La parution d’un inédit de Céline, Guerre en avril de cette année a pris une telle importance qu’elle a remisé quelque peu l’année Proust pour le centenaire de sa mort. On l’avait d’ailleurs refusé pour Céline en 1994. Au passage, il n’est pas pire pont aux ânes que ces mises en vis-à-vis de deux écrivains supposés d’égale importance, Corneille versus Racine, Voltaire versus Rousseau, Levy versus Musso…

Bien entendu, en bon petit célinien, j’ai lu tout de suite Guerre. C’est de la meilleure eau. Les quarante premières pages qui racontent le périple du maréchal des Logis Destouches, rentré grièvement blessé d’une mission risquée, soigné au poste de la Croix Rouge à Hazebrouck n’ont d’équivalent graphique que les Désastres de la guerre de Goya. La suite me fait penser aux Flamands, à Bosch, à Breughel et bien sûr à Otto Dix.

La guerre vécue pas Destouches, évoquée vingt ans plus tard, est une dénonciation sans appel, elle rejoint celle de Giono, celle de Genevoix.

Mon goût pour Céline m’est arrivé tard. La Grande guerre a suscité toute une littérature qui dans l’ensemble a sombré dans l’emphase, la déformation et même la falsification (un cas patent, le communiste Barbusse). Tout cela à vérifier chez Jean-Norton Cru (Témoins, 2° édition, 1993).

L’occasion de découvrir Céline m’est venue de ma sœur  aînée (92 ans aux prunes). Jeune femme de gauche (en paroles), pro F.L.N., un temps remarquée dans le petit monde du « nouveau roman ». Mais elle avait un mérite étonnant : elle lisait tout et lorsqu’un écrivain l’avait enthousiasmé, elle faisait partager, vous harcelait pour le découvrir. Ainsi, je lus, tout jeune, Henry Miller, ses Tropiques, Plexus, le Colosse de Maroussi. Il y a d’ailleurs de la proximité entre lui et Céline, une même fureur de vivre, de détester tout ce qui réduit l’homme à sa fonctionnalité.

Ma sœur lut Rigodon  à sa sortie, en 1969. Ce fut un choc. Elle cria au génie et se mit à tout dévorer m’invitant à la suivre. Le Voyage au bout de la nuit était surprenant mais encore dans le sillage de Zola. C’est Mort à crédit qui marque la césure avec tout ce qui avait été écrit avant lui. Jusqu’à sa mort puis posthumes, puis inédits et retrouvés dans des conditions pour le moins rocambolesques, les livres de Céline sont toujours là, au premier rang.

Guerre a reçu un accueil presque partout louangeur MAIS presque toujours conclu par un acte de contrition et cette angoisse : comment peut-on aimer, admirer un écrivain qui fut un parfait salaud, nazi, « collabo », antisémite forcené ?

J’ai lu les pamphlets. A propos de  Bagatelles pour un massacre (1937), André Gide écrivit : « Céline excelle dans l’invective. Il l’accroche à n’importe quoi. La juiverie n’est ici qu’un prétexte, qu’il a choisi le plus trivial (…) Et Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est le moins mesuré. C’est un créateur… »

En fait, il était un imprécateur. La veine satirique, classique, il faut aller la lire chez Rebatet,  Les Décombres  (1942). Pour les nazis, Céline était le pire des collaborateurs imprévisible, délirant, inopérant, un vrai repoussoir.

Je n’ai pas la maniaquerie des vrais céliniens qui parlent, écrivent comme le font les casanovistes, les beylistes, les hugoliens, les proustiens… Je le lis, je l’oublie, pendant des années et puis j’y retourne… C’est en même temps que Guerre que j’ai lu, pour la première fois, sa thèse de doctorat de médecine :  La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865).

En fait tout Céline est déjà dans le doctorant Louis-Ferdinand Destouches. Semmelweis est un médecin de souche hongroise, tourné vers l’obstétrique. Effaré par les ravages de la fièvre puerpérale qui emporte un nombre considérable de femmes en couches, il comprend que tout tient au manque d’hygiène des médecins accoucheurs qui ne se désinfectent pas après avoir pratiqué des dissections. Il impose le lavage des mains avec une solution d’hypochlorite de calcium. Les effets sont immédiats, la fièvre puerpérale recule. Mais Semmelweis se heurte aux réticences et même à l’hostilité de sommités médicales. Il est d’un tempérament exigeant et même intransigeant. Déjà tenu à l’écart, il met quatorze ans à publier la somme de ses travaux. Elle est mal accueillie, sa santé psychique se dégrade. Il est interné dans un asile où il meurt à 47 ans, victime de violences extrêmes de la part de ses gardiens.

Aujourd’hui, Semmelweis est tenu pour un pionnier, reconnu partout, gloire nationale pour les Hongrois.

Racontée par Destouches, la vie de Semmelweis n’a rien d’édifiant, d’hagiographique. L’écriture est encore « classique ». Mais c’est en fait une réflexion sur tout ce qui corrompt, empoisonne l’humanité : la suffisance, l’arrogance, l’impunité des détenteurs du pouvoir, démocraties ou dictatures. Il a déjà vu les méfaits du colonialisme (tout comme Gide, Simenon), du capitalisme, la robotisation du travail chez Ford, en attendant la mystification communiste (Mea Culpa, 1936).

Sa conclusion à Semmelweis est un constat qui mérite d’être cité ici : « Dans l’effroyable dénouement de ce martyre, dans la perfection même de cette coalition douloureuse, il ne peut pas y avoir que l’effet de nos petites volontés. Nous n’avons pas ce génie dans le mal, on doit l’espérer. Les âges de l’humanité s’accomplissent sans doute avec une majesté cruelle et redoutable, mais ils s’en vont vers la lumière. L’âge de la vie doit venir après les siècles de la mort…

« Temps farouches du passé, temps guerriers, temps fragiles au fond comme tout ce qui est masculin. Aussi longtemps que la force physique permit tous les exploits, tant que le muscle fut l’instrument même de la puissance, la virilité resta la base e nos sociétés mais, aujourd’hui, la force physique, c’est peu de chose. Demain ce ne sera plus rien, demain l’audace bruyante, vite épuisée, ne sera plus d’aucun prix, il faudra pour être vraiment fort respecter la vie…

« Le génie mâle, en vérité, a réalisé d’admirables constructions logiques et mécaniques, mais n’a-t-il pas détruit  bien plus encore dans le domaine de l’idéal et ne menace-t-il pas de détruire aussi son propre royaume de la matière ? C’est une triste infirmité de sa verve féroce, de son génie impur qui ne peut se passer de conquêtes bruyantes, de panache et de feu. …

« Il a trop détruit. On commence à ne plus croire à son ingéniosité, il se prend à douter de lui-même. A force de secouer ses plumes, de les trouver admirables, il s’était cru tout permis ; demain il sera ridicule.

Alors les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. Nous les suivrons, rétifs seulement pour la forme, dociles, au fond, car nous savons bien que nous n’avons plus rien à dire et que notre système d’hostilité est sans issue. »

Destouches, Céline, le même homme.

Jean Heurtin

* Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Gallimard, 1999.

* Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 2022.

* Alain de Benoist, Bibliographie internationale de l’œuvre de Céline, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.

Crédit photo : Domaine public
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2 réponses à “Docteur Céline”

  1. Yvette Prétet dit :

     »Ma soeur était pro-FLN »…je pense que sa soeur est contente, maintenant, de voir tous ces Algériens se sauver de  »leur » pays  »indépendant » pour venir chez les mécréants… qu’ils ont chassés de leur pays natal et les ministres du F.L.N. s’acheter des propriétés, en France, avec l’argent cde la corruption, etc…..

  2. Yvette Prétet dit :

    Les  »censeurs » de  »gauche », qui traitent Céline d’antisémitisme, ont donné à une rue de notre capitale: le nom d’une poseuse de bombes du F.L.N., responsable de la mort de  »civils innocents » et, également, ils ont donné à une place de Paris le nom du traître Maurice Audin, qui fabriquait des bombes pour le F.L.N…Ce traître à la Patrie a été arrêté et  »porté disparu » par l’armée française et c’est bien mérité!.. Ce qui n’est  »pas mérité » ce sont les milliers de  »civils innocents » enlevés par le F.L.N. et  »portés disparus » par le F.L.N….

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