En deux décennies, Netflix s’est imposé dans l’intimité de 220 millions de personnes à travers le globe, happées par son service de vidéos à la demande (VOD). La firme californienne a créé et imposé un modèle de divertissement, portant un coup redoutable au cinéma. Mais le colosse audiovisuel a-t-il les pieds d’argile ? Management impitoyable, productions idéologiquement biaisées, monopole remis en cause par Disney et Amazon, dépendance et lassitude du public, Édouard Chanot nous livre son constat critique sur les faiblesses, mais aussi les forces de cet empire du divertissement : jusqu’où étendra-t-il son emprise ?
Journaliste, Édouard Chanot a travaillé pour Sputnik News à partir de 2016, avant de diriger la rédaction parisienne de 2020 à 2022. L’Empire Netflix, l’emprise du divertissement est son premier ouvrage publié dans la collection Désintox, qui est consacrée aux médias.
Nous l’avons interrogé ci-dessous. Livre à commander chez la Nouvelle librairie.
Breizh-info.com : Votre livre s’attaque à un empire. Netflix. La marche n’est-elle pas trop haute ?
Edouard Chanot : C’est sûr, un essai de 65 pages contre un empire audiovisuel aux 221 millions d’abonnés ! C’est une bien modeste pichenette contre la pression immense de l’esprit du temps. J’espère néanmoins que mes lecteurs jugeront que j’ai fait œuvre utile !
Breizh-info.com : Nage-t-on avec Netflix, dans la société de propagande, dans la fabrique du consentement ?
Edouard Chanot : Netflix contribue à délimiter le périmètre des interdits moraux. Comme le dit joliment mon éditeur François Bousquet, « le vrai pouvoir, c’est la production de la parole autorisée ». Les plateformes VOD détiennent ce pouvoir : elles peuvent faire évoluer les esprits, en rendant une idée saugrenue acceptable, puis populaire au sein de la population. Les productions audiovisuelles de Netflix contribuent aujourd’hui à façonner décisivement les opinions, dans le sens du libéralisme-libertaire ambiant.
L’action de la plateforme est d’autant plus insidieuse que ses spectateurs s’abonnent et d’une certaine manière s’abandonnent à elles. 221 millions d’abonnés (et leur proches) regardent en effet des séries longues de plusieurs saisons durant leur temps de repos, sur leur canapé ou dans leur chambre à coucher. Dans notre intimité, sans doute sommes-nous d’autant plus intellectuellement vulnérables.
Peut-être avez-vous aussi entendu parler du « binge watching », le fait de regarder d’affilée des heures et des heures des séries. Les séries sont écrites et réalisées pour nous passionner bien sûr – pour connaître la suite de chaque épisode ! Plus encore, physiologiquement, l’audiovisuel provoque sans peine des stimuli dans notre cerveau, qui apprécie et redemande le même flot d’émotions. Ce mécanisme physiologique, analogue aux jeux vidéo, n’est pas non plus si différent de la consommation de drogue… même si, heureusement, notre esprit conserve un semblant de libre-arbitre face aux séries.
Breizh-info.com : Est-on également et progressivement dans une forme d’effondrement qualitatif du cinéma avec l’avènement de Netflix comme d’autres plateformes d’ailleurs ?
Edouard Chanot : Netflix a opéré une révolution audiovisuelle. Imaginez : il y a 20 ans, elle louait des DVD par correspondance. Aujourd’hui, elle produit ses propres séries, qui obsèdent des millions de personnes. Or, on ne pense et on ne produit pas une série de trois saisons de dix épisodes, consommée dans la paume de la main, de la même façon qu’un film de 90 minutes destiné au grand écran. Les producteurs sont très certainement beaucoup plus regardants sur certaines dépenses, et le seront de plus en plus. La profondeur de champ, le jeu de lumières, les effets spéciaux et j’en passe… tout cela peut être au moins partiellement remis en cause, comme il existe déjà des productions taillées – simplifiées – pour la télévision. Cela dit, tout n’est pas si apocalyptique. Le temps que procure la série permet aussi de développer une trame et une richesse narratives, et donc des dialogues.
Je ne suis pas un critique cinématographique. Ceux interviewés dans mon essai regrettent que l’algorithme de Netflix contribue aussi à la disparition de la créativité, que l’intelligence artificielle standardise le 7eme art. En effet, il permet à l’entreprise de savoir ce que ses abonnés aiment pour produire ce qu’ils demandent. C’est ainsi qu’ils ont produit House of Cards en 2014, après avoir découvert via l’algorithme que les abonnés appréciaient Kevin Spacey et les drames politiques. Fin septembre, Netflix a annoncé vouloir miser sur les jeux vidéo, et créer son propre studio. Mike Verdu, qui dirige ce département au sein de l’entreprise, a récemment déclaré « nous regardons ce que nos abonnés aiment ». Pour moi, c’est clair : ils ont encore réussi à faire parler leur algorithme.
Breizh-info.com : Les téléspectateurs semblent toutefois, en Occident, commencer à sérieusement bouder les entreprises de propagande cinématographique intentées notamment par Netflix. Le géant ne va-t-il pas être obligé de suivre l’avis des consommateurs, et donc de mettre à la poubelle la propagande woke permanente ?
Edouard Chanot : Netflix a perdu 200 000 abonnés au début de l’année, mais les causes sont nombreuses – la concurrence de Disney et d’Amazon est rude. Cela étant dit, il est possible que l’on assiste au moins à une évolution. Miser sur une disparition totale du wokisme me parait excessivement optimiste : tout le monde audiovisuel, et la Californie, baigne dans cette idéologie. Mais peut-être sera-t-elle, en effet, un peu mieux contrebalancée, pour des raisons avant tout commerciales comme vous le soulignez. Netflix n’a aucun intérêt à n’offrir que des productions qui ne plaisent qu’à une minorité de radicalisés.
Mon essai s’ouvre sur une analyse de l’entreprise elle-même. J’ai voulu déceler l’intention originelle de cette entreprise, pour décerner un peu son avenir. Ses fondateurs rêvaient avant tout de bâtir un empire capitaliste, pas de propager le wokisme. D’ailleurs, un tournant a déjà été pris au sein de Netflix. En octobre 2021, des salariés de l’entreprise avaient manifesté et accusé de « transphobie » l’humoriste David Chapelle, qui avait trouvé « étrange » l’idée d’être « né dans le mauvais corps ». La direction n’a guère apprécié semble-t-il. La rumeur rapporte que de nombreux militants woke se trouveraient parmi les salariés licenciés au printemps dernier. Plus explicitement, il est désormais possible de lire « suivant votre fonction, vous pourriez travailler sur des titres heurtant votre sensibilité », dans le mémo de l’entreprise, la bible du management de Netflix.
Plus légèrement, regardez par exemple deux des dernières bandes annonces de Netflix : Notre-Dame et A l’Ouest rien de nouveau, adapté du chef d’œuvre d’Erich Maria Remarque. La première est une caricature de l’événement tragique du printemps 2019, la seconde plaira davantage à un public écœuré par les productions woke. Peut-être est-ce un signal faible ?
Breizh-info.com : Comment se libérer de l’emprise du divertissement, symbolisé aujourd’hui par Netflix mais pas que ?
Edouard Chanot : En gardant la tête froide. Je consomme moi-même Netflix et les autres plates formes : je serais bien mal placé pour donner des leçons d’abstinence. Cela dit, regarder, sélectionner, abandonner une production en cours de visionnage, et en définitive conserver un tant soit peu d’esprit critique, en prenant du recul, en débattant de ces productions audiovisuelles qui peuvent être passionnantes, me semble tout à fait possible. Et bien sûr, n’hésitons jamais à lâcher l’application, pour lui préférer un livre ou une activité physique au grand air ! Men sana in corpore sano, n’est-ce pas ?
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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5 réponses à “Edouard Chanot « L’Empire Netflix contribue à délimiter le périmètre des interdits moraux » [Interview]”
L’ empire ôte leurs cultures aux pays qu’il soumet. Après 1945, les dirigeants amécains nous imposèrent un quota de films produits par Hollywood. Avec d’autres manoeuvres commerciales et financières, cela tua la production française.
Il n’y a pas 50 façons de rester libres, je n’ai jamais regardé vidéo de Netflix.
Je suis abonné à Netflix mais je suis tout à fait capable de choisir ce que je souhaite regarder en éliminant systématiquement tout ce qui a trait au wokisme ou tout autre déviation de ce type : satanisme, tendance LGBT … Toute personne peut faire preuve de libre arbitre au lieu d absorber passivement toute la production proposée par la chaîne
Certes vous restez libre de choisir, mais parmi les productions de N. , et votre abonnement finance ce monstre.
Bien d’accord avec vous.
Il est possible de faire preuve de libre-arbitre devant Netflix comme ailleurs dans la vie.
Nul n’est obligé d’être un mouton devant l’écran.
Avec un peu de patience pour chercher dans le catalogue et en n’hésitant pas à abandonner une série ou un film en quelques minutes si je ne suis pas convaincue, j’ai trouvé des petits trésors et passé d’excellents moments.
Ce qui ne m’a pas empêchée de suspendre mon abonnement pour 6 mois et de passer chez Amazon (moins cher) en signe de protestation, mon temps de recherche de programme convenable et non woke s’étant beaucoup allongé…
Nombre de mes connaissances font de même et changent régulièrement de plateforme ou se retirent.
A moins d’être très calé pour trouver du streaming gratuit, ce que je ne sais pas faire, les plateformes sont malgré tout un lieu de détente peu onéreux.
Surtout que je ne remettrai pas les pieds dans une salle de cinéma après le cirque Covid, surtout pour y voir des navets français subventionnés, que je boycotte à vie.