Idéologie, terme à supprimer du vocabulaire de l’homme libre

En cette période électorale en France, un chercheur en histoire de la pensée politique reste saisi par l’inquiétude lorsqu’il remarque que bien des personnes cultivées, intelligentes, voire d’une grande culture, continuent d’employer le terme « idéologie » de façon erronée, à tous propos et hors de propos, pour qualifier de bonnes idées à mettre en pratique, alors que, par ailleurs, elles prônent la liberté de l’être humain et de la communauté. Or, c’est incompatible. Il n’est pas rare de les entendre parler en bien, pour les écrivains de l’idéologie nouvelle à créer pour instaurer un meilleur système de gouvernement, ou pour les hommes politiques de l’idéologie de leur propre parti politique, alors que ces personnes condamnent à juste titre les conséquences néfastes des idéologies déjà implantées dans la société. Cela signifie qu’en dépit de leur culture qui est réelle, ces personnes n’ont pas compris qu’il était possible de sortir de ce piège de l’idéologie pour revenir à un système de pensée fondé sur le réel et sur la libre création.

Dans le livre que j’ai écrit sur Pascal Paoli et Napoléon Bonaparte, j’ai traité de cette notion puisqu’elle entre dans la vie politique à l’occasion de la révolution française et envahit toute la société, à l’exclusion de ces deux personnages historiques. Je reprends donc un passage de ce livre traitant de la définition de l’idéologie et de ses conséquences dans la société qui sont inéluctables, comme le confirme l’expérience de plus de deux siècles de mises en pratique. Puis, la phase suivante sera abordée pour expliquer qu’une reconstruction de la pensée politique est possible, pourvu de renoncer aux chimères pour partir sur des bases saines, à commencer par l’emploi d’un vocabulaire qui conduit à la liberté ; le vocabulaire dévoilant la réalité, ainsi que l’a démontré Alexandre Soljenitsyne.

En quoi consiste l’idéologie ?

L’idéologie naît sous la révolution française, d’abord dans les faits, puis dans le vocabulaire. Le terme lui-même est employé, notamment dans les salons comme celui de Madame de Staël, pour désigner une étude des idées et des lois qu’elles peuvent faire naître. Chacun avance des idées capables de régler les problèmes de société. Cependant, l’idée est conçue de façon subjective, comme issue de la conscience humaine. Nous sommes très loin de l’univers de Platon et du monde des idées qui dépassaient toute volonté humaine et étaient issues de la conscience divine. Les idées, dont parle Platon en fidèle disciple de Socrate, sont éternelles et universelles. Il s’agit de la Vérité, de la Liberté, de la Justice, du Bien qui, toutes, sont reliées à une réalité qui dépasse la cité et la volonté de l’homme. C’est au contraire l’homme qui doit adhérer à ces idées pour épanouir sa personnalité, et la cité qui doit les suivre pour organiser un bon gouvernement. Platon représente un des piliers du courant de droit naturel objectif.

L’idéologie, au contraire, ne conçoit les idées que comme des créations humaines, issues de l’intelligence humaine à tel moment et dans tel contexte. Elles peuvent donc changer, s’opposer entre elles, disparaître et être remplacées par d’autres. Quoi qu’il en soit, elles ne se reconnaissent qu’une seule source : l’homme, la volonté humaine. Dès sa naissance, l’idéologie appartient au subjectivisme. Or, à l’inverse du courant socratique attaché à la vérité, le subjectivisme est centré sur le sujet, c’est-à-dire l’homme, la volonté de l’homme. Le subjectiviste nie la réalité contre le réaliste, autant que la permanence des idées contre l’idéaliste objectif comme Platon. Une idée n’est qu’un mot que chacun peut interpréter à sa façon. La liberté, la justice, la vérité, en soi n’existent pas. Il en est de même de l’harmonie de l’univers ou de la logique. Rien de tout cela n’existe. La seule réalité c’est le changement et la volonté de l’homme. Le seul centre d’intérêt c’est le sujet et sa volonté au moment présent. Les conséquences s’ensuivent.

D’une part, les auteurs de ces idées veulent se libérer de la réalité et des limites humaines – en cela, l’idéologie est l’héritière de l’utopie – au profit d’une perfection terrestre qu’ils pensent créer de leurs propres forces.

D’autre part, ces auteurs, en cherchant à imposer une notion de la perfection sur terre, imbriquent les idées entre elles pour donner naissance à un système global, destiné à créer un monde parfait, selon la conception de chaque auteur.

Donc, le terme idéologie, qui signifie, au début, la science des idées selon une conception humaine, est attribué très vite au système complet inventé par un auteur – l’idéologue – pour créer un monde parfait sur la terre. Comme souvent, les faits ont précédé la création du terme puisque l’idéologie, dans son sens véritable de système complet inventé par un ou plusieurs auteurs, naît dès le début de la révolution française. L’idéologie de la loi inspirée de Jean-Jacques Rousseau, par exemple, est mise en place dès 1789 et se durcit avec Robespierre. Le terme, lui, apparaît en 1796 dans les salons parce que, ce que Robespierre a accompli, d’autres voudraient le réaliser en employant des moyens différents. Cependant, le terme employé pour cette « science des idées » sera vite absorbé par le système complet de société créé par un maître à penser. Le libéralisme, le capitalisme, le marxisme, le socialisme, le nationalisme, le fascisme, le nazisme, l’écologisme… sont des idéologies. Dès lors, la mise en pratique de l’idéologie, qui implique la volonté de faire entrer, de force s’il le faut, la société tout entière et l’individu tout entier dans un système complet élaboré par un homme incluant philosophie, politique, économie et société, cette mise en pratique devient la préoccupation majeure des gouvernants. Et par voie de conséquence, plus l’idéologie écarte tout élément extérieur plus elle devient totalitaire » (Extrait de : Marie-Thérèse Avon-Soletti, De Pascal Paoli à Napoléon Bonaparte, aux sources d’une pensée politique novatrice, Ajaccio, 2021, Éditions Alain Piazzola, 197 pages, p. 131-132).

Quand l’idéologie se forme dans une société qui comporte d’autres doctrines ou croyances, elle se mêle à ces éléments extérieurs à elle et présente une apparence modérée. Par exemple, le libéralisme au XIXème siècle et au début du XXème siècle, mâtiné, soit de protestantisme dans les pays anglo-saxons, soit de catholicisme en France et dans d’autres pays, demeure une idéologie se réclamant de la liberté, liberté économique et politique. Et il est sûr qu’une grande majorité des libéraux croyaient rechercher la liberté, dans la mesure où ils pensaient encore comme des chrétiens puisqu’ils vivaient dans une société imprégnée de religion et de doctrine chrétiennes.

Mais, avec le reflux du christianisme à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, l’inverse s’est produit. Le christianisme n’a plus été en mesure d’influencer cette idéologie qui s’est révélée telle qu’elle était dans la réalité, non plus mélangée à une religion mais pure de tout élément extérieur, dégagée de toute influence transcendante. Le christianisme régressant dans les traditions, se dissipant dans la société peu à peu, reculant inexorablement dans les esprits, l’idéologie libérale s’est émancipée de cet esprit issu du Christ pour retrouver intact l’esprit issu de la volonté humaine qui l’avait inventée, un esprit matérialiste ne concevant la liberté que de façon quantifiable, juridique, et animant de ce fait une volonté de domination et de possession attisée par cette volonté de perfection à réaliser sur terre par les seuls moyens humains, qui est le propre de toutes les idéologies.

Ainsi s’explique la différence qui semble si surprenante entre les libéraux centristes jusqu’à la première moitié du XXème siècle, tels Valéry Giscard d’Estaing, Alain Poher ou Jean Lecanuet qui croyaient à la liberté individuelle et à la liberté politique en général, et les libéraux du début du XXIème siècle qui imposent obligations et interdictions et pratiquent cette fusion du capitalisme et du socialisme qui conduit inexorablement par ce qu’on appelle le « contrôle social » à la société totalitaire. Les vapeurs de la religion s’étant dissipée, seule reste l’idéologie matérialiste dans toute sa pureté et son pouvoir de nuisance.

Quant aux idéologies qui ont rejeté la religion chrétienne, elles ont vite révélé leur vrai visage de mort, comme le nazisme, le fascisme ou le marxisme. Les autres idéologies ont paru moins nocives, simplement parce qu’elles ne mettaient en pratique qu’une partie de la volonté de leurs créateurs tout le reste étant corrigé par la religion ou la philosophie qui les imprégnaient. Mais, dans la mesure où elles rejettent toute trace de religion et de philosophie étrangères à elles, les idéologies conduisent toutes inexorablement à la création d’une société totalitaire. Les raisons de leur naissance – la pensée issue de la seule volonté humaine et la croyance dans une perfection sur terre réalisée par les seuls moyens humains qui implique que toute autre forme de pensée est nuisible -, conditionnent le dénouement qui passe par la peur pour imposer une société totalitaire et aboutit à la mort, de l’esprit et du corps.

L’erreur commise actuellement consiste à croire qu’une nouvelle idéologie pourra redresser la situation. C’est une erreur fondamentale. Il faut sortir de l’idéologie, tout simplement. La seule possibilité de rétablir la situation c’est d’abandonner cette croyance qui n’apporte que la désolation. En fait, pour tous ceux qui croient que la vérité rend libres (in Saint Jean 8, 32), il est nécessaire d’abandonner ce terme d’idéologie qui sous-tend un mensonge au service de l’esprit de domination et d’employer un terme différent qui suscite une alliance entre vérité et liberté, parce que le vocabulaire influe sur la pensée comme cela a été noté plus haut.

Pour cette raison, le terme de « doctrine » serait plus adéquat car il s’accorde avec le but poursuivi d’une reconstruction de la pensée. La doctrine qui inclut, elle aussi, un système de pensée philosophique et une conception politique, présente trois avantages qui permettraient à l’esprit humain de se libérer de ce conditionnement idéologique.

En premier, l’idéologie a pour seule source la volonté humaine. Or, rien n’empêche que la source d’une doctrine soit religieuse, transcendante et supérieure à la seule volonté humaine. Une doctrine n’appartient pas à un auteur. Elle est expliquée par cet auteur, mais elle est issue d’une source qui est extérieure à sa seule intelligence. La doctrine de Saint Thomas d’Aquin, par exemple, a pour source la Révélation du Christ.

Qui plus est, l’idéologie réunit en un tout la théorie créée et la pratique à mettre en place, c’est un système fermé. Or, la doctrine se situe dans le domaine de la pensée uniquement, elle repose sur une analyse théorique du fait philosophique et politique. Elle doit donc nécessairement être complétée par une idée politique et par une pratique politique et sociale qui peuvent s’en inspirer, mais qui restent autonomes par rapport à elle. De ce fait, théorie et pratique ne sont pas issues de la même personne ou du même groupe de personnes ni de la même volonté, ce qui offre l’assurance d’un accès plus ouvert à une société de liberté.

Enfin, l’idéologie est créée pour donner naissance à un monde parfait. Elle a pour but un monde fini, figé dans sa perfection humaine (ou du moins ce que l’idéologue croit être une perfection). Une doctrine, du fait même qu’elle reste dans le domaine théorique, n’implique jamais la réalisation d’une perfection sur terre puisqu’elle reste dans le seul domaine de la pensée et ne contient pas en elle-même de pratique. Elle est élaborée d’abord pour apporter un enseignement, accompagné parfois de règles de conduite mais qui, par principe, n’est jamais fini, est toujours perfectible, toujours à développer.

Certes, les doctrines sont comme la langue d’Ésope. Certaines sont mauvaises, d’autres bonnes. Mais, les meilleures ont le mérite d’inclure une spiritualité, d’être ouvertes et de conduire sur un chemin sans finitude qui laisse libre l’esprit de l’homme. Les idéologies, elles, sont par nature dangereuses pour l’intelligence de l’homme et mortelles pour sa vie spirituelle et sociale. Pour cette raison, ceux qui aiment la liberté doivent éliminer ce terme de toute recherche dans la cité. Il suffit de choisir parmi les doctrines, celles qui visent l’excellence. Et parmi elles, la doctrine de droit naturel, née il y a plus de 2500 ans, issue du courant de droit naturel socratique et développée par le christianisme en une véritable doctrine, de Saint Thomas d’Aquin à Soljenitsyne, cette doctrine de droit naturel représente le moyen privilégié d’une reconstruction de notre société et d’un réveil de notre civilisation. Mais ceci est une autre histoire !

Marie-Thérèse Avon-Soletti, Maître de conférences honoraire d’Histoire du droit

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4 réponses à “Idéologie, terme à supprimer du vocabulaire de l’homme libre”

  1. Bouché Philippe dit :

    Si l’on s’en tient à une définition large de la notion, comme celle du Larousse (3e acception du terme :
    « Ensemble des représentations dans lesquelles les hommes vivent leurs rapports à leurs conditions d’existence (culture, mode de vie, croyance) : L’idéologie des romantiques allemands du XIXe s. »), la notion d’idéologie peut être très neutre, et ce qu’elle recouvre a toujours existé depuis que l’être humain se pose des questions sur lui-même et le monde. Ce n’est pas parce que le mot a été inventé au 18e siècle qu’il faut lui associer toutes les abominations politiques ou autres qui ont été forgées depuis. Ceux qui prétendent vouloir dépasser les idéologies y replongent à pieds joints.

    • Avon-Soletti dit :

      Certes, la définition du terme idéologie est mouvante. J’ai moi-même noté qu’elle impliquait en premier une étude des idées. Néanmoins, ce terme a pris une dimension politique et une ampleur que personne ne peut ignorer de nos jours. Et d’ailleurs, ceux qui emploient ce mot ne l’utilisent plus selon la définition large donnée par un dictionnaire, mais bien pour désigner un système de pensée politique. Vous dites avec raison que le mot a été inventé au XVIIIème siècle. Mais il a été inventé dans le contexte particulier de la révolution française qui avait pour but de faire disparaître l’ancien monde afin de créer un monde nouveau où il n’y aurait plus « ni frontières, ni guerres, ni maladies », un monde parfait en fait. Et ce contexte particulier a conduit à une évolution dans la signification du mot. Il est impossible d’utiliser ce terme aujourd’hui dans le sens compris au XIXème siècle sous peine de tromper l’auditeur ou le lecteur. Certains mots ont un sens qui s’adoucit comme le verbe « étonner » qui voulait dire « frapper du tonnerre », puis « frapper d’une commotion violente, foudroyer, bouleverser ». Maintenant, il signifie simplement « causer de la surprise ». D’autres mots au contraire prennent avec le temps de la consistance, de la pesanteur dues aux expériences qui se sont appuyées sur eux. De termes assez quelconques, « neutres », ils deviennent alors de vrais systèmes de pensée capables d’entraîner les foules et de modifier en profondeur une société.
      Les deux problèmes de l’idéologie qui conduisent inéluctablement au totalitarisme sont dans sa source et dans son but. Sa source se trouve dans l’idée issue de la seule volonté humaine d’un homme ou d’un groupe d’hommes et non dans le soutien d’une philosophie ou d’une spiritualité qui ont des sources plus diverses ou transcendantes, donc en dehors et au-dessus de toute volonté humaine. Je veux que telle forme de société soit créée, je veux que telle loi soit votée… Quand le pouvoir n’est animé que par la volonté humaine de l’emporter sur l’autre, on sait, depuis Créon, qu’il conduit toujours à la tyrannie et au malheur. Personne, je pense, ne peut le nier.
      Plus grave encore, le but de l’idéologie est toujours compris comme une perfection à venir. En fait, la volonté humaine s’exacerbe d’autant plus que la vision du futur est idyllique. Donc, tous ceux qui sont opposés à cette volonté empêchent ce paradis terrestre de se réaliser. Cette tyrannie animée par la volonté d’une perfection à réaliser sur terre se donne alors bonne conscience pour éradiquer les opposants et fait naître le totalitarisme. Il n’existe pas d’exemples d’idéologie pure qui n’ait pas sombré dans le totalitarisme. Donc, oui, cette double volonté s’exprime très bien à travers le terme « idéologie » qui a pris, du fait des expériences de plus de deux siècles issues de cette source et de ce but, une vraie consistance, et une vraie force de nuisance et qui exprime parfaitement ce contenu qui conduit à la mort de la personne et de la société. Aucun autre mot ne peut le remplacer.
      Enfin, contrairement à ce que vous croyez, il est possible de sortir de l’idéologie. Pour cela, il faut commencer par refuser la source et le but de ceux qui se sont appuyés sur ce mot. Pas de volonté humaine au centre, mais la vérité au centre comme l’a défendu Socrate. Pas de perfection sur terre, car la perfection n’est pas de ce monde, mais une construction de la pensée et de la société toujours à perfectionner pour développer le talent de chacun et le bien de tous.

  2. patphil dit :

    idéologue ou doctrinaire, on en voit de plus en plus en france où ils veulent absolument nous rééduquer, nous « déconstruire  » comme le veulent sandrine rousseau ou aymeric caron

    • Avon-Soletti dit :

      Très juste. Il ne faut être ni idéologue, ni doctrinaire, ne rien idolâtrer. Néanmoins, il est nécessaire de s’appuyer sur une doctrine pour acquérir de la cohérence dans les idées. Un des problèmes de notre époque tient au fait que les gens ne connaissent plus de pensée solide. Du coup, ils sont capables de détruire, de « déconstruire », comme des enfants peuvent le faire. Mais, plus personne n’a ni la force, ni la capacité de construire. Comme le disait Soljenitsyne : pour avancer avec sûreté, il faut avoir du rocher sous les pieds. La doctrine, la philosophie, la spiritualité, pour peu qu’elles élèvent la personne et la communauté et fassent appel à la raison mais sans la transformer en un absolu, peuvent apporter dans la pensée cette solidité du rocher qui est nécessaire pour que les hommes redeviennent capables de construire. Il n’est pas question de suivre la foule ou de tout refuser. Il faut une pensée intelligente, raisonnable et structurée pour reconstruire notre société et notre civilisation.

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