En septembre 2021, Fabien Roussel a inauguré sa campagne présidentielle en rendant hommage à la dépouille de Louis Aragon. Ce militant communiste particulièrement discipliné était aussi le dernier géant incontestable de la poésie française. Ses ballades, classiques et modernes à la fois, ont été mises en musique par Georges Brassens, Léo Ferré ou Jean Ferrat, plus récemment Bernard Lavilliers, qui les ont fait aimer par des générations de Français de tous bords politiques.
Avant même l’épisode vin rouge-fromage, c’était pour le candidat PCF une façon de renouer avec un certain communisme patriote et populaire, la ligne politique dominante du Parti de 1941 à 1994, jusqu’au départ en retraite de Georges Marchais.
En 1941, Aragon mit cette ligne en poésie, en puisant à des sources non-conventionnelles…
1941, le moment de renouer avec Brocéliande ?
En 1940 et au début de 1941, l’appareil parisien du PCF est à la recherche de son poète fétiche.
Aragon, après sa démobilisation, est resté dans la zone contrôlée par Pétain, alors que la zone occupée par les Allemands est plus sûre pour les communistes. Pour aggraver son cas, il n’hésite pas publier des poèmes dans la presse bourgeoise repliée vers le sud (Le Figaro notamment) – des poèmes d’amour avec des rimes ! Quant au contenu de certains de ses textes, il est manifestement contraire à la ligne de « défaitisme révolutionnaire » imposée par Staline.
Le 1er juin 1941, avant la rupture du pacte germano-soviétique, Aragon écrit ainsi un article dans la revue « Fontaine », qui parait légalement à Alger sous l’autorité de Vichy. A la suite de Renan, il y oppose la mentalité du chevalier français à celle du guerrier germanique :
« Le Perceval de Chrétien de Troyes est par plusieurs points différents du Parsifal de Richard Wagner (quand ce ne serait que pour ce qu’il aime embrasser les demoiselles). Il est le chevalier errant qui protège les femmes, les faibles. Il n’est pas cette dernière expression de l’individualisme où Wagner et Nietsche se rejoignent et qui donne à Barrès, l’homme du Culte du Moi, l’occasion d’une des ses plus belles rêveries (…)
Faut-il vraiment développer cette image, et tout Français conscient de l’histoire de son pays ne reconnaîtra-t-il pas ses héros préfigurés en Perceval, la France même préfigurée en Perceval ? Perceval nous fait mieux comprendre notre passé, mais aussi il est une leçon pour le présent et pour l’avenir. »
(« La leçon de Ribérac, ou l’Europe française », article d’Aragon dans la revue « Fontaine », 1er juin 1941)
On ne peut parler ici de résistance active, mais, dans le contexte de censure qui prévaut, il y a là comme un appel à redresser la tête.
L’attitude d’Aragon fait l’objet d’un rapport envoyé à Moscou et conservé dans les archives du Komintern. La direction finit par dépêcher à Nice, où il a été localisé par hasard, un militant de choc qui ramène par la peau du cou le poète à Paris.
Nous sommes en juin 41. A la surprise générale, Hitler attaque l’URSS. Le PCF entre en résistance et le déviationnisme patriotique d’Aragon devient la ligne officielle. Alors qu’il se préparait à formuler une énième autocritique, il se voit confier la charge d’organiser les intellectuels de zone sud…
Avoir eu raison trop tôt exposera toutefois Aragon à une méfiance tenace. En août 1942, une équipe de tueurs marseillais s’apprète même à le liquider, avant d’être décommandée par la direction du Parti (témoignage de Georges Sadoul dans la revue « Europe », février 1967, cité par Philippe Forest, « Aragon », 2015).
Dans la suite de la guerre, Aragon continue à se revendiquer de Perceval le Gallois et des autres héros de la Table Ronde. En 1942, il publie légalement un recueil, « Brocéliande », du nom de la forêt bretonne où se passent plusieurs épisodes arthuriens. En 1944, la « Diane française », recueil de ses poèmes de résistance, s’ouvre par un texte énigmatique, mais qui s’élucide aussi avec la clé Brocéliande :
» Le grand songe cymrique (= gallois) perdu dans la forêt celte, qui donc en gardait le frémissement à cette heure d’hier, au milieu des intrigues et des menaces, qui donc ? Avec l’effervescence des siècles méconnus, où dans cette forêt montait la voix des bardes, l’exaltation du ciel sur notre terre. (…) Avec l’enivrement de la grandeur qui portait aux exploits la jeunesse insoumise, la jeunesse éternellement insoumise. Et ces exploits étaient de reines délivrées, de prison ouverte, de dragons égorgés, de géants abattus, toujours miraculeusement disproportionnés au paladin sorti des fourrés en pleine injustice. Et ici commence mon pays. Mon pays, mon pays, mon pays… »
Une enfance à Neuilly, à deux rues d’un écrivain de droite
Ces histoires de vaillants chevaliers et de princesses captives, en décalage apparent avec le contexte, Aragon n’est pas allé les chercher dans les oeuvres complètes de Karl Marx. En 40, il échappe un temps à la prison mentale qui était la sienne depuis son adhésion au PCF 13 ans plus tôt. Et c’est à son enfance trop longtemps refoulée qu’il demande des repères.
Enfant, il partait en vacances en Bretagne – la famille louait un hôtel entier pour tous les cousins à Plestin-les-Grèves, en un lieu visité par Arthur lui-même selon une légende locale bien attestée. De retour à Neuilly, Louis fréquentait la très sélecte école Saint-Pierre – avec comme condisciple un descendant en ligne directe du frère de Jeanne d’Arc ! A 11 ans, il se voit offrir par son professeur de français une anthologie de Maurice Barrès :
« La lecture de ce livre fut pour moi un grand coup de soleil, et il n’est pas exagéré de dire qu’elle décida de l’orientation de ma vie.«
( « S’il faut choisir je me dirais Barrèsien… », interview à « Lettres françaises », 1948).
» Il faut ajouter que Barrès habitait Neuilly, que je l’avais aperçu au Bois où il avait salué mon père, qui avait, paraît-il, son portrait dans un des romans de l’Énergie Nationale.«
(Aragon, La Lumière de Stendhal, 1954).
Paraît-il ? Devant les camarades, Aragon minimise. En réalité il connaissait les livres de Barrès sur le bout des doigts et n’ignorait pas les relations qu’il avait entretenues avec son père. Louis Andrieux apparait nommément à de multiples reprises dans deux livres de Barrès : « L’Appel au Soldat » et « Leurs Figures » – deux romans politiques réalistes qui traitent du boulangisme et du scandale du Panama. Barrès et Andrieux avaient tous deux été des cadres de premier plan du mouvement nationaliste du général Boulanger (1886-1891).
Aragon a pris à Barrès son style lyrique et plusieurs de ses thèmes – dont celui de Brocéliande, qui figure dans la liste des 7 lieux fondateurs de la nation française, celle que dresse Barrès dans la première page de « la Colline inspirée ».
Ce qui est moins avouable, c’est qu’il s’est aussi imprégné de son tempérament politique : un mélange de cynisme et d’esprit chevaleresque, la volonté d’inscrire l’individu dans une collectivité, l’usage dynamique de la tradition, enfin le souci du compromis patriotique entre les « diverses familles spirituelles de la France » – thème illustré parfaitement par le poème résistant « La Rose et le Réséda » et son refrain « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas ».
A noter que l’écrivain Renaud Camus, auteur de l’expression « grand remplacement », a été dans les années 70 un des derniers confidents d’Aragon. D’une résistance à l’autre…
E.P.
Compléments sur Louis Andrieux, le père d’Aragon.
Jusqu’aux années 50, personne, en dehors des intimes et de l’appareil communiste, ne connaissait la vérité sur les origines familiales d’Aragon. Devenu célèbre, l’écrivain va laisser filer quelques confidences, où il continue cependant à minimiser les rapports qu’il a eus avec son père.
Aragon est le fils adultérin de l’homme politique Louis Andrieux et d’une fille de la grande bourgeoisie catholique désargentée. Dans ses interviews, Aragon laissera entendre que sa mère a été plus ou moins abandonnée comme une fille mère et que son enfance a été marquée par la gêne financière.
Or Louis Andrieux, avocat et député, s’est occupé de son petit dernier, l’emmenant visiter la chambre des députés et faisant en sorte qu’il fréquente ses demi-frères légitimes. Andrieux pistonne le frère de sa maîtresse (il devient sous-préfet) et, par le biais d’une reconnaissance de dette (probablement fictive), laisse à sa deuxième famille une part importante d’héritage.
Dans le contexte des années 20 et 30, le nom d’Andrieux était lourd à porter pour Aragon. Bien connu par ses croustillants livres de souvenir politique, ami de Clemenceau, Andrieux avait été préfet de police de Paris. Une tâche impossible à laver dans la mentalité conspirationniste des communistes de l’époque stalinienne. De quoi faire chanter Aragon et le presser comme un citron. Il y avait aussi le souci de la sécurité de sa belle-sœur vivant en URSS (le mari de cette dernière ayant été envoyé au goulag).
Les romans de Barrès donnent sur le personnage de Louis Andrieux des informations qu’on ne trouve ni dans les mémoires de l’ancien préfet de police, ni dans sa fiche Wikipedia.
Dans « l’Appel au Soldat », il apparait 3 fois. Il y fait figure d’un républicain de gauche, proche de Clemenceau. Andrieux est présent aux côtés de Boulanger quand, renvoyé du gouvernement, celui-ci est escorté par la foule pour son départ en train vers sa garnison de province. Dans un deuxième épisode, il est question pour Andrieux d’être appelé par le président de la République à former un gouvernement de conciliation, Boulanger recevant le commandement militaire de Paris. Enfin, Andrieux vient saluer ostensiblement un député accusé de corruption alors que toute la chambre se détourne (hypocritement) de lui.
Andrieux est beaucoup moins cité que les autres lieutenants de Boulanger (Laguerre, Naquet, Déroulède, Barrès…). Il semble avoir choisi un positionnement moins en vue et a peut-être quitté le bateau boulangiste dès qu’il a commencé à prendre l’eau. Entretemps, le journal qu’il possède et où il écrit (« La petite République française ») a surfé sur l’engouement populaire passager pour le fringant général.
C’est surtout dans « Leurs Figures » qu’Andrieux est cité (une dizaine de fois), laissant une image de spécialiste des coups tordus. En effet, il joue un rôle central dans la révélation du Scandale du Panama, dévoilant un mécanisme de financement illégal à grande échelle des journaux et des campagnes électorales. Pourquoi et pour qui agit-il ? Il y a sans doute une part de vengeance personnelle, puisque l’échec du mouvement Boulanger lui a coûté son poste de député et toute perspective d’accéder à une carrière ministérielle.
Au moment de l’enfance de Louis Aragon, Andrieux est un vieux monsieur de 70 ans, qui a rebondi grâce à ses relations et retrouvé un poste de député puis de sénateur. Il distille dans des livres ses souvenirs, où la politique se résume à une suite de combines hautes en couleur mais finalement assez insignifiantes.
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