Le retour récent sur le devant de la scène politique, au sein de divers pays d’Europe, de l’idée de nation interroge la gauche, qui se demande quelle position adopter face à ce phénomène. Or, cette question n’est pas neuve. En effet, elle s’est posée de manière récurrente depuis l’apparition de l’idéologie socialiste au cours de la première moitié du XIXe siècle.
Comment la gauche, imbibée de marxisme, donc d’internationalisme, doit-elle appréhender la nation ? Afin de chercher à répondre à cette question, Jean-Numa Ducange, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen Normandie, examine, au sein de son ouvrage intitulé Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle Époque, la relation entretenue, au cours des décennies précédant la Première Guerre mondiale, en Allemagne et en Autriche, par les sociaux-démocrates avec le nationalisme, alors que le parti social-démocrate allemand est à cette époque un des plus influents du continent et que son homologue autrichien est confronté, au sein de l’empire des Habsbourg, à la question des nationalités.
Au cours de la première moitié du XIXe siècle, la gauche germanophone, constituée essentiellement de libéraux, est favorable à l’unification du peuple en un seul État. Cette revendication n’aboutit pas suite à l’échec des révolutions de 1848. « Fin mars 1848, les revendications programmatiques des communistes, rédigées par Marx et Engels, commencent par une formule explicite : ‘’L’Allemagne entière sera proclamée République une et indivisible.‘’ » (1)
Lorsque les premiers partis d’obédience socialiste voient le jour à partir de la décennie 1860, ils sont contraints d’aborder ce sujet au sein de leur programme consacré aux différentes questions qui se posent à la société. L’idée de la réalisation d’une grande Allemagne démocratique s’impose en opposition à celle d’une petite Allemagne dominée par la Prusse ou à celle d’une grande Allemagne fédérale sous la coupe de l’Autriche.
Lors de la guerre avec la France en 1870-71, les sociaux-démocrates allemands sont du côté de la Prusse et des autres États allemands. Puis, ils ont en 1871 de la sympathie pour l’insurrection de la Commune de Paris. L’unification de l’Allemagne, en 1871, sous la houlette de la Prusse et d’Otto von Bismarck, entraîne l’obligation pour les sociaux-démocrates de se consacrer au développement de leurs structures afin de s’opposer à Bismarck devenu tout puissant. Des dirigeants sociaux-démocrates, comme Karl Kautsky ou August Bebel, indiquent dans leurs discours que leurs idées doivent se développer dans le cadre de la défense de la nation.
La question des nationalités se pose avant tout aux sociaux-démocrates de l’empire des Habsbourg car elle y joue un rôle prépondérant. Les positions des théoriciens sociaux-démocrates autrichiens, allemands et russes importants sur le sujet sont dissemblables. Des représentants de la gauche nationaliste émergent également, tels que Engelbert Pernerstorfer, Chaim Schitlowski ou Karl Leuthner.
En 1898, en Allemagne, lors de la session parlementaire tenue à l’occasion du cinquantenaire de l’échec de la révolution libérale et nationale de 1848, les conservateurs et la plupart des libéraux réaffirment « la juste voie suivie depuis 1871 » et stigmatisent les sociaux-démocrates. Le président de la formation politique représentant ces derniers, August Bebel, leur répond que si 1848 n’avait pas été un échec, l’Allemagne aurait été unifiée dès cette époque et n’aurait pas eu besoin de la guerre de 1870-71. Il ajoute, tout en ne rejetant pas l’unification survenue en 1871, que les hommes de 1848 ont montré la voie.
Au début du XXe siècle, les Sozialistische Monatshefte (Mensuels socialistes), dirigées par Joseph Bloch et éditées à Berlin, deviennent l’organe de presse de référence d’une ligne ouvertement grande-allemande.
En Autriche, parmi les grandes figures de l’austro-marxisme figure, aux côtés de Karl Renner et d’Otto Bauer, Victor Adler. D’origine juive, il est un adepte de la ligne grande-allemande. Selon Karl Kautsky, les juifs autrichiens sont, à cette époque, les partisans les plus acharnés de la réalisation d’une grande Allemagne. (2)
Staline, qui ne parle pas Allemand mais a séjourné à Vienne, est influencé par la conception des nations des sociaux-démocrates autrichiens.
Les Sozialistische Monatshefte sont lues par Lénine qui leur accorde une grande attention. Elles considèrent le ralliement de la sociale-démocratie allemande et celle de l’empire des Habsbourg à l’effort de guerre comme une victoire. Après la Première Guerre mondiale, cet organe de presse prône le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne.
En 1913, Victor Adler cite longuement une lettre écrite en juillet 1866 par Friedrich Engels à Karl Marx au sein de laquelle « est souligné le caractère temporaire de la séparation entre l’Allemagne et l’Autriche. » (3)
Après l’effondrement de l’empire des Habsbourg, les sociaux-démocrates autrichiens tentent de réaliser l’annexion à l’Allemagne, mais celle-ci est refusée par les puissances victorieuses. Ils sont contraints d’accepter cette décision, mais désirent toujours l’Anschluss. La revendication d’annexion à l’Allemagne ne sera retirée du programme des sociaux-démocrates qu’après l’arrivée au pouvoir en Allemagne des nationaux-socialistes.
Durant l’entre-deux-guerres, l’aile la plus nationaliste des sociaux-démocrates, autour des Deutsche Worte en Autriche et des Sozialistische Monatshefte en Allemagne, n’est pas loin de théoriser un « socialisme national » ; or la « Révolution conservatrice », prônée notamment par l’auteur du Déclin de l’Occident, Oswald Spengler, reprend cette idée vue en tant que troisième voie entre le bolchévisme d’Europe de l’Est et le capitalisme de l’Ouest, afin de moderniser radicalement la nationalisme allemand après la défaite de la Première Guerre mondiale.
Des filiations intellectuelles entre ces deux mouvances, socialiste nationale et nationaliste sociale, existent, mais sont limitées car la social-démocratie est originellement internationaliste et défend l’égalité sociale et la démocratie parlementaire. L’auteur met en avant le fait que les pouvoirs austro-fasciste et national-socialiste combattent l’aile nationaliste des sociaux-démocrates qu’ils considèrent internationaliste.
Après la Second Guerre mondiale, l’idée de grande Allemagne est discréditée par les conséquences du national-socialisme et les sociaux-démocrates autrichiens, renommés socialistes, l’abandonnent progressivement.
L’ouvrage, qui compte 329 pages, est rédigé par un spécialiste de la social-démocratie allemande et autrichienne, qui maîtrise son sujet et a réalisé des recherches en Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas.
Le seul reproche qui peut être fait à cette réalisation impeccable est que l’auteur n’aborde pas, à la fin de l’ouvrage, le soutien en 1938 de dirigeants sociaux-démocrates autrichiens à l’Anschluss et le fait que Parti socialiste autrichien a recyclé et récupéré, après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux anciens membres du parti national-socialiste.
Lionel Baland
Sources : Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle époque, Fayard, Paris, 2021.
Notes :
(1) P. 23.
(2) Karl Kautsky, Erinnerungen und Erörterungen, Mouton & Co, ’s Gravenhage (La Haye), 1960, p. 530.
(3) P. 241.
Crédit photo : DR
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Une réponse à “Quand la gauche pensait la nation. Chronique du livre de Jean-Numa Ducange”
c’est la gauche qui a inventé le concept de nation; aujourd’hui ils veulent absolument l’éradiquer au profit du mondialisme si possible islamiste;
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