Il y a 100 ans, le 5 mars 1922, naissait Pier Paolo Pasolini, auteur, cinéaste, intellectuel, n’ayant laissé indifférent absolument personne concernant l’ensemble de son oeuvre.
Dans le livre Avec Pier Paolo Pasolini (éditions du Rocher), René de Ceccatty romancier, dramaturge, et surtout traducteur en français des plus grandes œuvres de Pasolini, a assemblé un large choix de ses études, articles, entretiens et conférences qu’il n’a cessé depuis quarante ans de consacrer au poète cinéaste.
Il a accepté une interview, passionnante, au sujet de son livre et plus globalement, de Pasolini.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
René de Ceccatty : Je suis né en 1952 à Tunis. J’écris depuis toujours et travaille dans l’édition (éditions du Seuil depuis 1996, après avoir enseigné très brièvement la philosophie, en France et au Japon, et travaillé dans plusieurs maisons comme conseiller littéraire ou directeur de collection). Je suis l’auteur d’une quarantaine de livres (romans, récits, biographies, essais, pièces de théâtre) et de nombreuses traductions d’italien et de japonais. Je suis également critique : après avoir collaboré pendant 25 ans au Monde des Livres, j’écris régulièrement pour les Lettres françaises et dans différentes revues, occasionnellement en italien aussi.
Toute ma vie tourne autour des livres. Mais je travaille également pour le théâtre (avec Alfredo Arias et Giorgio Ferrarra notamment) ou l’opéra et j’ai co-écrit le scénario du film de Martin Provost, à partir de la vie de Violette Leduc sur laquelle j’ai très souvent écrit, notamment un essai (chez Stock). Mes récits sont pour la plupart autobiographiques ou biographiques et ont été publiés par plusieurs éditeurs, mais essentiellement La Différence, Gallimard, Flammarion et le Seuil. Ils ont été traduits dans plusieurs langues, mais surtout en italien. Mon dernier roman s’intitule Le Soldat indien (Editions du Canoë) et évoque un de mes ancêtres qui, au XVIIIe siècle, a été le major de la forteresse de Karikal en Inde où il a vécu quatorze années, en participant à la guerre coloniale contre l’Angleterre. Par ma vie et mes rencontres, j’ai été lié au Maghreb, à l’Italie, au Japon, à l’Angleterre et à l’Argentine.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur Pasolini ?
René de Ceccatty : J’ai été dans mon adolescence extraordinairement frappé par Théorème, vu à sa sortie en France, en 1969. J’avais déjà vu l’Evangile selon saint Matthieu, mais c’est surtout Théorème qui m’a bouleversé, entre autres raisons, parce que j’étais en train d’écrire un roman à la thématique et la forme proche de ce film (et du roman qui a le même titre et que j’ai aussitôt lu). Dès lors, tout ce que faisait Pasolini m’intéressait. Je lui ai écrit, mais malgré un échange de lettres et bien que j’aie frappé à sa porte à Rome, je ne l’ai pas rencontré. Découvrir très jeune (à 17 ans) un créateur produit un effet considérable, et je n’ai cessé de le lire, de voir ses films, de traduire son œuvre, de la commenter, de l’expliquer, d’en débattre depuis lors. Même si j’ai traduit de nombreux autres écrivains (japonais et italiens), Pasolini a conservé une place privilégiée dans mes passions intellectuelles. J’ai écrit trois autres biographies similaires à celle que j’ai consacrée à Pasolini, mais il s’agit de trois de ses amis proches : Alberto Moravia, Maria Callas, Elsa Morante. Tout me semble singulier en lui, éclairant sur l’être humain en général et sur la création artistique, et bien sûr sur la société italienne. Ses poèmes, ses romans, ses essais, ses films constituent un ensemble extraordinairement cohérent esthétiquement, politiquement, psychologiquement.
Breizh-info.com : Pouvez-vous présenter Pier Paolo Pasolini brièvement ? Quelles sont ses principales oeuvres et pourquoi est-ce qu’il a marqué autant la postérité ?
René de Ceccatty : Pasolini est né le 5 mars 1922 dans une famille relativement modeste mais, par le père, d’origine aristocratique et par la mère d’origine paysanne. Son père, avec lequel il aura des relations conflictuelles, était un officier fasciste. Sa mère, une institutrice qui aura une influence déterminante sur sa poésie et sur sa vie. Homosexuel assumé, il fut rapidement persécuté et accusé d’obscénité, dans ses rapports avec des adolescents, alors qu’il était instituteur pendant la guerre, dans le Frioul où il avait fondé avec sa mère une école alternative. Fuyant avec elle à Rome, après un procès pour un délit sexuel dont il a été finalement acquitté, il s’installe à Rome où il prolonge, dans la banlieue de Rome, en étant brièvement enseignant, une population qui le fascine, appartenant au sous-prolétariat. Il crée dès lors une œuvre double : poétique et romanesque, et s’affirme comme un des écrivains les plus originaux de l’après-guerre. Ses poèmes et ses romans font scandale par leur forme et leur contenu. Parallèlement, il participe à une intense activité critique (dans des revues qu’il fonde et dirige) et éditoriale et surtout collabora avec des cinéastes de renom en tant que scénariste, avant de réaliser ses propres films dès 1961.
Son cinéma, qui va d’une réinterprétation du néoréalisme à la vision mystique et sacrée, aborde de nombreux thèmes politiques, poétiques, religieux et surtout mythiques. Il devient un témoin capital de son siècle, en intervenant dans la vie politique et en proposant des interprétations dérangeantes de la vie sociale, par une esthétique poétique décalée, qui après voir déconcerté s’impose définitivement. Il est alors un cinéaste majeur en Italie et dans le monde. Mais déplaisant à la droite conservatrice, par son franc-parler, et à la gauche trop rangée par sa liberté imprévisible, il reste un cas singulier, souvent persécuté, poursuivi, censuré, interdit, tout en bénéficiant d’une immense estime intellectuelle de ses confrères, écrivains, critiques et cinéastes.
Il meurt assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, sur la plage d’Ostie. Le jeune prostitué occasionnelle qui s’accuse seul du meurtre finira, après un procès bâclé et une incarcération relativement clémente (à cause de son jeune âge), par revenir sur ses aveux, pour accuser des commanditaires et des complices nombreux qui l’ont incité à entraîner Pasolini dans un guet-apens qui aurait mal tourné. Les romans de Pasolini (de Ragazzi di vita à Pétrole), ses poèmes (La meilleure jeunesse, Les Cendres de Gramsci, La religion de mon temps, Poésie en forme de rose, etc.), ses films (Accattone, Mamma Roma, L’Evangile selon saint Matthieu, Théorème, Œdipe Roi, Médée, La Trilogie de la vie, Salò ou les 120 journées de Sodome), ses essais (Les Ecrits corsaires, Les Lettres luthériennes, Descriptions de descriptions) marquent la deuxième partie du XXe siècle, et n’ont cessé d’être lus, traduits, vus, commentés à travers la mode. Les conditions de sa mort et l’obscurité qui l’entoure ont participé à faire de lui un mythe.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui a constitué le fil conducteur de sa vie d’artiste, de poète, de réalisateur ?
René de Ceccatty : Pasolini avait une conception du rôle sacré de l’art sous toutes ses formes. C’est la raison pour laquelle il a transfiguré le néoréalisme d’où il est issu, dès ses premiers films, avant d’ adapter L’évangile selon saint Matthieu (rendant compatibles marxisme et christianisme, sans être croyant lui-même) et de grands mythes antiques ou encore des contes classiques (Décaméron, les Contes de Canterbury et les Mille et une nuits). Fantasque et onirique dans son imagination, il n’hésitait pas à donner à ses fictions filmées ou écrites une forme parfois surréaliste et comique (Uccellacci e uccellini, La Terre vue de la lune), parfois violente et provocante (Porcherie, Salò).
Mais en même temps profondément engagé dans l’analyse politique et sociétale de son temps, il nourrissait son inspiration poétique non seulement de convictions politiques et d’esthétique sacrée, mais aussi d’observations très précises de l’évolution de l’Histoire de son temps. Il ne concevait pas de demi-mesure dans l’authenticité et la sincérité et a payé de sa vie son engagement qu’il savait ne pas pouvoir être compris. Ses nombreux ennemis, avec lesquels il polémiquait ouvertement, ont fini par avoir raison de lui. Sa vie personnelle, marquée par une relation passionnelle avec sa mère et par son homosexualité, était profondément critiquée, et il a su, pourtant, l’exprimer et la sublimer dans son œuvre littéraire et cinématographique. Ses amitiés intellectuelles très intenses (pour Alberto Moravia et Elsa Morante, pour les poètes Giorgio Caproni, Attilio Bertolucci, pour le romancier Giorgio Bassani, pour les cinéastes Bernardo Bertolucci, Federico Fellini, Mauro Bolognini, pour les actrices Laura Betti, Silvana Mangano, Adriana Asti et bien d’autres) lui ont permis de ne pas être isolé et de participer très activement à la vie artistique, éditoriale, journalistique, politique italienne, où il était entouré et soutenu, également par des éditeurs (Livio Garzanti) et producteurs (Alfredo Bini) qui lui ont fait toujours confiance. Moravia, en faisant son éloge funèbre, l’a défini comme un « poète civil ». Au même titre que Dante et que Leopardi, Pasolini en effet concevait sa présence au monde comme celle d’un poète inséré dans son temps et intervenant dans la société de façon directe (par des écrits politiques) ou indirecte (par sa création artistique qui pouvait, souvent, prendre la forme de fable, de métaphore, donc une forme ambiguë). Pasolini pensait que l’art, et en particulier le cinéma, pouvait donner accès à la réalité en la faisant apparaître de manière sacrée : il appelait cela une « hiérophanie ». C’était en tout cas ce à quoi il aspirait, dans son cinéma et dans sa poésie en général. Il est certain qu’il était conscient que son œuvre avait une dimension prophétique, non seulement d’anticipation, mais de mise en garde.
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Breizh-info.com : Quelle relation Pasolini a-t-il entretenu avec le mouvement fasciste ? Comment est-il passé selon vous d’une haine viscérale que lui ont vouée certains milieux dits d’extrême droite, à une forme parfois, de fascination ?
René de Ceccatty : Pasolini, né en 1922, a été forcément (c’était une obligation pour les enfants et adolescents de sa génération) intégré à des organisations de jeunesse fasciste, et son père était un partisan de Mussolini. Mais lui-même n’a jamais manifesté la moindre sympathie pour le fascisme à aucun moment de sa vie. Pendant la guerre, il faisait partie d’un groupe de jeunes poètes frioulans, or le fascisme était opposé à toute utilisation des langues régionales (qui menaçaient l’unité nationale…).
Mais contrairement à son jeune frère Guido qui était partisan et a été assassiné par une autre faction partisane qui lui était hostile, il n’était pas résistant. Il s’est engagé politiquement après la mort de Guido, du côté communiste. Et bien qu’il ait été exclu du Parti Communiste à la suite du scandale de son procès pour mœurs, il n’a jamais renoncé à en être un « compagnon de route ».
Toute son œuvre a été constamment attaquée par les fascistes déclarés encore comme tel et par la démocratie chrétienne dans laquelle il a toujours vu des héritiers du fascisme. Son dernier film, Salò, est une dénonciation spectaculaire de la République Fasciste qui a survécu à Mussolini. Durant les années de plomb (soixante-dix), il a immédiatement accusé les groupuscules néofascistes d’avoir perpétré des attentats (notamment celui de décembre 1969 à Milan). Et selon toute vraisemblance, son assassinat a-t-il été lié aux enquêtes qu’il menait pour son roman Pétrole sur les liens de la Démocratie Chrétienne avec des terroristes néofascistes. Il n’a jamais été « fasciné » par aucun mouvement d’extrême droite, ni d’ailleurs par aucun mouvement extrémiste de gauche. En revanche, certains mouvements régionaux séparatistes d’extrême droite ont tenté, plusieurs décennies après sa mort, de dénaturer ses textes et ses positions sur les langues régionales et sur les sociétés préindustrielles, et de prétendre qu’ils y trouvaient une source d’inspiration. Mais c’est un abus inepte et un contresens radical sur son œuvre et sa personnalité.
Breizh-info.com : Par ses films, il semblerait également que Pasolini ait voulu dénoncer une forme de « libération sexuelle » dont il avait anticipé l’escroquerie intellectuelle, et surtout, les conséquences dans nos sociétés capitalistes. Que pouvez vous dire sur le sujet ?
René de Ceccatty : Pasolini a abjuré la série de ses trois films de contes, la « Trilogie de la vie ». Il a expliqué que le succès monumental de ces films poétiques, mais qui décrivaient une société médiévale (européenne) ou prémédiévale (arabe) où régnait une liberté sexuelle très joyeuse, semblait l’indice d’une récupération et d’un malentendu. Il pensait qu’involontairement son cinéma avait permis à un public de se reconnaître dans des personnages pourtant fort éloignés d’eux et avait participé à susciter une certaine confusion idéologique, comme s’il avait soutenu un consensus concernant la libération sexuelle. Cette « libération » était, telle qu’elle était vécue dans la société moderne, selon lui comme une banalisation, une normalisation, une codification rigide d’une sexualité dominante, hétérosexuelle, vulgaire, de consommation, d’indifférence, de fausse tolérance. Pourtant, dans Enquête sur la sexualité (documentaire de 1964), il avait dénoncé l’hypocrisie de la société coincée et réactionnaire. Mais entre les années soixante et les années soixante-dix l’évolution a été très rapide et récupérée par une société de consommation, où le sexe devenait en quelque sorte une marchandise comme une autre. Sa critique du « consumérisme » est, de toute façon, beaucoup plus large, et s’exprime clairement dans ses Ecrits corsaires. Dans son dernier film, il utilise le sexe comme métaphore du pouvoir et de l’humiliation.
Breizh-info.com : Pasolini a-t-il eu des héritiers, dans la littérature, comme au cinéma ?
René de Ceccatty : Pasolini est un tel monument de l’histoire italienne qu’il est bien entendu imité par des poètes, des romanciers, des cinéastes. Mais si l’on peut dire que Marco Tullio Giordana, Mario Martone (dans le cinéma), Emanuele Trevi, Walter Siti, Dario Bellezza, Sandro Veronesi (en littérature) disent explicitement leur dette et du reste se sont exprimés sur lui, en lui consacrant des films, des pièces, des romans, même s’il est considéré comme probablement le plus grand poète italien du XXe siècle en ayant un impact que ni Eugenio Montale, ni Giuseppe Ungaretti, ni Mario Luzi n’ont eu, il n’a pas fait école.
Son génie beaucoup trop singulier peut être compris et analysé, mais ne peut pas servir de modèle, sauf sur un plan très général, politique ou éthique. Pasolini a pourtant dirigé deux revues (Officina et Nuovi Argomenti) après avoir travaillé avec un groupe d’amis étudiants poètes dans le Frioul, et donc il a été constamment en contact avec de jeunes poètes, de jeunes romanciers, de jeunes cinéastes qu’il a aidés à se faire connaître. Bernardo Bertolucci et Sergio Citti sont les seuls cinéastes qui aient été vraiment très profondément marqués par Pasolini. Et, même si cela paraît curieux, Federico Fellini a été aussi influencé par Pasolini (qui était de sa génération, mais auquel il a fait appel). En ce qui concerne les cinéastes, romanciers, essayistes et poètes actuels, je ne vois personne en Italie, en France, aux Etats-Unis ou ailleurs (au Japon, peut-être le poète Mutsuo Takahashi, en Belgique William Cliff, en Algérie Jean Sénac… mais Sénac était de la génération de Pasolini et il est mort deux ans avant Pasolini, dans des circonstances analogues).
De toute façon, cela ne peut pas être une influence totale, cela ne peut toucher qu’un aspect de son œuvre et de celle de ses successeurs, certains thèmes, mais jamais la totalité de la création. Au cinéma, j’ai aimé le film qu’Abel Ferrara a consacré aux dernières heures de la vie de Pasolini. C’est là que j’ai eu le sentiment de « reconnaître » le Pasolini que je percevais, le créateur, l’homme. Le cousin de Pasolini, Nico Naldini, qui a souvent collaboré avec lui, est certainement le poète le plus proche de lui. Rosetta Loy a écrit plusieurs essais et récits sur l’antisémitisme, sur le terrorisme, et chez cette romancière discrète et intimiste, paradoxalement, j’ai reconnu des accents de Pasolini quand elle décrit l’horreur du fascisme, puis celle des années de plomb. La littérature italienne des générations nées après la guerre est beaucoup plus faible et impersonnelle. Et le cinéma n’a plus rien à voir avec celui des années glorieuses italiennes. Le langage télévisuel a eu des conséquences désastreuses, comme du reste l’avait annoncé Pasolini. Il a contaminé la narration, le langage et l’image. En Italie et dans le reste du monde. Mais il y a certainement, dans le monde, des poètes pour qui l’œuvre de Pasolini a eu et a encore un rôle déterminant, et pour qui il demeure un phare comme disait Baudelaire. Alors Pasolini joue un peu le rôle de Rimbaud (qu’il lisait lui-même dans sa jeunesse, bien sûr…). Et certains cinéastes de pays non occidentaux se réclament de lui. Ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’un de ses projets s’intitulait Notes pour un film sur le Tiers-Monde…
Propos recueillis par YV
Dernières parutions de René de Ceccatty
Avec Pier Paolo Pasolini (Editions du Rocher)
Pasolini (Folio Biographies)
Descriptions de descriptions de Pasolini (Manifeste !)
Pasolini sur Pasolini de Jon Halliday (Seuil)
Le soldat indien (Editions du Canoë)
Traductions de Pasolini :
L’Odeur de l’Inde (Folio)
Actes impurs suivi d’Amado mio (Folio)
Pétrole (Gallimard)
Poésies 1943-1970 (Gallimard)
Histoires de la cité de Dieu (Gallimard)
Nouvelles romaines (Folio)
La religion de mon temps (Rivages)
Poésie en forme de rose (Rivages)
Le christ selon Pasolini (Bayard)
Adulte ? Jamais (Points)
La persécution (Points)
Crédit photo : DR
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