Vikings. A la découvert d’Harald à la Dent Bleue, avec Lucie Malbos [Entretien]

Les éditions Passés Composés viennent d’éditer le livre de Lucie Malbos consacré à Harald 1er, surnommé Harald à la Dent Bleue.

Roi des Danois au temps des vikings, Harald est un personnage à la postérité contrastée : si son surnom « à la Dent bleue » est devenu mondialement célèbre grâce au Bluetooth, le personnage reste méconnu hors du Danemark. Son règne, dans la seconde moitié du Xe siècle, a pourtant marqué des changements profonds en terre scandinave : artisan de l’unification du royaume des Danois, Harald fut également celui qui le convertit au christianisme. Le roi viking étendit même son influence à la Norvège et à la Suède. Par son action et les liens qu’il entretint avec l’Empire ottonien, le Danemark intégra pleinement un monde européen alors engagé dans une période de transition majeure, à tel point que Harald apparaît aujourd’hui comme le symbole d’une société de plus en plus connectée. En relisant les sagas et les récits des auteurs chrétiens occidentaux, en analysant les pierres runiques et en intégrant les derniers apports de l’archéologie, Lucie Malbos livre la première biographie du roi qui fit entrer le monde scandinave dans l’histoire de l’Occident médiéval.

Et pour en discuter, nous l’avons interrogée sur son travail.

Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?

Lucie Malbos : Pour faire court, je suis maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers, où j’enseigne surtout les premiers siècles du Moyen Âge (Ve-Xe siècle). Je suis également membre du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM, toujours à Poitiers). Après mes années de formation à l’ENS de la rue d’Ulm, j’ai soutenu une thèse en 2015 à Paris I qui ne portait pas directement sur les vikings, mais sur les ports d’Europe du Nord à l’époque dite viking, et qui a été publiée dans une version remaniée en 2017 chez Brepols (http://www.brepols.net/Pages/ShowProduct.aspx?prod_id=IS-9782503575803-1). Depuis, j’ai élargi mes centres d’intérêts aux questions politiques, sociales et religieuses, toujours à l’époque viking, toujours avec un tropisme scandinave.

Dans ce cadre, j’ai participé et participe encore en ce moment même à plusieurs ouvrages et projets collectifs sur le sujet, et je m’intéresse à des thématiques larges, qui vont de l’histoire économique (mon point de départ) aux questions de réception du Moyen Âge (ce qu’on appelle le médiévalisme, qui désigne toute forme de réappropriation d’éléments empruntés à l’univers médiéval, notamment dans la pop culture), en passant par la place des femmes dans les sociétés scandinaves, pour ne citer que quelques-uns des axes que j’ai commencé à explorer plus récemment.

Breizh-info.com : D’où vous vient l’intérêt, et la passion pour le monde viking ?

Lucie Malbos : Mon intérêt pour les mondes du Nord est assez ancien. Je dis volontairement « monde du Nord » et pas « viking », parce que cet intérêt est plus large que la définition assez précise du terme « viking », qui renvoie aux activités de pillage et de commerce pratiquées dans les mers nordiques du VIIIe au XIe siècle. Pour en revenir à cette passion, elle tient probablement beaucoup à des lectures d’enfance et d’adolescence qui m’ont profondément marquée, à commencer par C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien (Les Chroniques de Narnia et Le Seigneur des Anneaux), qui ont tous les deux largement puisé dans les cultures nordiques pour façonner leurs propres univers de fiction, de même que le scénariste et le dessinateur de la bande dessinée Thorgal, que j’ai lue et relue (du moins les premiers tomes : j’avoue avoir un peu décroché depuis quelques années) et qui n’est probablement pas étrangère non plus à ma passion pour le Nord – même si, pour être honnête, les fondements historiques sont des plus ténus dans cette bande dessinée, qui relève avant tout du genre de la fantasy (mêlée à un fond de science-fiction).

Pour autant, cet intérêt s’est étoffé au fil du temps, jusqu’à devenir l’objet de mes recherches. C’est à la suite d’une université d’été à Aarhus (Danemark), avant de commencer mon Master, que j’ai vraiment décidé de me plonger dans les brumes du Nord : j’en garde un excellent souvenir et cela a constitué une formidable expérience, complétée quelques années plus tard par ma participation à un chantier de fouilles sur un site de l’époque viking, Füsing (Schleswig-Holstein). Ces deux moments importants dans mon parcours m’ont permis de découvrir l’histoire et l’historiographie du monde viking, mais aussi des enseignants-chercheurs avec lesquels je continue à échanger.

Breizh-info.com : Quelles sont les principales sources littéraires dont nous disposons aujourd’hui pour faire de la recherche historique ?

Lucie Malbos : Vous soulevez d’emblée LE problème pour qui veut étudier les vikings ou les anciens Scandinaves : la rareté des sources et leurs nombreux biais. On dispose de très peu de témoignages contemporains des faits et ils sont quasiment tous rédigés en-dehors du monde scandinave, dans l’Occident chrétien (hormis quelques inscriptions runiques) : des annales franques, la Chronique anglo-saxonne, quelques lettres aussi par exemple. Ces textes nous livrent donc un point extérieur, chrétien, celui des victimes par ailleurs puisque nombre de ces écrits sont le fait de moines, dont beaucoup ont vu leur monastère ou un monastère proche ravagé par les raids.

Les écrits issus du monde scandinave sont plus tardifs, présentant dans la plupart des cas un important décalage chronologique avec les faits relatés (de l’ordre de deux, trois voire quatre siècles !) : on mentionne souvent les sagas islandaises (rédigées à partir du XIIe siècle seulement), mais il existe d’autres écrits, comme la Geste des Danois du moine danois Saxo Grammaticus (m. v. 1220), qui mêle histoire et légende. Tous ces textes sont eux-aussi rédigés par des auteurs chrétiens (la Scandinavie est alors christianisée), ce qui oriente nécessairement leur interprétation et leur présentation des événements.

Avec des sources écrites aussi lacunaires et problématiques, le recours aux données matérielles est particulièrement précieux : l’archéologie (des sites d’habitat ou funéraire), mis aussi l’étude des monnaies et des inscriptions en runes (numismatique et runologie). C’est probablement de là que proviennent les plus grandes avancées ces dernières années (même si la relecture de certains textes apporte aussi sa pierre à l’édifice des études vikings) : en Scandinavie, de grands chantiers de fouilles planifiées ont eu lieu, par exemple à Ribe (Danemark), Aggersborg (Danemark) ou Kaupang (Norvège) depuis les années 2000, sans oublier les nombreuses découvertes ponctuelles, comme le bateau-tombe de Gjellestad (Norvège) en 2018.

Le personnage de Harald n’échappe pas à ces difficultés liées aux sources, ce qui rendait la tâche assez délicate, ce qui explique peut-être aussi pourquoi personne ne s’y était risqué jusqu’alors…

Breizh-info.com : Dans quel contexte Harald devient roi des Danois ? Quelle est la situation géopolitique de l’époque ?

Lucie Malbos : Vaste question, et pas simple. Une bonne partie du premier chapitre de mon livre s’attache d’ailleurs à planter le décor.

Pour commencer, il faut renoncer à la vision anachronique d’un Danemark qui constituerait une entité bien définie dès le Xe siècle – et il en va alors de même pour la Norvège et la Suède. On parle d’ailleurs plutôt de royaume des Danois – de même qu’on parle de royaume des Francs – en référence au peuple plus qu’à un territoire clairement délimité. Avant Harald, il y avait probablement plusieurs rois ou chefs danois et la majeure partie du IXe siècle est marquée par des luttes pour le pouvoir entre plusieurs prétendants, dont les dirigeants occidentaux chrétiens essayent de tirer profit.

À l’époque de Harald, c’est le royaume de Germanie la puissance du moment, sous la houlette de la dynastie ottonienne : en 962, Otton Ier ressuscite d’ailleurs le titre impérial en Occident. Or, ce même Otton est le voisin direct des Danois, ce qui entraîne des tensions et influence la politique danoise. Dans le même temps, la dynastie carolingienne vit ses derniers jours en Francie occidentale, avant l’avènement des Capétiens – qui est contemporain de la mort de Harald. De fait, les échos entre l’histoire occidentale (du royaume des Francs et de Germanie, mais aussi des royaumes anglo-saxons outre-Manche) et l’histoire danoise sont bien plus nombreux qu’on ne le pense souvent, en raison d’échange intenses et très variés, ne se résumant pas aux seuls raids vikings. C’est un de mes fils conducteurs dans cet ouvrage.

Breizh-info.com : Pourquoi était-il surnommé « À la Dent bleue » ?

Lucie Malbos : La grande question que tout le monde se pose : dent gâtée ? Peinte ? À moins qu’il ne soit pas question de dent et que tout cela ne provienne de la mauvaise compréhension d’un surnom qui, dans tous les cas, n’apparaît qu’au XIIe siècle, c’est-à-dire près de deux siècles après le règne de Harald ! Aucun de ses contemporains ne l’appelait donc ainsi (c’est du reste souvent le cas pour les surnoms de souverains, même les plus célèbres : un certain Charlemagne par exemple) : il était probablement plutôt connu comme Harald Gormsson, le fils de Gorm. Mais je ne vous en dis pas plus et vous laisse découvrir toutes les hypothèses dans le livre…

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui amène et permet l’expansion du christianisme sur une terre qui lui est fondamentalement hostile ?

Lucie Malbos : Ce qui permet l’expansion du christianisme chez les Danois (et même plus largement en Scandinavie), c’est précisément que les terres septentrionales n’y étaient pas « fondamentalement hostiles ». Le christianisme arrive en Scandinavie avec les échanges commerciaux et les raids ; les anciens Scandinaves semblent faire preuve d’une certaine ouverture d’esprit et de curiosité en la matière, pour autant que les sources permettent de le savoir. Ce n’est d’ailleurs pas propre à la religion chrétienne et c’est plus ancien que la période viking. Sur une île suédoise, on a par exemple retrouvé sur le même site (Helgö, fouillé en 1954) une statuette de Bouddha qui daterait du VIe siècle et a probablement été fabriquée au Kashmir, une crosse épiscopale du VIIIe siècle originaire d’Irlande et même une louche qui arriverait peut-être d’Égypte. On ne peut donc pas dire que les anciens Scandinaves étaient foncièrement hostiles aux cultures étrangères et aux nouvelles croyances.

Après, je ne vais pas vous mentir, les Scandinaves ne renoncent pas du jour au lendemain ni sans quelques heurts à leurs anciennes croyances ; mais rien à voir avec la conversion de la Saxe par Charlemagne par exemple, par le fer, le feu et le sang. Probablement parce que la pénétration et intégration du message chrétien s’est faite très progressivement, sur plusieurs siècles, en plusieurs étapes ; mais aussi parce que ce processus n’a pas été impulsé, pour ne pas dire imposé, de l’extérieur : ce sont les souverains scandinaves eux-mêmes qui en prennent l’initiative. C’est là une des raisons du succès de l’implantation du christianisme dans les terres scandinaves. Le premier d’entre eux est un certain Harald « à la Dent bleue »…

Breizh-info.com : Quels sont les grands changements au Danemark et dans le monde nordique suite au règne d’Harald ? Quel héritage laisse-t-il au Danemark ?

Lucie Malbos : L’héritage de Harald est paradoxal : ce roi laisse à la fois beaucoup et très peu. Beaucoup de pistes, de nouvelles voies ouvertes ; très peu de réalisations personnelles durables. Il a ouvert la voie si vous voulez, et dans bien des domaines.

Religieux pour commencer, en initiant le passage des Danois au christianisme. En réalité, si on veut être honnête, le processus de christianisation excède de loin son seul règne, mais il semble bien que son baptême a marqué un tournant.

Politique également, son règne marquant une rupture dans la nature du pouvoir : Harald unifie en un sens les Danois (ou parachève un processus d’unification probablement amorcé avant son règne, notamment par son père, Gorm) et ancre durablement dans les esprits l’idée d’un pouvoir royal fort, qui s’appuie pour ce faire sur la légitimité apportée par la religion chrétienne.

Économique ensuite, avec par exemple la frappe d’une monnaie très originale alors en Scandinavie, en raison de son iconographie résolument chrétienne, mais aussi de la façon d’utiliser ces pièces, à leur valeur unitaire. Cela paraît d’une grande banalité aujourd’hui, mais en Scandinavie à l’époque viking on utilise les pièces, comme d’autres objets en argent d’ailleurs, à leur valeur pondérale, ce qui veut dire que les marchands n’hésitaient pas à couper une pièce ou un anneau en fragments pour obtenir le poids nécessaire à la transaction.

Culturel enfin, avec des influences occidentales très nettes. La grande pierre runique que Harald fait ériger à Jelling se rapproche ainsi, à bien des égards, d’un manuscrit occidental, ce dont on peut se rendre compte grâce au cahier iconographique au centre du livre.

C’est tout cet héritage que j’essaye de montrer dans mon livre, en faisant de Harald celui qui ancre durablement le royaume des Danois dans le monde chrétien occidental. Et si la plupart de ses grandes réalisations ne lui survivent pas (sa monnaie par exemple, s’éteint avec lui), nombre d’évolutions qu’il a impulsées se poursuivent bien après sa mort (christianisation, renforcement de l’autorité royale…).

Finalement, ce qu’il a laissé de plus marquant en ce XXIe siècle, bien involontairement du reste, c’est son surnom, associé à deux runes superposées et à une couleur, le bleu, formant le logo du Bluetooth.

Breizh-info.com : Y’a-t-il des films, des livres, que vous conseilleriez pour prolonger la lecture de votre ouvrage ?

Lucie Malbos : Oui, plein ! Pendant longtemps, la production (écrite : je commence par là) en français était assez limitée, mais cette époque est révolue et c’est une excellente nouvelle ! Pour toutes celles et ceux qui veulent en savoir plus sur les vikings, je recommande particulièrement les travaux de Pierre Bauduin (on peut commencer par son Que Sais-Je ? aux PUF, réédité en 2018) et le superbe ouvrage d’Anders Winroth, traduit en français (Au temps des Vikings, La Découverte, 2018, préfacé par Alban Gautier).

Il y a aussi un ouvrage collectif coordonné par Nota Bene sur la question, qui doit paraître cette année et dans lequel j’ai rédigé la partie sur la société. L’atlas de John Haywood, traduit en français, même s’il commence à dater un peu, est encore très précieux pour resituer le phénomène viking dans l’espace (Atlas des Vikings 789-1100. De l’Islande à Byzance : les routes du commerce et de la guerre, Autrement, 1996). Sur la question de la conversion de la Scandinavie, l’ouvrage de Stéphane Coviaux est incontournable (La fin du monde viking, Passés Composés, 2019). Je ne m’aventure pas trop sur le terrain mythologique, mais comme j’évoquais plus haut Tolkien, je mentionne juste l’ouvrage de Rudolph Simek, traduit en français (La Terre du Milieu. Tolkien et la mythologie germano-scandinave, Passés Composés, 2019). Sans oublier les nombreux catalogues d’exposition, en français ou en anglais, qui sont richement illustrés, ou encore des revues qui constituent une très bonne entrée en matière (L’Histoire n° 442 de déc. 2017 ; Dossiers d’Archéologie n° 391 de janv./fév. 2019 ; Historia hors série n° 56 de nov./déc. 2020, pour n’en citer que quelques-unes). Pour celles et ceux qui voudraient se plonger dans les textes médiévaux, plusieurs sagas islandaises ont été traduites par Régis Boyer et je ne peux que conseiller aussi la toute récente traduction de la Knýtlinga saga par Simon Lebouteiller (Saga des rois de Danemark, Anacharsis, 2021).

Sur écran, il existe aussi beaucoup de choses, pas toujours très heureuses on va dire… Le grand classique reste le film de Richard Fleischer (The Vikings, 1958). Le nouveau classique peut-être c’est la série de Michael Hirst (Vikings sur History, 2013-2020), qui a un peu éclipsé l’autre série, The Last Kindgom (BBC, depuis 2015), pourtant pas inintéressante. Dans Vikings, outre certaines incohérences, la chronologie est complètement écrasée, de façon à pouvoir faire tenir en deux générations (celles de Ragnar et de ses fils) tous les moments emblématiques de l’époque viking (soit près de trois siècles d’histoire !) ; mais un effort est fait pour intégrer certains aspects de la recherche récente. Et puis, je suis bon public !

Lucie Malbos, Harald à la Dent bleue. Viking, roi, chrétien, Paris, Passé composés, 2022.

Crédit photo : DR

[cc] Breizh-info.com, 2022, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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