Il n y a pas que le rugby à Jersey. Nous vous avions évoqué la Siam Cup, deuxième plus vieux trophée du monde en Rugby, mais il existe également une autre facette fascinante de cette île, sa langue, le Jersiais (Jèrriais). Méconnue, voire inconnue de la plupart des Bretons comme des Français, nous avons cherché à en savoir plus sur cette langue, menacée mais encore pratiquée.
Et pour se faire nous avons interrogé Geraint Jennings qui travaille à l‘Office du Jèrriais (https://jerriais.org.je) pour la promotion de la langue (équivalent de l’office de la langue bretonne). Une interview exclusive et passionnante à la découverte d’une langue qui se parle à une heure vingt des côtes bretonnes.
Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ? Et présenter l’Office du Jersiais ?
Geraint Jennings : Je suis né à Jersey dans une famille anglophone, mais ayant appris le jersiais qui m’entourait dès ma jeunesse. Entre 2000 et 2018 je travaillais en tant qu’enseignant de la langue jersiaise dans les écoles de Jersey et dans le département de l’éducation du Gouvernement de Jersey pour la promotion et normalisation de la langue. Suite à un élargissement de l’équipe et le remaniement des rôles, depuis 2019 je suis Offici pouor la Promotion du Jèrriais dans L’Héthitage d’Jèrri (le service du patrimoine de Jersey) où je travaille dans la recherche littéraire et linguistique, l’animation de rencontres, la signalétique, la traduction (je fournis des traductions pour le Gouvernement, et aussi pour de organisations, commerces et individus).
L’Office du Jèrriais, fondée en 1999 était jusqu’en 2018 un partenariat entre les États de Jersey (et plus tard le Gouvernement de Jersey) et Le Don Balleine, association pour l’édition et la promotion du jersiais. Depuis 2019 L’Office du Jèrriais consiste de deux équipes : l’enseignement au département d’éducation, et la promotion au service du patrimoine.
Breizh-info.com : Pourriez vous nous faire un bref rappel de l’histoire de Jersey, et de sa relation avec la France, la Normandie, mais aussi le Royaume-Uni ?
Geraint Jennings : Jersey n’a jamais fait partie de la France ni du Royaume-Uni. Jusqu’en 933 les Îles de la Manche étaient sous le contrôle de la Bretagne, contesté par les Vikings et puis les Normands qui ont fondé le Duché de Normandie en 911 et à la suite de l’accord avec le roi de France ont incorporé le Cotentin et les Îles dans le Duché à partir de 933. La langue et la culture normandes ont développé depuis à Jersey. Quand la Normandie a été divisée en 1204, les Îles sont restées fidèles au Duc-Roi d’Angleterre et reconnaissent depuis le monarque Britannique comme Duc de Normandie (pendant les fêtes du Jubilé j’ai moi-même proposé le toast traditionnel lors d’un évènement à la « Reine, not’ Duc »). Le Roi Jean avait confirmé nos institutions et lois normandes, et la loi normande développée au Parlement de Normandie à Rouen pendant des siècles s’appliquait chez nous jusqu’à l’abolition du Parlement de Normande après la révolution française – mais elle s’applique toujours dans nos cours avec une évolution sur place.
Nous avons des liens constitutionnels avec le Royaume-Uni (sans toutefois en faire partie ni être soumis à ses lois en ce qui concerne les affaires internes) : le Royaume-Uni est responsable pour notre défense et notre représentation diplomatique internationale (ce qui explique le parcours compliqué des communications au sujet de la pêche entre la Bretagne et la Normandie – Paris – Bruxelles – Londres – Saint-Hélier). Néanmoins, le statut international de Jersey a évolué. En 2015 par un accord Royaume-Uni – Jersey (et des accords identiques avec Guernesey et l’Île de Man) le Royaume-Uni a renoncé à des prétentions de parler au nom de Jersey sans l’accord de Jersey et a reconnu le droit de Jersey de se présenter indépendamment en affaires étrangères selon ses compétences.
Breizh-info.com : Quelle est l’histoire de votre langue ? Quelle a été son évolution au fil des siècles ?
Geraint Jennings : Le jersiais, dit-on, est la langue de Wace, poète du 12e siècle né à Jersey qui écrivait pour la cour anglo-normande, notamment Le Roman de Rou (épopée des ducs de Normandie) et Le Roman de Brut (épopée de la Grande Bretagne qui inclut la première mention de la table ronde du roi Arthur). Sans centralisation de pouvoir dans les terres normandes après 1204, et l’usage du français, les parlers normands évoluaient, ce qui donne la richesse actuelle à travers les terres normandes. Et même à Jersey, il existe toujours des dialectes dans l’île – aujourd’hui principalement ouest – centre -est (le dialecte de Saint-Hélier disparu face à l’anglicisation urbaine au C19e, le dialecte du pays de Faldou vers 1950, disparition de la dernière locutrice d’un dialecte de Saint-Brélade aux années 1980… heureusement que quelques-uns de ces dialectes disparus sont préservés dans la littérature).
Le français était la seule langue officielle de Jersey jusqu’en 1900 quand l’anglais a été ajouté (la langue anglaise avait une présence depuis des siècles avec la présence d’une force militaire Britannique – Jersey n’ayant pas droit a une défense autonome). La légalisation du statut de la langue anglaise en 1900 a été accompagnée d’émeutes anti-francophones de la part d’anglophones. Le progrès de la langue anglaise était renforcé par l’enseignement obligatoire en anglais (avec du français) mais le jersiais était négligé ou même puni à l’école.
Pendant l’Occupation allemande de Jersey 1940-1945 il y a eu des différentes sorts pour des locuteurs du jersiais (avant-guerre toujours majoritaires en milieu rural). Beaucoup de familles avec enfants ont quitté l’Angleterre avant l’arrivée des Allemands (et les enfants ont grandi 5 ans en milieu anglophone), et les Jersiais qui sont partis dans les forces britanniques au commencement de la guerre ont passé des années eux aussi avec la langue anglaise. Ceux qui restaient à Jersey pendant l’Occupation se servaient du jersiais plus que jamais, surtout comme code pour passer des messages que les Allemands, ni leurs traducteurs français, n’arrivaient pas à comprendre. Des exemples de résistance linguistique restent dans l’histoire de l’époque. Mais après la Libération, retour des familles anglicisées, changement d’économie rurale, changement social… c’était la pression sur le jersiais.
Le jersiais est marqué par ses contacts avec d’autres langues pendant des siècles. À la souche lexicale de langue d’oïl, les Normands ont apporté une influence norroise (mots comme bel, hougue, mielle… qu’on voit toujours dans des toponymes) qui est particulière à la langue normande. Comme la langue développait à Jersey s’y ajoutaient au fur et à mesure du français, et à partir du 19e siècle de l’anglais. Par exemple le mot ticl’ye veut dire bouilloire mais est-ce qu’on devinerait qu’il s’agit d’un emprunt de l’anglais tea-kettle?
On maintient des contacts avec les locuteurs du gallo, assez proche du jersiais; et on retrouve quelques mots empruntés de la langue bretonne dans le jersiais: par exemple ye baîni (patelle/bernique), pihangne (araignée de mer), quédaine (vite)
Par contre, le jersiais a apporté un mot à la langue française. Victor Hugo en exil à Jersey a entendu le mot jersiais pieuvre parmi les pêcheurs de poulpes près de chez lui et a introduit ce mot dans ses Travailleurs de la mer.
Breizh-info.com : Aujourd’hui, par combien de locuteurs est-elle pratiquée ? Quelles sont les possibilités pour l’apprendre ?
Geraint Jennings : Beaucoup de Jersiais et gens de Jersey connaissent et se servent de phrases en jersiais mais il reste très peu de locuteurs dont c’est la langue maternelle. Malheureusement le gouvernement n’a pas mené une enquête linguistique depuis 2012 dont les résultats: R JASS2012 20121204 SU.pd https://www.gov.je/SiteCollectionDocuments/Government%20and%20administration/R%20JASS2012%2020121204%20SU.pdf f (gov.je)
L’anglais régional de Jersey est marqué par son contact avec le jersiais, et l’accent jersiais en anglais vient de l’influence du jersiais. À part l’enseignement formel dans les écoles, il y a des cours pour les adultes (depuis la pandémie, plutôt en distanciel). Et chaque semaine, il y a des rencontres soit dans un café soit au pub pour apprendre des mots ou phrases, ou pour parler plus couramment si on le peut.
Beaucoup de matériaux en ligne : de milliers de textes, et audios, et beaucoup de vidéos, et de l’activité sur les médias sociaux menée par L’Office du Jèrriais.
Il existe des études du jersiais et des parlers normands continentaux à l’Université de Cambridge dans le contexte de l’anglo-normand et l’histoire de la langue française, mais autrement très peu de possibilité d’études universitaires.
Breizh-info.com : Le gouvernement de Jersey soutient-il l’enseignement et la diffusion du Jersiais ? Par quels moyens ?
Geraint Jennings : Après des initiatives vers la fin du 20eme siècle pour la promotion du jersiais parmi les adultes, enfin des classes facultatives dans des écoles primaires ont été lancées en 1999, avec la production de méthodes d’apprentissage.
Depuis 2010 les billets de banque de Jersey sont rédigés dans les trois langues.
Au mois de février 2019 les États de Jersey ont voté le jersiais comme troisième langue officielle et l’affichage de panneaux et l’utilisation du jersiais dans les communications https://statesassembly.gov.je/news/pages/States-agree-to-promote-J%C3%A8rriais.aspx. Cette politique a été confirmée et renforcée dans la stratégie gouvernementale pour le jersiais d’avril 2022 https://www.gov.je/news/2022/pages/JerriaisStrategy.aspx#:~:text=The%20Strategy%20is%20centred%20around,could%20look%20like%20for%20J%C3%A8rriais.
Avec l’engagement international renforcé du gouvernement de Jersey, on se sert du jersiais et de slogans bilingues afin de faire connaitre Jersey sur un plan mondial (ce n’est pas New Jersey, ce n’est pas le Royaume-Uni, c’est une petite nation insulaire avec sa langue, sa culture, son identité). Et dans le contexte des relations du nouvel accord avec l’Union européenne (dont Jersey n’a jamais été membre) c’est un peu anecdotique que le bateau garde-pêche du gouvernement de Jersey soit marqué en jersiais (pas en anglais, pas en français), ce qui devrait souligner à tout le monde que les eaux jersiaises ne sont pas des eaux anglaises, ni des eaux du Royaume-Uni !
Breizh-info.com : Quel regard portez vous par ailleurs sur l’enseignement des langues régionales, au Royaume-Uni, ou en France ?
Geraint Jennings : En effet, on se trouve sur la frontière de deux très différentes conceptions des langues régionales. Jersey participe dans l’action de la Région Normandie pour le soutien des parlers normands continentaux, mais il y a très peu d’opportunités d’échanges avec les écoles de Jersey parce qu’il y a très peu d’enseignement de la langue dans les écoles de la Normandie continentale. Par comparaison la reconnaissance du jersiais chez nous et plus formelle, plus soutenue, et mieux financée que dans la Normandie continentale, et on pourrait la comparer plutôt avec la reconnaissance des langues de Bretagne.
Jersey participe également dans la structure des langues moins utilisées des Îles Britannique et de l’Irlande avec Guernesey et l’Île de Man, mais nous y retrouvons à un niveau moins avancé qu’au Pays de Galles, qu’en Irlande, ou qu’en l’Île de Man, par exemple.
Ce qu’il ne faut faire pour le jersiais c’est d’en formaliser l’apprentissage par immersion par moyen d’une école en immersion, et c’est un des buts de la stratégie gouvernementale.
Breizh-info.com : Le mot de la fin ?
Geraint Jennings : S’ou v’nez en Jèrri, bouannes gens, s’ous êtes d’la Brétangne ou d’aut’ bord, séyiz les beinv’nus et r’mèrtchiz nos êcritchieaux en Jèrriais, nos noms d’rue et d’pliaiche en Jèrriais, et pouortchi pon v’nîn caqu’ter acanté nous à ieune dé nos caqu’téthies rédguliéthes au café ou à l’aubèrge? Mèrcie bein des fais et à la préchaine!
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR
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Une réponse à “A la découverte du Jersiais (Jèrriais), cette langue méconnue encore parlée sur l’île de Jersey [Entretien avec Geraint Jennings, de l’Office du Jèrriais]”
Mes grands parents paternels de Quintin sont morts à Jersey sous l’occupation . Mon père était né à Jersey qu’il a quitté un an après sa naissance . Il reste un cousin de mon père et ses enfants . Lui parle le jerriais …