédiée à la Résistance pro-française en Alsace durant la Seconde Guerre mondiale, avait été érigée après la guerre, et sa première pierre posée par le Général de Gaulle. Une grande plaque en bronze indiquait :  » Face à l’envahisseur notre fidélité a bravé la force, trois siècles en témoignent : 1648-1948 « .

L’actuelle Croix de Lorraine dominant la ville de Thann

Quelle était la motivation des Loups Noirs (en allemand : Elsässische Kampfgruppe Die Schwarzen Wölfe ; Groupe alsacien de combat Les Loups Noirs) pour s’en prendre à ce monument ? Désespérés et révoltés de voir leur langue maternelle alsacienne disparaître sous l’effet de la politique de francisation linguistique entreprise par l’État français depuis 1945, ces trois quinquagénaires sans histoire (du moins en apparence) avaient décidé de suivre l’exemple des Sud-tyroliens, des Basques ou des Bretons pour faire valoir leurs revendications.

La lettre envoyée à la presse après l’attentat

 » Pas de monument des soi-disant « libérateurs » tant que les politiciens n’acceptent pas les conditions que nous avons posées.

1681-1981

300 ans de colonialisme français en Alsace, ce sont 300 ans de trop !

La conquête de l’Alsace-Lorraine n’était pas, à l’époque, une libération, mais un vol commis en violation des droits des peuples.

Nous exigeons l’enseignement de l’allemand dans toutes les écoles d’Alsace-Lorraine.

Nous ne laissons pas asservir notre langue maternelle et notre culture :

Nous voulons être un peuple libre, dans son propre pays !

Groupe de combat alsacien.

Les Loups Noirs « 

Plastiquée une première fois le 16 mars 1981, la croix sera très rapidement reconstruite et inaugurée le 18 juin 1981 (en présence d’une certaine Martine Aubry, alors chef de cabinet du ministre des Anciens Combattants). Las, elle sera de nouveau plastiquée par les Loups Noirs en septembre 1981 (la troisième croix, celle actuellement en place, sera inaugurée en 1986).

De nos jours, les visiteurs avertis du Staufen peuvent encore voir les ultimes vestiges de l’action des Loups Noirs : les grands blocs de béton recouverts de mousse ne sont autres que les vestiges des deux précédentes croix dynamitées.

L’attentat de septembre 1981 sera le dernier : les mystérieux Loups Noirs seront finalement appréhendés par les autorités en octobre 1981.

C’est alors que l’Alsace découvrira enfin le visage de ce groupe qui suscitait toutes les interrogations et les réprobations (les approbations n’étant pas nécessairement inexistantes mais se faisant beaucoup plus discrètes) : celui de trois quinquagénaires sans passé judiciaire.

Leurs noms : Pierre Rieffel, René Woerly, Ewald Jaschek. Trois petits artisans : un distillateur, un chauffagiste, un horloger.

Leur procès fera ressortir les traumatismes de leur histoire personnelle, et par-delà de l’Alsace toute entière : le père de Pierre Rieffel avait été dépoté au Struthof après la Libération pour faits de collaboration (ayant principalement consisté à avoir conservé son poste de maire du village de Breitenbach), et son fils Pierre très sévèrement passé à tabac (la marque de la fracture du crâne est toujours restée visible au scanner) par des FFI pour avoir tenté d’apporter de la nourriture à son père détenu ; René Woerly a également été molesté après la guerre car son frère s’était volontairement engagé dans l’armée allemande ; quant à Ewald Jaschek, Allemand de Pologne, enrôlé dans la Wehrmacht , il s’était volontairement mutilé à la fin de la guerre, et a épousé son infirmière alsacienne, qui fut tondue à la Libération pour avoir été infirmière militaire.

Tous les trois s’exprimaient avec difficulté en français (seul Pierre Rieffel disposait d’une maîtrise convenable de la langue de Molière) et n’acceptaient pas de devenir étrangers au sein de leur propre pays. Cette rupture linguistique était vécue par cette génération jusqu’au sein même des familles, où les grands-parents ne pouvaient plus communiquer avec leurs petits-enfants. Pierre Rieffel le répétait : il n’avait rien contre la langue et la culture françaises, qu’il trouvait très respectables, mais il n’acceptait pas l’effacement de la langue allemande (et du dialecte alsacien) en Alsace-Lorraine.

Leur décision de passer à l’action clandestine avait été motivée par les échecs des mouvements régionalistes qui avaient émergé dans les années 1970 et dans lesquels ils avaient milité.

Tout ou presque dans les Loups Noirs relevait de l’amateurisme attendrissant. L’auteur de ces lignes a pu recueillir auprès de plusieurs des acteurs et témoins des Loups Noirs des dizaines d’anecdotes : le tampon du mouvement fabriqué à partir de tampons vendus pour les enfants ; la rencontre fortuite avec le fournisseur des explosifs lorsque ce dernier donna sa carte de visite sur laquelle était indiquée son métier de démolisseur en bâtiment ; l’aiguille de l’horloge à retardement bloquée lors de la première tentative d’attentat à Turckheim en décembre 1980, et le démontage incroyablement risqué du dispositif en plein de milieu de la nuit, à quelques mètres de maisons d’habitation. Ou encore le carton jeté dans la rivière après le premier attentat de Turckheim, qui permettra aux enquêteurs de remonter jusqu’aux auteurs. Sans oublier le conseil du juge lors du procès : si vous recommencez, n’impliquez pas vos épouses, elles étaient trop bavardes au téléphone !

La justice sera perspicace avec les accusés : les peines prononcées seront relativement légères (2-3 ans de prison), évitant de faire des Loups Noirs des martyrs. Après cette aventure improbable, les Loups Noirs reprendront leur vie, après avoir été matériellement ruinés par les condamnations.

D’une façon plus pacifique et légale, Pierre Rieffel ne reniera jamais ses actions et son engagement. Jusqu’à la fin de sa vie, il accueillera les visiteurs chez lui, qu’ils soient des sympathisants de l’autonomisme alsacien ou de simples curieux désireux de faire connaissance avec le « monument » qu’il était devenu. Il reviendra naturellement dans son village natal de Breitenbach. Ami des animaux, il continuera une vie plus paisible, poursuivant jusqu’à un âge très tardif son activité de distillateur. Sa liqueur aux œufs, pour ceux qui ont eu la chance de la goûter (avec ou sans modération), reste parmi les nombreux souvenirs inoubliables de ceux qui ont connu Pierre Rieffel.

Sa vie mouvementée n’ayant pas toujours été de tout repos, ses amis ne peuvent que lui souhaiter de trouver le repos et la paix dans l’éternité. Ruhe in Frieden !

Nicolas de Lamberterie

De gauche à droite : Pierre Rieffel, Gerhard Ratzel, René Woerly, Ewald Jaschek.

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2022, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

5 réponses à “Alsace autonomiste. Pierre Rieffel, le dernier Loup Noir, est mort”

  1. lionel baland dit :

    Il y a eu la même chose dans la partie germanophone de l’Italie.

  2. Lacuson dit :

    Doue da bardono d’an anaon.
    Kimiad Pierre Rieffel.

  3. WISSELMANN dit :

    bravo et merci pour cet article; l’enterrement a eu lieu aujourd’hui. Räj in Fréda Pierre !
    ELSASS FREI !!

  4. Zeromino dit :

    PiedsNoirs ,je me suis installé en Allemagne en 1970 et j’étais enseignant à Strasbourg.J’enseignais dans une classe de transition où il n’ y avait que des alsaciens.Qand j’ai demandé à mes « collègues » quelle langue parlaient les élèves que je ne comprenais pas,personne ne répondait.L’année suivante,alors que j’étais en formation,j’appris qu’ils étaient DIALECTOPHONES!!?.Dans Strasbourg tout le monde parlait alsacien.Dans les villages,citation d’un consul, »si on s’adresse aux villageois en français,ils répondent en alsacien ».J’appris que cette langue était interdite dansles écoles:Le lundi,le directeur d’école qui entendait un élève parler alsacien ,lui donnait une pierre.L’elève donnait cette pierre au prochain élève qui parlait alsacien…et le samedi le dernier élève qui avait la pierre était puni.Dans mon collège,ils recevaient une heure de retenue.l’Ecole est bien une arme ..Devant enseigner l’histoire dans les classes de transition,j’ai trouvé par hasard un petit bouquin qui relatait comment la France s’était installée en Alsace et pour la première fois je découvrais la DÉCAPOLE et son histoire.Allez sur internet sur le site : »Histoire de l’annexion de l’Alsace par la France – Hopla net … 02.01.2015 La France promet le Landgraviat d’Alsace à Bernard de Saxe-Weimar (1635-1639) … B. Vogler dans son Histoire culturelle de l’Alsace (1994). »(Bernard Vogler est historien et universitaire) Depuis quelques années l’alsacien a disparu des villes. PiedsNoirs,je comprends tout à fait ce qu’ Alsaciens, Bretons peuvent ressentir,nous qu’on a CHASSÉS de notre pays natal car même Macron n’a fait aucune référence à notre peuple quand il était en Algerie(sorte de « génocide »culturel)Et je pressens avec plus que de l’amertume ce qu’il adviendra de nous tous avec cette mondialisation.

  5. Henri dit :

    Mes grands-parents étaient tous occitanophones, et les trois quarts de leurs petits enfants, tous francophones, ont oublié l’occitan. Je me dis que dans un siècle l’anglais aura vengé l’occitan, l’alsacien, le breton, le flamand, le corse, voire le créole, et que le français ne sera plus parlé que dans les pays les plus pauvres du monde : ceux de l’Afrique dite francophone. Un signal encourageant : les « élites » françaises mondialisées parlent de plus en plus l’anglais entre elles, comme Jean Monnet qui le parlait chez lui en famille.

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

Religion, Sociétal

Strasbourg. La mairie EELV éteint la cathédrale… puis fait marche arrière

Découvrir l'article

Politique

Alsace. Unser Land se lance dans la campagne des législatives et présente ses candidats

Découvrir l'article

BREST

Strasbourg, nouvelle destination directe au départ de Brest

Découvrir l'article

Sociétal

Autonomie des régions : la Corse avant l’Alsace..puis la Bretagne ?

Découvrir l'article

Culture & Patrimoine, Histoire

Alsace. Parution d’une traduction française des mémoires d’Otto Meissner

Découvrir l'article

International, Politique

Cinq autonomistes alsaciens d’Unser Land condamnés… pour deux pots de peinture

Découvrir l'article

International, Politique

Vers une Alsace autonome sur le modèle corse ? Une décision sera prise au printemps…

Découvrir l'article

Culture & Patrimoine, Histoire, Politique

Macron ne veut pas d’une région Alsace… et quid de la réunification de la Bretagne ?

Découvrir l'article

Tribune libre

Affirmer le peuple alsacien, parce qu’il existe. 2013 – 2023 : le référendum, dix ans après [L’Agora]

Découvrir l'article

Sociétal

L’alsacien sera enseigné à la maternelle pour la première fois dans des écoles publiques à la rentrée scolaire 2023

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Clicky