Nous en avons déjà parlé de nombreuses fois sur Breizh-info. Mais cette date du 30 janvier 2022 est symbolique, car elle marque le 50ème (triste) anniversaire du Bloody Sunday, le dimanche sanglant ayant conduit à Derry (Londonderry pour les unionistes) à la mort de 14 civils irlandais tués par l’armée britannique.
50 ans après, les plaies ne sont toujours pas refermées, et toute la lumière n’a pas été faite sur cette manifestation pour les droits civiques et ses conséquences (les 14 morts tués par les soldats britanniques, les centaines de blessés).
Pour rappeler le contexte, le 30 janvier 1972, alors que les Troubles, la guerre civile en Irlande du nord, ont déjà débuté et voient s’opposer IRA (Armée Républicaine Irlandaise), armée britanniques et groupes loyalistes-unionistes (UVF et UDA notamment), 10 000 ma nifestants pro républicains défilent à Derry/Londonderry, en Ulster, à l’appel d’une marche pour l’égalité de l’Association nord-irlandaise pour les droits civiques (Nicra), créée en 1968, à l’image du mouvement de Martin Luther King et des pacifistes noirs américains.
La situation de l’époque à Derry est très claire : la ville, très pauvre comme toute une partie de l’Irlande du Nord, est coupée en deux par la rivière Foyle. D’un côté, une grande enclave catholique (le Bogside) et une ville fortifiée majoritairement protestante et unioniste (des protestants et unionistes qui ont en mémoire le siège de Derry (1688-1689) et la résistance opposée aux troupes de Jacques II. De l’autre, des enclaves ouvrières protestantes pour l’essentiel (lire à ce sujet l’excellent livre sur les fresques de Derry, qui permet de se faire une idée de la division de la ville).
Les revendications principales des manifestants : Les mêmes droits électoraux pour tous, mais aussi et surtout le fait qu’un catholique nord-irlandais ait la même possibilité d’accès au logement, à l’emploi, qu’un protestant. Les militants entendaient également dénoncer la politique d’internement, qui permettait d’incarcérer sans jugement les suspects d’appartenance à l’IRA (mais aussi aux groupes unionistes).
Au départ, la marche, interdite par les autorités britanniques de l’époque, menée par Ivan Cooper, député protestant, était pacifique. L’IRA resta en retrait, mais tout de même positionnée dans certains immeubles du Bogside, un quartier qui s’était déjà enflammé contre le gouvernement unioniste d’Irlande du Nord en 1969 ce qui avait entrainé le déploiement de parachutistes dans l’île.
Les manifestants défilent direction l’hôtel de ville. Très vite, la situation se tend. Cocktails molotovs et pierres pleuvent sur les forces de l’ordre. Qui ripostent avec de la lacrymo, des tirs à balles en caoutchouc, des premières arrestations. Puis tout bascule lorsque les paras entrent dans le Bogside, avec ordre de tirer à balles réelles.
C’est le début du carnage, alors que les paras tirent sur la foule (une centaine de balles).
Un carnage au bilan humain lourd (14 morts) et aux conséquences politiques énormes : une partie des jeunes nord irlandais rejoint les rangs de l’IRA pour se venger du massacre. La violence explosera dans l’année 72 – 500 morts – et dans les années qui suivront, chaque communauté répondant à la violence par la violence, au sang par le sang, et les britanniques étant incapables d’oeuvrer à un véritable processus de paix (au départ). A Dublin, l’ambassade britannique est saccagée et incendiée.
Sur le plan politique, l’assemblée de Belfast (Stormont) est suspendue, première depuis la création de l’Irlande du Nord en 1920. Londres reprend le contrôle sur l’Irlande du Nord, et la guerre civile durera jusqu’en 1998 et les accords du Vendredi Saint – qui ne mirent pas totalement fin aux tensions et aux violences entre communautés, violences qui ressurgissent encore parfois aujourd’hui, où les tensions dans l’île sont toujours élevées sur fond de Brexit, de Protocole, d’Union Européenne aussi.
A noter que concernant les responsabilités du Bloody Sunday, la position de l’armée britannique a toujours été celle de disculper les soldats, qui auraient répliqué à des tirs à balles réelles de membres de l’IRA…membres qui n’ont jamais été identifiés, aucun arme n’ayant été relevé sur les lieux. Par la suite, suite au rapport Saville (rédigé entre 1998 et 2010 à la demande de Tony Blair), plusieurs soldats avoueront avoir menti lors de leurs dépositions précédentes et reconnaîtront que les victimes étaient désarmées.
Le 15 juin 2010. À la Chambre des communes, le premier ministre conservateur de l’époque, David Cameron reconnaît la responsabilité des parachutistes et présente ses excuses : « Ce qui s’est passé lors du Bloody Sunday était à la fois injustifié et injustifiable. Ce fut une faute (…). Quelques-uns au sein de nos forces ont mal agi. Le gouvernement est le responsable ultime de la conduite des forces armées et, à ce titre, au nom du gouvernement, et même du pays entier, je suis profondément désolé. »
Néanmoins, les familles elles, demandent réparation. Et veulent des coupables. D’où l’affaire du Soldier F (soldat F), inculpé pour meurtre des années après, ce qui choquera profondément les unionistes, qui déploient des banderoles de soutien dans leurs enclaves dans les années 2010-2020. Sous la pression, les poursuites le visant sont abandonnées en 2021.
Par ailleurs, il avait été question d’un projet de loi, que nous avions évoqué, et qui pourrait être discuté prochainement, prévoyant d’annuler toutes les poursuites (1200 dossiers) sur tous les crimes commis durant la période des Troubles et de la guerre civile de 1968 à 1998. Pour apaiser et pour tourner la page, même si des familles de victimes de l’armée, de l’IRA, ou des groupes loyalistes, aimeraient connaitre la vérité.
Rappelons que la guerre civile en Irlande a fait, depuis 1968, plus de 3500 morts, 45 000 blessés.
Pour revivre cette journée du Bloody Sunday, le film du cinéaste britannique Paul Greengrass, sorti en 2002, est indispensable.
Pour avoir la meilleure bibliographie francophone sur la question de la guerre civile en Irlande du Nord, article ci-dessous :
Troubles et guerre civile en Irlande du Nord. Une bibliographie en Français
Les victimes du Bloody Sunday :
- John (Jackie) Duddy (17 ans). Abattu d’une balle dans le dos sur le parking des appartements de Rossville. Quatre témoins ont déclaré que Duddy n’était pas armé et était en train de fuir les parachutistes quand il fut tué.
- Patrick Joseph Doherty (31 ans). Abattu par derrière alors qu’il tentait de ramper pour se mettre à l’abri sur le parking des appartements de Rossville. Doherty a fait l’objet d’une série de photographies, prises avant et après sa mort par le journaliste français Gilles Peress.
- Bernard McGuigan (41 ans). Tué d’une balle à l’arrière de la tête alors qu’il était allé aider Patrick Joseph Doherty, en agitant un mouchoir blanc pour indiquer aux soldats ses intentions pacifiques3.
- Hugh Pious Gilmour (17 ans). Après l’avoir touché au coude droit, la balle est entrée dans sa poitrine alors qu’il s’éloignait en courant des parachutistes sur Rossville Street John Widgery a reconnu qu’une photographie prise quelques secondes après que Gilmour a été touché corrobore les dires de témoins affirmant qu’il n’était pas armé
- Kevin McElhinney (17 ans). Abattu par derrière alors qu’il tentait de ramper pour se mettre à l’abri à l’entrée des appartements de Rossville. Deux témoins ont déclaré que McElhinney n’était pas armé.
- Michael Gerald Kelly (17 ans). Touché à l’estomac alors qu’il se tenait près des décombres de la barricade en face des appartements de Rossville. John Widgery a admis que Kelly n’était pas armé
- John Pius Young (17 ans). Touché en pleine tête alors qu’il se tenait près des décombres de la barricade. Deux témoins ont déclaré qu’Young n’était pas armé
- William Noel Nash (19 ans). Touché à la poitrine près de la barricade. Des témoins ont déclaré que Nash n’était pas armé et venait en aide à une autre personne touchée quand il a été tué.
- Michael M. McDaid (20 ans). Touché au visage à la barricade, alors qu’il était en train de quitter à pied le lieu où se trouvaient les parachutistes. La trajectoire de la balle a indiqué qu’il pourrait avoir été tué par des soldats placés sur les murs de Derry.
- James Joseph Wray (22 ans). Blessé puis abattu à bout portant alors qu’il était couché sur le sol. Les témoins (qui n’ont pas été appelés devant le Tribunal de Widgery) ont déclaré que Wray criait qu’il ne pouvait pas bouger ses jambes avant qu’il soit mortellement touché la deuxième fois.
- Gerald Donaghy (17 ans). Touché à l’estomac tout en essayant de courir pour se mettre à l’abri entre Glenfada Park et Abbey Park. Donaghy a été amené dans une maison voisine par des passants, où il a été examiné par un médecin. Ses poches ont été fouillées afin de l’identifier. Plus tard, la photo du cadavre de Donaghy a montré des bombes à clous dans ses poches. Ni ceux qui fouillèrent ses poches dans la maison, ni l’officier médical de l’armée britannique (Soldat 138) qui le déclara mort peu après ne disent avoir vu des bombes. Donaghy avait été un membre de la Fianna Éireann (en), un mouvement de jeunesse républicain lié à l’Armée républicaine irlandaise. Paddy Ward, un informateur de la police qui a témoigné lors de l’enquête de Saville, a affirmé qu’il avait donné deux bombes à clous à Donaghy plusieurs heures avant qu’il soit abattu.
- Gerald (James) McKinney (34 ans). Touché juste après Gerald Donaghy. Des témoins ont déclaré que McKinney courait derrière Donaghy, s’est arrêté et a levé les bras en criant « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! », quand il a vu tomber Donaghy. On lui a ensuite tiré dans la poitrine.
- William Anthony McKinney (27 ans). Touché par derrière lorsqu’il a tenté d’aider Gerald McKinney. Il avait quitté la zone de couverture afin d’essayer d’aider Gerald.
- John Johnston (59 ans). Touché à la jambe et à l’épaule gauche sur William Street 15 minutes avant que le reste de la fusillade ait commencé. Johnston n’était pas dans la marche, mais sur son chemin pour rendre visite à un ami à Glenfada Park. Il est mort 4 mois et demi plus tard ; sa mort a été attribuée aux blessures reçues ce jour-là. Il fut le seul à ne pas mourir immédiatement ou peu de temps après avoir été touché.
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