Il régnait le 31 janvier dernier, lors de la réunion du Conseil de sécurité à New York une véritable atmosphère de guerre froide. On se serait cru revenu quarante ans en arrière tant la tension entre, Linda–Thomas Greenfield la représentante des Etats–Unis qui étaient à l’origine de cette convocation en urgence et celui de la Russie Vassily Alekseevich Nebenzia, était palpable.
Il est revenu au représentant du Kenya M. Martin Kimani de résumer la situation en rappelant un vieux proverbe africain « lorsque les éléphants se battent c’est l’herbe qui souffre ». On l’aura compris l’herbe ce sont les Européens…
« Guerre improbable, paix impossible »
La conférence de presse qui a suivi la rencontre entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, au Kremlin le 7 février dernier, n’a fait que confirmer cette ambiance. On se rappellera utilement, à cet égard, la formule célèbre de Raymond Aron concernant cette période : « guerre improbable, paix impossible ». Qui pouvait penser que plus de trente ans après l’effondrement de l’Union Soviétique on en serait encore là ?
Comme on se plait à le dire aujourd’hui le changement de paradigme des relations Est/Ouest ne semble pas avoir eu lieu dans l’esprit de nombreux dirigeants.
Pourtant toute réflexion concernant les tensions actuelles en Ukraine doit prendre en considération les points suivants :
• Kiev et l’Ukraine sont le berceau de la Russie, « la Rous »
• Au cours de sa longue histoire l’Ukraine a très rarement été indépendante
• C’est un pays très divisé : à l’est russophone et orthodoxe, entretenant des liens culturels et économiques étroits avec la Russie (Donbass, Donets), à l’ouest catholique et proche des pays d’Europe centrale
• De tous les pays du bloc soviétique c’est celui qui a le plus mal vécu la chute de l’URSS, tant sur le plan économique que militaire (abandon de son armement nucléaire notamment)
• Elle constitue, en même temps qu’un maillon faible le pivot stratégique essentiel de la zone d’influence de la Russie, son « étranger proche ».
Pour toutes ces raisons il est hors de question, du point de vue de la géopolitique russe, que ce grand pays sorte de cette zone d’influence et intègre l’OTAN, une alliance certes « défensive », mais, de fait, perçue comme offensive par la Russie. (Cf. Discours de Vladimir Poutine à la conférence de Munich en 2007).
Attirer l’Ukraine dans l’orbite américaine
Après la chute du mur de Berlin, à l’époque de Gorbatchev, puis d’Eltsine, profitant de la faiblesse de ce dernier ainsi que de l’état de sidération dans lequel se trouvaient les Russes, à cette époque, les Etats–Unis ont cru pouvoir attirer l’Ukraine dans leur orbite (OTAN + Union Européenne) et faire ainsi, incidemment, de Sébastopol le grand port militaire de Crimée, pourtant attribué, par traité à la marine russe pour 99 ans, une base navale de l’OTAN. Folie pure, mettant ainsi en péril la stratégie navale russe en Mer Noire, en Méditerranée et au–delà vers les mers chaudes… !
On se rappellera que lorsque Vladimir Poutine a voulu discuter de la question ukrainienne avec Catherine Ashton, Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et Jean–Claude Juncker, président de la Commission européenne il a été purement et simplement éconduit et humilié, au prétexte que le destin de l’Ukraine ne le concernait pas…
La position américaine
Une position constante des « faucons » américains tels que Zbigniew Brzezinski (conseiller très influent de Carter puis de la plupart des présidents américains par la suite), George Friedman (ancien patron de Stratfor, « la CIA bis »), Victoria Nuland (Sous–secrétaire d’État pour les Affaires politiques des États–Unis depuis 2021), est de considérer que :
• Contrairement aux assurances données à Gorbatchev par James Baker, l’OTAN doit repousser ses limites jusqu’aux frontières de l’URSS, en supprimant ainsi toute zone tampon ou glacis, mettant ainsi les forces de l’OTAN, en réalité les forces américaines en contact direct avec les forces russes, avec tous les risques que cela comporte en acceptant l’éventualité d’une guerre « limitée » sur le sol européen, si nécessaire. ( George
Friedman « Flash Points » 2015).
• Faire de l’Ukraine, ainsi récupérée dans l’OTAN/UE), un « bélier » pour disloquer, à terme, la Russie en plusieurs entités (Zbigniew Brzezinski,« Zbig » pour les intimes du « deep state »)
• Ne pas tenir compte de l‘avis des Européens dans l’élaboration de ces politiques agressives. On se souvient du « fuck the European Union » prononcé par Victoria Nuland à l’adresse de l’ambassadeur américain, à Kiev, au moment des incidents de Maïdan, lorsqu’elle lui donnait ses ordres pour la composition du nouveau gouvernement ukrainien…(propos traduits et atténués bien complaisamment, pour ne pas mettre d’huile sur le feu, par la presse européenne en « je n’ai rien à faire de l’Union européenne… »). Ces propos avaient été malicieusement rendus publics par les services russes.
Le gouvernement russe, Vladimir Poutine en premier lieu, n’ignore rien, bien entendu, de ces dispositions d’esprit des dirigeants américains à l’égard de la Russie. Les Européens ne devraient pas être aveugles, conserver ces propos à l’esprit, s’en souvenir et penser au sort qui les attend en cas de conflit. Cette perspective assez sombre les concerne au premier chef. Leur position est difficile car il leur faut éviter tout esprit munichois vis–à–vis des Russes sans se soumettre aux volontés bellicistes des faucons américains. Marge de
manœuvre très étroite qui explique l’embarras actuel des diplomaties européennes et la difficulté manifeste qu’ils ont pour exprimer détermination et unité de vue.
De ce point de vue les efforts déployés actuellement pour faire renaître le « format Normandie », élaboré à Minsk en 2015, (France, Allemagne, Russie, Ukraine) est une bonne chose (cf nouvelle réunion prévue, à Berlin, sous ce format, au niveau des conseillers diplomatiques). Mais ce format se heurte à la méfiance des anglo–américains qui se sentent exclus du jeu par des puissances continentales et au scepticisme des Russes qui savent bien que le « commander in chief » est de l’autre côté de l’Atlantique. Espérons toutefois que les récents contacts entre Emmanuel Macron, Vladimir Poutine et Volodymir Zelenski porteront leurs fruits et ne sont pas seulement de la com préélectorale…
La position Russe
En arrivant au pouvoir, Vladimir Poutine, a mis fin aux dérives eltsiniennes de la politique extérieure russe. Après avoir reconstitué la puissance militaire, notamment, de son pays il a fait de l’arrêt de l’expansion continue de l’OTAN vers l’est un point fort et non négociable de son pays. Il a exprimé trèsclairement cette volonté lors de la conférence sur la défense de Munich en 2007.
Les occidentaux tardant, selon lui, à comprendre les objectifs de cette stratégie qui consiste à retrouver un rang de puissance majeure, Poutine a proposé récemment aux Américains la signature de deux traités l’un avec les Etats–Unis , l’autre avec l’OTAN. La mise en œuvre de ces traités est l’objet des tensions et discussions actuelles mais aussi des gesticulations militaires opérées de part et d’autre.
Le sens de ces traités s’inscrit dans la poursuite plus globale par le Kremlin de cinq objectifs principaux parfaitement résumés dans un récent article de Nicolas Gros Verheyde :
« 1° garder sa place de Grand dans le monde, des tables de la négociation politique aux enjeux militaires ;
2° s’assurer autour du pays d’une zone de sécurité avec des pays sinon alliés du moins pas hostiles ;
3° s’appuyer sur un réseau d’alliés, amis ou obligés dans le monde,
4° assurer à sa marine des points d’appuis sur les routes stratégiques
5° trouver des débouchés et contrats pour ses produits ou pouvoir bénéficier
en retour de ressources nécessaires ».
La position européenne
La situation de l’Europe est très inconfortable, le « format Normandie » remis à l’honneur par Emmanuel Macron serait sans aucun doute le mieux adapté au règlement des tensions actuelles, car il laisserait aux Européens continentaux, les Européens « péninsulaires » selon la terminologie de George Friedman et aux Russes le soin de régler entre eux leurs problèmes. Mais ceci est considéré comme inacceptable par la diplomatie américaine qui considère que tout renforcement des liens entre les pays de l’Union européenne et la Russie serait un coup mortel porté à leur puissance et à leur capacité de continuer à dominer le monde.
Ils sont particulièrement inquiets des possibilités de rapprochement entre l’Allemagne et la Russie, d’où les stupéfiantes déclarations, ces derniers jours, de Joe Biden décidant, unilatéralement, que toute aggravation des tensions en Ukraine devrait conduire à l’arrêt immédiat de Nord–stream 2, intervenant ainsi directement dans la stratégie allemande et européenne d’approvisionnement énergétique sans même recueillir l’avis de ses alliés et amis…
L’Union européenne n’est pas en mesure de peser suffisamment dans cette affaire, les positions des principaux Etats européens France, Allemagne, Italie, membres éminents de l’OTAN sont en fait très éloignées de celle des Etats–Unis. Car non seulement, ils sont opposés à tout conflit armé, qu’ils considèrent comme suicidaire, mais ils souhaitent développer leurs liens économiques avec la Russie et se rendent compte que la politique américaine d’exclusion et de diabolisation conduit celle–ci à renforcer de plus en plus ses liens économiques et militaires avec la Chine en particulier au sein de l’Organisation de Coopération de Shangaï.
Il faut également tenir compte de la Turquie dont on parle peu dans cette affaire. Ce pays possède, en effet, une situation singulière, membre ambigu mais indispensable de l’OTAN, elle est « l’amie » de la Russie comme de l’Ukraine, deux pays dont elle dépend pour nombre de ses approvisionnements en céréales et en hydrocarbures et par ailleurs contrôle les détroits.
La position américaine d’extension indéfinie de l’OTAN vers l’Est n’est autre que la poursuite et le renforcement de la vieille politique de « containment », d’endiguement initié jadis par Dulles à l’époque de la guerre froide. Elle ne correspond plus aux nouveaux équilibres géopolitiques en gestation dans un monde multipolaire.
Ce qui s’impose aujourd‘hui c’est de mettre fin à des postures militaires dignes d’un autre temps et d’ouvrir le grand chantier d’une nouvelle architecture de sécurité collective en Europe, conforme à celle imaginée après la chute de l’URSS mais malheureusement oublié depuis lors. Mais comme le dit Thierry de Montbrial « Notre intérêt est de contribuer à rendre possible, le moment venu, une nouvelle architecture de sécurité sur le Vieux Continent, et que cette négociation – dans laquelle la place des États–Unis sera évidemment différente de ce qu’elle fut – devra s’appuyer sur la logique et les concepts de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Celle–ci a, en son temps, représenté un véritable exploit diplomatique. Les Russes étaient encore demandeurs d’une telle négociation ».
A force de rebuffades et de soumission des Européens aux volonté états–uniennes la Russie, bon an mal an, s’est éloignée de l’Europe péninsulaire pour se tourner de plus en plus vers le grand large eurasiatique.
Jean–Claude Empereur est avec Charles Zorgbibe le co–directeur de l’ouvrage collectif : « Le nouvel échiquier. La société internationale après la crise de la Covid 19 » dont nous avons déjà rendu compte. Publié récemment chez VA Editions.
Illustration : DR
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4 réponses à “Tension en Ukraine. Retour de la Guerre froide ou nouvelle architecture de sécurité en Europe ?”
A se braquer sur les grands enjeux géostratégiques, on oublie un principe essentiel : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Que désire le peuple du Donbass, noeud du désaccord ? Si, pour des raisons historiques, linguistiques, religieuses, économiques, géographiques, etc. il désire massivement faire partie de la Russie plutôt que de l’Ukraine, la messe devrait être dite.
Mais l’OTAN s’en fiche, semble-t-il. Il n’y a pas si longtemps, cette organisation bombardait un pays européen, la Serbie pour en séparer le Kosovo, historiquement serbe mais peu à peu envahi par des migrants musulmans albanais. Et à présent elle menace de sortir les bombes à nouveau pour qu’une autre région irrédentiste NE SE SEPARE PAS du pays à laquelle elle est historiquement rattachée…
Et à propos d’histoire, quant à l’Ukraine, bien sûr ses racines sont aussi celles de la Russie. Mais il faudrait rappeler qu’elle a des raisons de détester la Russie, prise comme héritière de l’URSS. Staline a délibérément martyrisé l’Ukraine dans les années 1930, tuant des millions de personnes au moyen de l’Holodomor, la famine organisée. Des Ukrainiens, surtout à l’ouest (Galicie) se sont massivement engagés dans l’armée allemande en 1943, et la répression a été impitoyable à la fin de la guerre. Cela laisse des traces. Dans les deux sens. On dirait que Poutine a pour l’Ukraine les yeux de Staline, et que l’OTAN est prêt à instrumentaliser cette détestation tragique. Pour protéger l’Ukraine ? Non, pour affaiblir la Russie. On est bien partis pour une évolution perdants-perdants.
il faut arrêter avec ces américains les roi des guerres faite avec l’aide des autre nations nous voyons le résulta le Vietnam l’Irak la Lybie l’Afghanistan
les américains adorent créer des tensions pour après arriver en shérifs et régler les problèmes ! chacun chez soi !
on le voit bien ces temps ci, 80.000 soldats américains en europe mais la russie ne doit pas se faire du souci….
Ça fait plus de 30 ans que les puissances occidentales ont amorcé une manœuvre visant à la destruction de la Russie. On a probablement atteint le point où seule une attaque pré-emptive contre l’OTAN peut sauver la Russie. À défaut d’attaque militaire, une crise faisant apparaître au grand jour le conflit d’intérêt entre les puissances maritimes anglo-saxonnes et le continent pourrait aboutir à un éclatement de l’OTAN. En tout cas, il est impératif pour la Russie d’en finir avec l’OTAN maintenant, par tous les moyens.