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Tribune libre. Quelques réflexions difficiles sur l’Après-Ukraine, par Graham Fuller

Ancien officier de renseignement américain, ayant successivement servi à la CIA – il a été chef de poste à Kaboul –, puis au National Intelligence Council, dont il fut vice-président. Il a ensuite rejoint la Rand Corporation en tant que politologue senior spécialisé dans le Moyen-Orient. Il est aujourd’hui professeur d’histoire à l’Université Simon Fraser. Graham E. Fuller est l’auteur de plusieurs livres consacrés aux questions géopolitiques du monde arabe.

Cette tribune, que Breizh Info reprend, est la version française du texte de Graham Fuller « Some hard thoughts about post Ukraine » publié sur son site (https://grahamefuller.com/some-hard-thoughts-about-post-ukraine/) le 19 juin 2022, republié avec l’autorisation de l’auteur (traduction CF2R).

La guerre en Ukraine s’est prolongée suffisamment longtemps pour révéler certaines trajectoires claires. Tout d’abord, deux réalités fondamentales :

  1. Poutine doit être condamné pour avoir lancé cette guerre – comme pratiquement tout dirigeant qui lance une guerre. Poutine peut être qualifié de criminel de guerre – en bonne compagnie avec George W. Bush, qui a tué beaucoup plus de gens que Poutine.
  1. La condamnation secondaire revient aux États-Unis (OTAN) qui ont délibérément provoqué une guerre avec la Russie en poussant implacablement leur organisation militaire hostile, malgré les notifications répétées de Moscou sur le franchissement des lignes rouges, jusqu’aux portes de la Russie. Cette guerre n’aurait pas dû avoir lieu si la neutralité ukrainienne, à la manière de la Finlande et de l’Autriche, avait été acceptée.

Au lieu de cela, Washington a appelé à une défaite nette de la Russie. Alors que la guerre touche à sa fin, où iront les choses ?

Contrairement aux déclarations triomphalistes de Washington, la Russie est en train de gagner la guerre et l’Ukraine a perdu la guerre. Tout dommage à long terme pour la Russie est sujet à débat.

Les sanctions américaines contre la Russie se sont avérées bien plus dévastatrices pour l’Europe que pour la Russie. L’économie mondiale a ralenti et de nombreux pays en développement sont confrontés à de graves pénuries alimentaires et au risque d’une famine généralisée.

Des fissures profondes apparaissent déjà sur la façade européenne de la soi-disant « unité de l’OTAN ». L’Europe occidentale va amèrement regretter le jour où elle a aveuglément suivi le joueur de flûte américain dans sa guerre contre la Russie. En effet, il ne s’agit pas d’une guerre ukraino-russe mais d’une guerre américano-russe menée par procuration jusqu’au dernier Ukrainien.

Contrairement aux déclarations optimistes, l’OTAN pourrait, en fait, en sortir affaiblie. Les Européens de l’Ouest réfléchiront longuement quant à la pertinence et aux coûts importants que provoquent les confrontations à long terme avec la Russie ou d’autres « concurrents » des États-Unis.

L’Europe reviendra tôt ou tard à l’achat d’énergie russe bon marché. La Russie est à sa porte et une relation économique naturelle avec elle sera finalement d’une logique écrasante.

L’Europe perçoit déjà les États-Unis comme une puissance en déclin dont la « vision » erratique et hypocrite de la politique étrangère repose sur le besoin désespéré de préserver le « leadership américain » dans le monde. La volonté de l’Amérique d’entrer en guerre dans ce but est de plus en plus dangereuse pour les autres.

Washington a également clairement indiqué que l’Europe devait s’engager dans une lutte « idéologique » contre la Chine, dans une sorte de combat protéiforme de la « démocratie contre l’autoritarisme ». Pourtant, il s’agit bien d’une lutte classique pour le pouvoir dans le monde. Et l’Europe peut encore moins se permettre de verser dans la confrontation avec la Chine – une « menace » perçue principalement par Washington mais peu convaincante pour de nombreux États européens et une grande partie du monde.

L’initiative chinoise « Belt and Road » est peut-être le projet économique et géopolitique le plus ambitieux de l’histoire mondiale. Elle relie déjà la Chine à l’Europe par voie ferroviaire et maritime. L’exclusion de l’Europe du projet »Belt and Road » lui coûtera cher. Notez que « Belt and Road » traverse la Russie.

Il est impossible pour l’Europe de fermer ses portes à la Russie tout en conservant l’accès à ce mégaprojet eurasien.

Ainsi, une Europe qui perçoit les États-Unis comme étant déjà en déclin n’a guère d’intérêt à rejoindre le wagon de tête contre la Chine. La fin de la guerre en Ukraine amènera l’Europe à reconsidérer sérieusement les avantages qu’il y a de soutenir la tentative désespérée de Washington de maintenir son hégémonie mondiale.

L’Europe traversera une crise d’identité croissante dans la détermination de son futur rôle mondial. Les Européens de l’Ouest en auront assez d’être soumis à la domination américaine sur la politique étrangère européenne, qui dure depuis 75 ans. À l’heure actuelle, l’OTAN est la politique étrangère européenne et l’Europe reste inexplicablement timide dans l’affirmation d’une voix indépendante. Combien de temps cela va-t-il durer ?

Nous voyons maintenant comment les sanctions américaines massives contre la Russie, y compris la confiscation des fonds russes dans les banques occidentales, amènent la plupart des pays du monde à reconsidérer la pertinence de miser entièrement sur le dollar américain à l’avenir. La diversification des instruments économiques internationaux est déjà à l’ordre du jour et ne fera qu’affaiblir la position économique autrefois dominante de Washington et son instrumentalisation hégémonique du dollar.

L’une des caractéristiques les plus inquiétantes de cette lutte russo-américaine en Ukraine est la corruption totale des médias indépendants. En effet, Washington a remporté haut la main la guerre de l’information et de la propagande, en orchestrant tous les médias occidentaux pour qu’ils chantent le même refrain au sujet la guerre en Ukraine.

L’Occident n’a jamais été témoin d’une telle imposition générale de la perspective géopolitique et idéologique d’un pays dans son espace. Bien entendu, on ne peut pas non plus faire confiance à la presse russe.

Au milieu d’un barrage de propagande antirusse virulente dont je n’ai jamais vu l’équivalent pendant mes années de guerre froide, les analystes sérieux doivent creuser profondément ces jours-ci pour avoir une compréhension objective de ce qui se passe réellement en Ukraine.

Si seulement cette domination des médias américains, qui nie presque toutes les voix alternatives, n’était qu’une simple péripétie provoquée par les événements en Ukraine. Mais les élites européennes se rendent peut-être lentement compte qu’elles ont été poussées dans cette position d' »unanimité » totale ; des fissures commencent déjà à apparaître dans l’UE et l’OTAN.

Mais l’implication la plus dangereuse est qu’à mesure que nous nous dirigeons vers de futures crises mondiales, une véritable presse libre et indépendante est en train de disparaître, tombant entre les mains de médias dominés par les entreprises et proches des cercles politiques, dorénavant soutenus par les médias sociaux électroniques, qui manipulent tous le récit à leurs propres fins.

Alors que nous nous dirigeons vers une crise d’instabilité de plus en plus grande et dangereuse à cause du réchauffement climatique, des flux de réfugiés, des catastrophes naturelles et probablement de nouvelles pandémies, le contrôle étroit des médias occidentaux par les États et les entreprises devient très dangereux pour l’avenir de la démocratie.

Nous n’entendons plus de voix alternatives sur l’Ukraine aujourd’hui.

Enfin, il est fort probable que le caractère géopolitique de la Russie ait désormais basculé de manière décisive vers l’Eurasie. Pendant des siècles, les Russes ont cherché à être acceptés en Europe, mais ils ont toujours été tenus à distance. L’Occident ne veut pas discuter d’une nouvelle architecture stratégique et de sécurité. L’Ukraine n’a fait qu’intensifier cette tendance.

Les élites russes n’ont plus d’autre choix que d’accepter que leur avenir économique se trouve dans le Pacifique, où Vladivostok n’est qu’à une ou deux heures d’avion des vastes économies de Pékin, Tokyo et Séoul. La Chine et la Russie ont été poussées de manière décisive à se rapprocher de plus en plus l’une de l’autre, notamment en raison de leur souci commun de bloquer la liberté d’intervention militaire et économique unilatérale des États-Unis dans le monde.

L’idée que les États-Unis puissent diviser la coopération russe et chinoise qu’ils ont provoquée est un fantasme.

La Russie est brillante sur le plan scientifique, dispose d’une énergie abondante et est riche en minerais et métaux rares, tandis que le réchauffement climatique va accroître le potentiel agricole de la Sibérie. La Chine dispose des capitaux, des marchés et de la main-d’œuvre nécessaires pour contribuer à ce qui devient un partenariat naturel à travers l’Eurasie.

Malheureusement pour Washington, presque toutes ses attentes concernant cette guerre se révèlent incorrectes. En effet, l’Occident pourrait en venir à considérer ce moment comme l’argument final remettant en cause le fait de suivre la quête de domination mondiale de Washington dans des confrontations toujours plus nouvelles, dangereuses et dommageables avec l’Eurasie.

Et la plupart des autres pays du monde – l’Amérique latine, l’Inde, le Moyen-Orient et l’Afrique trouvent peu d’intérêts nationaux dans cette guerre fondamentalement américaine contre la Russie.

Graham Fuller (juin 2022)

Source :  Centre français de recherche sur le renseignement

Illustration : DR

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3 réponses à “Tribune libre. Quelques réflexions difficiles sur l’Après-Ukraine, par Graham Fuller”

  1. Nedeleg dit :

    Très intéressante cette analyse par un Américain de l’impérialisme-capitaliste américain mis en place par une équipe de forbans et de voyous sans scrupules !

  2. Pschitt dit :

    Quel pathos imbuvable d’un espion à la carrière médiocre. A ses yeux, l’Amérique reste toute-puissante — mais tout ce qu’elle fait est mal. Il ne peut y avoir de guerre russo-ukrainienne : toute guerre est nécessairement russo-américaine, et provoquée, qui plus est, par les Etats-Unis, Poutine n’étant que le « lanceur ».
    Il est curieux de constater la convergence entre ceux qui croient la Russie plus forte qu’elle n’est et ceux qui croient l’Amérique plus forte qu’elle n’est…
    Au surplus, sa prétention à décrire la suite des événements est grotesque (il paraît que ce monsieur a été jadis patron de la CIA à Kaboul : bravo pour sa clairvoyance). Il est ridicule par exemple de dire à la fois que « la Russie est en train de gagner la guerre » et que « tout dommage à long terme pour la Russie est sujet à débat ». Si le but de la guerre (pardon, de « l’opération spéciale ») était, comme l’a dit Poutine à plusieurs reprises, de réunifier la Russie et l’Ukraine, cette guerre-là est déjà perdue pour au moins deux générations. Quant à dire qu’une guerre est gagnée sans tenir compte d’éventuels dommages à long terme, c’est carrément idiot.

  3. Observateur dit :

    Un officier de renseignement qui est bien médiocre et qui écrit une prose indigeste. En plus, il a de profonde lacune en géopolitique. Mais n’oublions pas que la « Rand » est un bon organe de propagande du « deep state » et du complexe militaro-industriel américain. S’ il avait suivi l’évolution de l’Europe depuis la chute du mur (9 novembre 1989), il aurait appris qu’un texte important pour l’avenir de l’Europe centrale a été rédigé en 1994, il s’agit du « Protocole de Budapest ».
    Traité qui prévoit une garantie territoriale pour les territoires de la Biélorussie, du Kazakhstan et de l’Ukraine, qui doivent adhérer au « Traité de Non Prolifération nucléaire » (TNP1)et détruire leurs armes nucléaires hérités de l’URSS, et trois pays : les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie se portaient garant.
    Les Ukrainiens se sont fait avoir par les russes, car s’ ils avaient gardé leurs armes nucléaires, on aurait pas eu de « mouvement séparatistes » pro-russes dans le Donets et à Lougansk et les pseudos accords de Minsk 1 et 2 ou la Russie à l’origine du problème n’apparait pas ; les russes n’auraient pas envahi en 2014 la Crimée et la guerre actuelle n’aurait pas lieu.

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