Quand on parle d’exploration de l’espace, ou de conquête spatiale, on pense tout de suite à la course à la Lune entre américains et soviétiques. Si durant un temps, entre les années 1970 et 2010 le thème ne faisait plus trop rêver, de nos jours la conquête/exploration spatiale s’est de nouveau invitée sur les plateaux de télévision et dans les rêves des enfants de 7 à 77 ans, surtout grâce aux prouesses de Space X, la compagnie du multimilliardaire excentrique Elon Musk. Mais et l’Europe dans tout cela..? Et bien l’Europe se porte assez bien. Une grande partie des satellites en orbite ont été lancés par les lanceurs de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). L’Europe est une des grandes puissances spatiales, la seconde derrière les USA certes, mais devant les russes, les chinois, les canadiens ou les indiens, mais… il y a un mais. La question est de savoir si l’Europe du Spatial va continuer sur son actuel modèle, c’est-à-dire, un modèle dans lequel l’ambition n’existe pas, ou si elle va enfin se donner les moyens d’être une vraie puissance spatiale.
L’industrie spatiale européenne est sans aucun doute très forte, et pourtant, si les lanceurs Ariane, dont le dernier en date est Ariane 5, mais aussi les Vega (lanceurs légers), ont fait que les services de l’ESA soient respectés partout dans le Monde, et si dans les années 70, 80, 90 du siècle précédent et les années 2000 le spatial européen dominait le lancement des satellites civils, les nouveaux acteurs du New Space, tel Space X pour ne citer que le plus connu, sont en train de dépasser à vitesse grand V l’industrie spatiale européenne. Pourquoi ? Simplement car, comme pour la politique commune, la diplomatie, l’Europe de la défense ou les nouvelles technologies, les leaders européens n’ont aucune vision à long terme, ni aucun courage pour poursuivre une vision qui pourrait prétendre à la puissance et à la grandeur. Interviewé par l’excellent site areion24news, qui édite les revues Diplomatie Magazine, Diplomatie Grands Dossiers, DSI ou Carto Magazine, l’ancien pilote de chasse de l’armée française et deuxième spationaute français, Patrick Baudry, est celui qui en parle le mieux. À la question de savoir si l’Europe pouvait être présentée comme une puissance spatiale, sa réponse est sans détours :
Selon moi, l’Europe en tant que puissance spatiale n’existe pas plus qu’elle n’existe en tant que puissance politique. Je ne vois pas comment l’Europe, qui n’a pas réellement de diplomatie ou de défense commune, pourrait exister en tant que puissance spatiale. Il est vrai que, au sein de l’Europe, il existe des ambitions concurrentes. Cependant je ne pense pas que l’on puisse réellement parler « d’ambitions » par rapport à la politique spatiale européenne, ni même de ses différents acteurs. Il s’agit aujourd’hui davantage de renoncements que d’ambitions. (…) En Europe, nous disposons d’un niveau de compétence équivalent à celui des autres, que ce soient les Américains ou les Chinois. Ce n’est pas à ce niveau que se situe le problème. C’est en revanche l’utilisation des compétences qui n’est pas la bonne. Il en est de même pour les capacités économiques. L’Europe est un continent riche, aux capacités économiques extrêmement importantes. Le principal problème est donc celui de l’ambition politique, et c’est un problème inhérent à notre époque et à la politique actuelle qui n’a bien souvent ni ambition, ni vision et où la langue de bois est devenue une norme. (…) (1)
Comme pour tout, nous nous apercevons que les leaders européens sont des carriéristes sans vision et, comme le dit si bien Patrick Baudry, sans courage pour suivre des politiques stratégiques à long terme, car leurs principales préoccupations sont leurs carrières. Que ce soit les leaders nationaux de chaque États-membres de l’Esa – 22 pays sont membres, ils donnent 75% du budget (2) – ou que ce soit les technocrates de l’UE (un quart du budget est donné par l’UE), aucun n’a de réelle vision du futur. Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas. Ainsi dans les années 80 l’ESA avait de grands projets. Tournés vers le futur tout en étant conscients des capacités technologiques des années 1980, les leaders du spatial européen avaient présenté aux leaders politiques d’ambitieux projets. Ainsi, selon Alain Dupas et Charles Chatelin, la seule manière de remonter la pente c’est d’investir sérieusement :
(…) Pour conduire des activités significatives, il faudrait augmenter sensiblement le budget spatial européen, comme cela avait été fait au milieu des années 1980. À l’époque, Hubert Curien, ministre français de la Recherche presque sans interruption de 1984 à 1993, avait convaincu les États membres de l’Esa de lancer un programme à plusieurs volets : la navette Hermès, lancée par une nouvelle fusée, Ariane 5, effectuerait la desserte d’une mini-station orbitale, le MTFF (Man Tended Free Flyer) ; ce MTFF travaillerait en relation avec la station spatiale américaine Freedom, qui recevrait elle-même un élément européen, Columbus. C’est le seul moment où l’Europe a eu une stratégie autonome dans le domaine des vols habités. (…) (3)
Dans les années 80, toujours en Europe, un anglais du nom d’Alan Bond avait développé un projet de Lanceur orbital mono-étage réutilisable qui décollerait comme un avion (devenant ainsi le premier vrai avion spatial) appelé HOTOL (Horizontal Takeoff and Landing). Si HOTOL avait fonctionné, cela aurait révolutionné le vol spatial. Avec des projets comme Hermès, qui aurait permit aux européens d’envoyer des spationautes dans l’Espace de manière indépendante, la station spatiale MTFF, l’avion spatial HOTOL, l’Europe du Spatial était en passe de concurrencer la NASA! Hélas, en 1992 la mini-navette spatiale Hermès, réutilisable, plus petite que les navettes américaines, il est vrai, mais assez chère à construire, fut abandonnée. Pareil pour la MTFF, une de ses composantes, le module Columbus sera utilisé pour la Station Spatiale Internationale. Le projet HOTOL fut abandonné dans les années 1990, les gouvernements européens membres de l’ESA, anglais inclus, préféreront se tourner vers l’Ariane 5, projet plus sûr et technologiquement faisable. À partir de là, l’Europe spatiale abandonna son indépendance, en abandonnant les vols spatiaux habités…
Grave erreur, les vols habités sont considérés comme le summum de la domination de la technologie spatiale, et toute vraie puissance spatiale est obligée de dominer cette technologie si elle souhaite être indépendante, comme la Chine l’a bien compris, mais aussi l’Inde, qui durant cette décennie souhaite envoyer un homme dans l’espace. Pourtant, l’Europe regorge de talents. Non seulement par le passé ce furent des européens – dans ce cas, des allemands – qui ont grandement aidés les américains à envoyer des hommes dans l’espace et sur la Lune, mais dans le présent une partie importante des missions scientifiques d’envoi de sondes vers les Planètes du Système Solaire sont européennes. Et pas seulement, d’autres sondes spatiales ont la main de l’ESA, que ce soit des sondes fabriquées en partenariat avec la NASA (agence spatiale américaine), la JAXA (agence spatiale japonaise) ou ROCOSMOS (agence spatiale russe).
Alors oui, les scientifiques européens continuent d’être, dans tout ce qui touche au domaine du spatial, les meilleurs, avec les américains bien sûr. À travers cela les actuels scientifiques européens honorent les savants grecs de l’antiquité qui s’émerveillaient du cosmos et essayaient de comprendre les mouvements des Planètes (4). À travers nos scientifiques, c’est tout le génie européen qui continue. Mais si l’Europe, avec les USA, domine encore largement en ce qui concerne la science, et continuera vraisemblablement de dominer en cette matière, les choses risquent de changer en ce qui concerne les vols commerciaux de lancement de satellites… Dans ce cas, non seulement l’Europe du spatial n’aura pas accès aux vols habités, mais en plus elle sera grandement affaiblie sur le marché des lancements de satellites, alors que l’Europe était dans ce domaine, comme déjà dit auparavant, le numéro un, devant les USA.
Quand Elon Musk a voulu en 2002 créé sa compagnie spatiale privée, SpaceX, les leaders du spatial européen ne l’ont pas trop pris au sérieux. On ne peut pas leur en vouloir. Qui aurait pu deviner que cet afrikaner devenu américain allait réussir son pari d’envoyer des fusées réutilisables dans l’espace, cassant ainsi le prix des lancements de satellites? Or c’est exactement ce qu’il a fait. SpaceX envoie bien des fusées réutilisables et va, tôt ou tard, voler de grandes parts de marché à l’ESA. La fusée Ariane 5, malgré le fait d’être dominante dans les marchés des lancements de satellites géostationnaires, est bien trop chère à fabriquer. Face à la fusée réutilisable de SpaceX, comme la Falcon 9, la fusée européenne n’a pas trop d’arguments. Il était nécessaire que les élites européennes réagissent !
Ont-elles réagi ces élites ? Oui, mais peut-être pas autant que certains auraient aimé (l’auteur de ces lignes inclus), surtout si nous prenons en considération tout le know-how des européens. La nouvelle fusée européenne, Ariane 6, si elle est moins chère et plus puissante qu’Ariane 5, n’est toujours pas réutilisable comme le sont les fusées Falcon 9. La réponse est donc assez faible. C’est bien pour cela que l’ESA à d’ores et déjà lancé le successeur d’Ariane 6 alors que cette dernière n’est même pas encore sur le marché : Ariane Next. Cette nouvelle fusée ne verra le jour que vers 2030-2035. Avant qu’elle ne s’envole vers l’Espace, différents engins expérimentaux intermédiaires seront testés : FROG, CALLISTO, THÉMIS. Le démonstrateur FROG(5) sera utilisé pour tester l’atterrissage à la verticale d’un étage de fusée. CALLISTO(6) consiste en une fusée mono-étage expérimentale, qui permettra aux scientifiques européens de tester la rentrée atmosphérique et le retour au sol, tout comme la remise en condition. Et enfin THEMIS (7), sera aussi un démonstrateur du premier étage qui, selon les mots du CNES, l’agence spatiale française, préfigurera le premier étage réutilisable de la future fusée Ariane Next.
Nous l’avons compris, tous ces systèmes ne servent en vérité qu’à tester la technologie qui sera utilisée par Ariane Next. Bonne nouvelle pour les petits satellites de 500 kilogrammes à 1 tonne, la France pense avoir une réponse plus rapide à travers la fusée réutilisable Maïa, construite par Maïa Space, une succursale d’ArianeGroup. La particularité de ce mini-lanceur est le fait qu’elle soit conçue par la France à travers un partenariat public-privé, pour copier justement ce qui ce fait aux USA, avec le tandem SpaceX-NASA. La fusée Maïa va permettre à la France et à l’Europe de continuer à envoyer des petits satellites, mais qu’en est-il des gros satellites? Certains satellites pèsent 3, 4 voire 5 tonnes. Le satellite Telstar 19 Vantage pèse 7 tonnes, et il a justement été lancé par un Falcon 9… Ariane Next, nous l’avons vu, ne devra voler qu’à partir de 2030 voire, en ce qui concerne la commercialisation, en 2035, soit dans 13 ans. D’ici là SpaceX aura peut-être réussi à envoyer dans l’Espace la fusée réutilisable Startship, la plus grosse fusée de toujours (120m contre 110m pour la fusée Saturn V des missions Apollo), capable d’envoyer environ 100 tonnes en Orbite Terrestre Basse ! L’Europe du spatial paraît, qu’on le veuille ou non, un peu dépassée…
Et le fait qu’il y ait d’un côté l’ESA, de l’autre des agences spatiales nationales – CNES pour la France ou DLR pour l’Allemagne (8) – qui peuvent suivre leurs propres objectifs personnels n’aide pas beaucoup l’Europe du spatial à contre-attaquer efficacement. Une preuve de cela, l’industriel allemand OHB, constructeur du futur GPS européen, le Galiléo, souhaite convaincre la Commission Européenne à choisir l’américain SpaceX et ses fusées Falcon 9 pour envoyer les trois premiers satellites de Galiléo, au détriment des Ariane 6 de l’ESA. Quand aux satellites suivants, le PDG de OHB souhaite qu’ils soient lancés par le futur lanceur RFA One de la compagnie allemande RFA, ce qui sera mauvais pour la France et son entreprise Arianespace, constructeur de la future Ariane 6… Déjà que le OneWeb(9), entreprise pourtant en partie franco-britannique, a décidé d’abandonner Ariane 6 au détriment des Falcon 9 de SpaceX pour le lancement de sa constellation de satellites, si maintenant d’autres entreprises européennes s’y mettent aussi, cela devient assez problématique pour les européens. Ces exemples montrent combien il règne une certaine division dans l’Europe du spatial, comme dans tout les sujets sensibles d’ailleurs.
Mais pour rester sur une touche optimiste, il est vrai que les européens ont cette capacité incroyable de se renouveler, et une propension à la créativité infinie. Qui nous dit que dans la prochaine décennie, de 2030 à 2040, des scientifiques européens ne trouveront pas une nouvelle technologie qui ira révolutionner les voyages spatiaux ? Si HOTOL fut abandonné dans les années 90, Alan Bond n’a pas pour autant renoncé. À partir des années 2000 il a travaillé sur un nouveau projet appeler Skylon, un avion spatial qui marche à travers un moteur innovant, le SABRE. Et si Skylon marchait vraiment ? Dans ce cas SpaceX serait battu, une nouvelle Ère spatiale serait initiée en Europe (10). Et si en effet l’Europe du Spatial a du retard par rapport à SpaceX, le know-how européen est toujours respecté ! La preuve, le 5 avril une bonne nouvelle est tombée. Amazon, entreprise américaine bien connue, a signé avec Arianespace un contrat « géant » : pas moins de 18 lancements pour Ariane 6, qui lancera les satellites de la future constellation d’internet haut débit Kuiper. Amazon est une entreprise énorme, cette nouvelle est une aubaine pour Arianespace, qui triple ainsi ses commandes de tirs !
Les européens doivent attendre une seule chose de leurs élites politiques : c’est qu’elles aident les scientifiques et les ingénieurs européens en leur donnant le financement nécessaire pour que la nouvelle course à l’Espace ne soit pas qu’entre américains et chinois, mais que l’Europe y trouve sa place comme elle l’a toujours fait pour tout ce qui touche à l’innovation. En plus, voyager dans l’inconnu ne fait-il pas partie de notre ADN d’occidentaux ? Des Indo-européens qui explorèrent les forêts d’Europe Occidentale aux Steppes d’Asie Centrale, aux portugais et espagnols qui explorèrent les Mers et Océans de la Planète, sans oublier les Vikings, et même à bien des égards les pionniers américains du Far West, les occidentaux ont toujours souhaité explorer l’inconnu et dépasser l’horizon. De l’autre côté de l’Atlantique, les européens d’Amérique ont également cela chevillé au corps… De notre côté, espérons que ce soit la même chose. Nos ancêtres furent des Argonautes, que nos descendants soient des Astronautes.
Jérémy Silvares Jerónimo
(1) Areion24news, L’Europe : une puissance spatiale qui manque d’ambition ? Entretien réalisé par Thomas Delage à Patrick Baudry, 04/09/2020, lien:
https://www.areion24.news/2021/01/02/leurope-une-puissance-spatiale-qui-manque-dambition/
(2) Les 22 États membres de l’ESA sont l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Suède, la République Tchèque et la Suisse.
(3) DUPAS, Alain, CHATELIN, Charles (2020), Le Destin Cosmique de l’humanité, Éditions Odile Jacob, Janvier 2020, 75005 Paris
(4) D’ailleurs, le mot Planète vient du grec « Planêtês» (πλανήτης) ! Les Planètes, contrairement aux Étoiles, bougent sur la voûte Céleste, d’où l’expression grecque « planếtês astêr » (πλανήτης ἀστήρ), c’est-à-dire les « astres en mouvement.
(5) Pour plus d’informations : https://frog.cnes.fr/fr/lanceurs-frog-un-projet-collaboratif-innovant-sur-la-reutilisation
(6) Pour plus d’informations : https://callisto.cnes.fr/fr
(7) Pour plus d’informations : https://themis-lanceur.cnes.fr/fr
(8) Par exemple, alors que la France, à travers le CNES, travaille sur le mini-lanceur réutilisable Maïa, qui sera lancé de Kourou par l’ESA, l’Allemagne, également membre de l’ESA , travaille aussi sur des lanceurs produits par des entreprises privées du New Space, telles RFA ONE, Hympulse Propulsion, Spectrum .À titre d’exemple, l’Allemagne et la France travaillent ensembles sur le projet Ariane 6 et Ariane Next avec d’autres pays européens. Mais si la France et l’Allemagne travaillent ensembles sur certains projets, sur d’autres, ils sont en concurrence directe.
(9) OneWeb est une entreprise indo-franco-britannique qui prétend crée une constellation de satellites dans le but d’offrir du réseau internet à haut débit partout sur la Planète, c’est donc un concurrent de la constellation de satellites Starlink qui appartient à… SpaceX.
(10) Les américains aussi ont eu des projets d’avion spatiaux, comme le X-33 pour ne citer qu’un des plus connu.
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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2 réponses à “L’Europe, puissance de l’Espace ?”
Nous en France on s’en moque, on est déjà avec Jupiter …. alors tout peut nous arriver….
Y en a marre de sécession