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Carlos X. Blanco : « La gauche espagnole n’a pas réfléchi de manière sincère et rigoureuse à de nouvelles possibilités fédéralistes ou confédérales qui ne portent pas atteinte au rôle fort d’un État souverain » [Interview]

Entretien entre Lucio Javier Perona et Carlos X. Blanco, auteur de « Ensayos Antimaterialistas » (Letras Inquietas, 2021)

Xaviel Vilareyo : père et sauveur de l’idée moderne des Asturies

LJP – Pourquoi un philosophe « marxiste » écrirait-il des « Essais anti-matérialistes » ? N’est-ce pas une contradiction dans les termes ?

CXB : Pas du tout. L’histoire de la philosophie nous apprend que Marx était le disciple le plus avancé et le plus cohérent de Hegel. L’ensemble du système marxien est un idéalisme. Il s’inscrit dans le courant idéaliste germanique le plus abouti et le plus élaboré. Le « règlement de comptes » avec le maître Hegel est propre et normal pour tout disciple qui continue à faire de la philosophie et qui part de l’héritage reçu pour le mobiliser face à des réalités nouvelles et changeantes. Marx a pu faire connaissance avec le mouvement ouvrier en France et en Belgique, alors que l’Allemagne somnolait encore dans un capitalisme purement commercial et une politique féodalisante. Il est logique que les prémisses hégéliennes explosent face à de nouveaux contextes. Mais il y a plus d’hégélianisme que de « matérialisme » chez Marx. Il n’y a aucun doute là-dessus. Feuerbach ou les mécanistes français sont détruits dans le corpus marxien. Ils ne sont pas dialectiques, ils n’ont rien à voir avec cela.

LJP – Comme Denis Collin ou Diego Fusaro, vous choisissez de parler de « communautaire » plutôt que de communiste pour vous référer à la pensée de Marx. Rejetez-vous la tradition révolutionnaire qui se dit « communiste » ?

CXB : Je ne le rejette pas, mais je ne l’identifie plus guère au sein de la gauche militante et de la pensée critique. La lutte contre le capital n’a rien à voir en soi avec la « mémoire démocratique », l' »idéologie du genre », la « décroissance », etc. On ne peut pas tout mélanger avec tout. Je ne vois rien de mal à parler de « communisme », tant que les termes sont fixes. Je suis fatigué de répéter qu’il n’y a aucune raison d’identifier ce « isme » avec les dictatures staliniennes ou maoïstes. Il est déjà fastidieux de répéter, à ce stade, que les PC occidentaux étaient déjà sociaux-démocrates et, finalement, keynésiens bien avant la chute du Mur. Je pense qu’il faut aussi se tourner vers l’histoire de la philosophie et constater que la défense de la polis, la lutte pour préserver les valeurs humaines (toujours communautaire et organisée politiquement depuis le franchissement du seuil de la barbarie) est une lutte très ancienne. Elle était déjà connue des Grecs anciens, la polis contre les valeurs désintégratrices de l’individualisme, contre la loi du plus fort et le pouvoir de l’argent. Platon et Aristote, chacun à leur manière, ont élevé les digues de contention contre l’individualisme prédateur et relativiste déjà esquissé par les sophistes. Ils l’ont fait pendant des siècles. Leur travail explique Hegel et Marx. Derrière le sophisme, il y a un terrible bélier qui démolit la vie communautaire et donc humaine. Derrière chaque sophiste se cache le chaos.

LJP – Le titre de votre ouvrage fait référence au livre classique de Gustavo Bueno,  » Essais matérialistes  » (1972). Est-il écrit comme une réponse à Bueno ?

CXB : Non, non. Ce serait trop en dire. Le travail que vous citez est très complexe et labyrinthique. Il est impossible de reproduire un texte délibérément sophistiqué, baroque et parfois profond. En effet, nombre de mes essais portent sur l’ontologie, sur la « réalité ». Mais ma vision de l’ontologie est différente de celle de mon ancien professeur Bueno. La réalité n’est pas la « matière ». Même si Bueno a voulu « dialectiser » la matière, fuir la simple physicalité ou corporalité de la matière, il n’y est pas parvenu. Déjà dans ma thèse de doctorat, en analysant les problèmes gnoséologiques de la psychologie et des sciences cognitives, je me suis rendu compte, à la fin des années 1980, que le Sujet du soi-disant « matérialisme philosophique » est un opérateur grossier, presque mécanique, une entité fantomatique qui n’est pas capable d’action, mais seulement de l’exécution mécanique d’opérations de séparation et d’unification. Cela appauvrit Marx et ne fait pas honneur à toute sa riche théorie de l’action. Bueno n’était pas un marxiste conséquent, seulement un admirateur de l’empire soviétique (tant qu’il avait du prestige à gauche) et un jacobin. Et c’est ce que l’on peut encore percevoir chez ses disciples de différentes générations : s’ils applaudissent aujourd’hui Vox et tombent amoureux des thèses de Marcelo Gullo, la grande majorité d’entre eux sont nostalgiques de cet empire rouge et amoureux du jacobinisme. Maintenant, ils peuvent changer le rouge pour d’autres couleurs, mais ils ont toujours la même nostalgie jacobine. Ce qu’ils ne peuvent prendre à Marx, ils le prennent à Spinoza, leur « saint athée », dans une déformation manifeste d’un philosophe hispano-hébraïque très mystique et très peu « matérialiste » selon les interprètes autorisés.

LJP : Que pensez-vous de la dérive « hispaniste » de cette école d’Oviedo ou du « matérialisme asturien » ?

CXB : Eh bien, en termes très généraux, je sympathise avec la défense de l’Hispanidad et la critique de la Légende noire. Les étrangers ou les séparatistes n’ont jamais pu me convaincre de cette légende. Je ne peux pas non plus acheter le produit de la Légende rose. L’Empire espagnol aurait certainement pu être le « katehon » (pour utiliser un terme théologique) face à la désintégration que le capitalisme protestant et anglo-saxon, mais aussi français et hollandais, a apporté au monde. Il aurait pu y avoir un ordre universel différent, généralisant les valeurs de la philosophie grecque, du droit romain et du concept germano-chrétien de la personne. Mais cet empire hispanique avait des ennemis partout. L’Hispanidad, plutôt qu’une nostalgie et un « rêve impérial », doit être réactivée en termes géopolitiques. C’est ce qui manque habituellement à la gauche espagnole (sans parler des « bons » qui voient des ennemis de l’Unité espagnole partout, même dans la langue de Bable [langue des Asturies] ils voient une bombe au service des séparatistes) : une vision géopolitique. Un pôle « hispaniste » dans le cône sud des Amériques, s’étendant à l’ensemble du continent lusophone et à la péninsule ibérique, pourrait jouer un grand rôle de contrepoids aux pôles qui gouvernent le monde aujourd’hui : l’anglo-saxon en déclin, le chinois émergent, le russe eurasien, l’arabe, etc.

LJP- Hispanique mais pas centriste.

CXB : Exactement. La gauche espagnole n’a pas réfléchi de manière sincère et rigoureuse à de nouvelles possibilités fédéralistes ou confédérales qui ne portent pas atteinte au rôle fort d’un État souverain, c’est-à-dire fort en matière d’éducation, de santé, de défense et d’ordre public, ainsi que fort dans les grandes lignes de la planification économique de l’État. Ce n’est que de cette manière que nous cesserons d’être le jouet de l’Union européenne, un véritable monstre qui, à son tour, est le jouet du mondialisme.

LJP- Alors les langues non espagnoles d’Espagne ne doivent pas être considérées comme des dangers, ni comme des résidus d’époques pré-politiques, comme le disent les partisans de Bueno.

CXB : Au contraire, ils sont la richesse et la gloire de leur sœur, la langue castillane. Ce débat doit être dépassé. On ne peut pas prendre au sérieux des gens qui parlent de socialisme ou d’hispanisme et qui, en même temps, vous disent que le bable [langue Asturienne] ou l’euskera étaient les langues d’hommes poilus qui grimpaient aux arbres comme des singes et se nourrissaient de châtaignes. Je ne parle pas aux gens comme ça, qui font de tels discours. Nous pourrions être comme la Suisse, un pays confédéré, mais uni, multilingue et civique (je laisse de côté sa Banca, qui est méprisable). Mais c’est ce que nous avons : une Espagne qui montre des niveaux culturels aussi pitoyables.

LJP : Votre livre est donc une forme d’ontologie au service de l’anticapitalisme, est-ce quelque chose comme ça ?

CXB : Vous l’exprimez très bien. Il s’agit de retrouver la métaphysique classique et de réorganiser les gens pour retrouver leur polis, leur communauté organisée. La démocratie populaire se construit par la réflexion et l’action, sans frontière entre les deux. Le capitalisme actuel est féroce, impérialiste et orwellien. Nous devons avoir les armes de la critique à portée de main.

LJP – Merci pour vos réponses.

http://www.letrasinquietas.com/ensayos-antimaterialistas/

Illustrations  : DR
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