La Guerre de Sécession. Entretien avec Vincent Bernard

Les éditions Passés composés viennent d’éditer le livre de Vincent Bernard intitulé La Guerre de Sécession.

Avril 1861-avril 1865. Quatre années pendant lesquelles un peuple encore mal soudé d’un peu plus de 30 millions d’âmes, dont 4 millions d’esclaves noirs, s’est affronté en continu, divisé en deux camps inégaux, chacun invoquant sa propre définition de la liberté. Une guerre mobilisant 3 millions de combattants sur un territoire plus vaste que l’Europe, voyant plus de 10 000 engagements militaires distincts, dont certains sont devenus les pierres angulaires de la mémoire américaine, tels Bull Run, Shiloh, Antietam ou Gettysburg… À de nombreux égards, il s’agit du premier grand conflit contemporain, puisant dans toutes les ressources d’une modernité industrielle naissante, impliquant toutes les forces vives de la jeune société américaine passée en quelques décennies d’un conglomérat de colonies émancipées à une nation démocratique minée par ses contradictions internes. Avec 750 000, peut-être 850 000 morts, c’est la guerre de très loin la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis, ayant provoqué 160 ans de débats et de polémiques, comme un écho lointain mais toujours bien présent. Pour comprendre ce cataclysme fondateur, Vincent Bernard offre enfin le grand récit attendu sur la guerre civile américaine, nourri de sources primaires et fondé sur une impressionnante bibliographie internationale.

Pour discuter de l’ouvrage, nous avons interrogé l’auteur.

Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?

Vincent Bernard : J’ai une formation d’historien et suis journaliste spécialisé depuis plus de vingt ans, notamment pour le magazine Guerres & Histoire. Je travaille essentiellement sur les questions militaires XIXe – XXe siècle, avec un intérêt tout particulier pour la guerre de Sécession, à laquelle j’ai déjà consacré plusieurs ouvrages dont une biographie du général Lee et une du général Grant, chez Perrin.

Breizh-info.com : Qu’est ce que votre livre a souhaité apporter de plus par rapport à celui de Keegan, paru en 2009 chez Perrin (en langue française) ?

Vincent Bernard : Ce sont deux approches très différentes. Il n’était pas question ici de tenter de « refaire » Keegan ou McPherson mais d’apporter un prisme complémentaire. L’ouvrage de Keegan constitue une analyse surtout thématique et technique réclamant des prérequis ; le mien est un récit cherchant avant tout à clarifier et recentrer sur sa dimension événementielle une guerre longue, très complexe et sinueuse, et pour le public français assez lointaine ; revenir aux sources également, à la perception en « temps réel » du conflit dans tous ses méandres par ses acteurs et témoins, avec, je l’espère, distance, et sans négliger aucun théâtre ni aucun aspect. Les lecteurs diront si j’y suis parvenu. 

Breizh-info.com : Dans quel contexte éclate la guerre de Sécession ? Quelles sont les forces en présence ? Quel est le point de bascule de cette guerre civile ?

Vincent Bernard : Le contexte c’est en quelque sorte la crise de croissance et la lutte de pouvoir du milieu du XIXe siècle au sein de la jeune démocratie américaine minée par ses contradictions internes. En novembre 1860 Abraham Lincoln est élu grâce aux seules voix du Nord au nom d’un parti Républicain ouvertement abolitionniste, ou tout au moins cherchant à mettre fin à l’expansion de l’esclavage, encore pratiqué dans 15 Etats du Sud. 11 d’entre eux font sécession et se regroupent en une confédération indépendante ; d’abord les « cotton states » où l’esclavage est devenu le principal pilier de l’économie et de l’ordre social, rejoints ensuite par plusieurs « Border States » du Haut Sud tiraillés entre les camps, dont la Virginie. C’est un tiers de l’Union, une grande partie de sa puissance exportatrice et la quasi-totalité de sa main d’œuvre esclave, mais seulement un quart de sa population blanche, et un dixième à peine de son potentiel industriel. Voilà pour les équilibres.

Quant au point de bascule, je dirais qu’il n’y en a aucun de véritablement décisif; plutôt une série d’à coups, de sursauts et de revirements sur fond de guerre d’usure que le Sud n’a aucun moyen de gagner et de moins en moins les moyens de prolonger. Toujours plus acculé, ce Sud cherche sans cesse le coup d’éclat qui permettrait sa reconnaissance internationale et/ou pousserait le Nord à renoncer à maintenir les liens par la force. Il y a, bien sûr, des moments clefs pour leur retombées stratégiques et/ou psychologiques : la canonnade du fort Sumter qui met le feu aux poudres en avril 1861, les batailles de Bull Run (juillet 1861), de Shiloh (avril 1862) ou d’Antietam (septembre 1862), qui balaient progressivement toutes les illusions d’une guerre courte et peu meurtrière ;  l’été 1863, avec la défaite sudiste de Gettysburg et la catastrophique chute de Vicksburg, l’été 1864 avec celle d’Atlanta qui contribue à la réélection de Lincoln, loin d’être acquise à l’origine, ce qui rend l’issue virtuellement inévitable. 

Breizh-info.com : Vous  soulignez qu’il s’agit du premier grand conflit moderne contemporain…avec tous les dégâts que cela implique. Quel bilan humain pour la guerre de Sécession ? Quelles conséquences matérielles et économiques ?

Vincent Bernard : Au moins 620000 morts, bilan classique mais qu’on savait incomplet. Des études démographiques récentes montrent une surmortalité vraisemblablement située autour de 750000, soit environ 2,5 % de la population, ce qui s’approche en proportion des hécatombes de 1914-1918 ; c’est surtout vrai au Sud qui y perd sans doute un tiers de ses hommes libres en âge de porter les armes. Quant aux conséquences, elles sont immenses, à commencer par l’émancipation de quatre millions d’afro-américains dans des régions pour beaucoup ravagées, et plus largement la fin de l’économie de plantations, la ruine quasi-totale et instantanée du « Vieux Sud », qui ne s’en remettra jamais vraiment. 

Breizh-info.com : Qui furent les grandes figures de la guerre de Sécession dans les deux camps ?

Vincent Bernard :  Au plan politique, c’est d’abord un duel entre « l’outsider » républicain Abraham Lincoln incarnant l’unité fédérale et Jefferson Davis, figure nationale chevronnée, ancien ministre de la guerre, incarnant le Sud ; ils sont flanqués de quelques ministres de premier plan, Stanton à la Guerre ou le secrétaire d’Etat Seward ; citons le vice-président Alexander Stephens pour le Sud. Au plan militaire, les figures de proue sont évidemment les généraux Ulysses S. Grant et Robert E. Lee, comparés lors de leur titanesque duel de 1864-1865, mais il y en a bien d’autres dont le rôle est majeur, pour le meilleur et pour le pire, et parfois complètement éclipsé : McClellan, Halleck, Butler, Meade, Sherman, Thomas ou encore les amiraux Porter et Farragut au Nord ; J. Johnston, « Stonewall » Jackson, Cooper, Beauregard, Price, Bragg ou Kirby-Smith au Sud, pour ne citer qu’eux. Enfin, il y a les centaines de milliers de simples « Billy Yank » et « Johnny Reb » en majorité volontaires et se livrant pendant quatre ans une lutte sans merci parfois proprement fratricide.  

Breizh-info.com : L’histoire est, dit-on, écrite par les vainqueurs. Y compris à en tomber dans le caricatural. N’est-ce pas particulièrement vrai concernant la Guerre de Sécession, avec traditionnellement, l’image des méchants sudistes esclavagistes contre les gentils nordistes, altruistes et germes d’une nouvelle Amérique ? Les tensions fortes, qui existent encore aujourd’hui aux Etats-Unis (pays de la « cancel culture » où certains prétendent effacer jusqu’à la mémoire des héros sudistes) n’en sont-elles pas d’ailleurs la confirmation ?

Vincent Bernard : Ça a longtemps été plutôt l’inverse. Au travers de Naissance d’une Nation de D.W.Griffith comme d’Autant en emporte le vent ou même jusqu’aux années 90 du splendide Gettysburg et du moins réussi Gods and Generals de R. Maxwell, c’est plutôt la geste confédérée qui a tenu le devant la scène, largement embellie et magnifiée, au point de chercher à noyer voire à effacer la centralité de l’esclavage dans le projet sécessionniste, ce qui est quand même un comble quand on lit les écrits de l’époque. Cela dit le « roman » sudiste, appelé « Lost cause » a eu son pendant « yankee », sorte de roman national oublieux de toute ambiguïté et présentant la guerre comme une croisade morale plutôt que comme la  répression politique d’une tentative de partition qu’elle était à l’origine. Lincoln souhaitait prioritairement et jusqu’au bout préserver l’Union ; il n’impose au conflit sa dimension abolitionniste que progressivement, à la fois par conviction et pragmatisme, et s’y tient face à une forte opposition.

Le Sud n’est pas non plus monolithique et en 1864-65, commence à se faire à l’idée de se débarrasser de l’esclavage à condition que ça lui permette de préserver son indépendance. Le fait paradoxal est qu’une Union victorieuse dès 1861-1862 n’aurait pas aboli l’esclavage, et qu’une Confédération poursuivant la lutte en 1865 aurait en toute hypothèse été obligée de le faire, sans doute pour accoucher d’une forme ou d’une autre de ségrégation. Ces deux mémoires antagonistes mais en partie réconciliées au XXe siècle ont longtemps écrasé la mémoire proprement afro-américaine et de son propre combat pour l’émancipation, y compris les armes à la main : 500000 esclaves fuient les plantations et 180000 hommes se portent volontaires dans l’armée de l’Union. Il est vrai que cette mémoire là, aujourd’hui prépondérante, peut parfois verser à son tour dans une forme de roman communautaire un peu univoque, associé à une guerre rétrospective des symboles aux ramifications complexes, parfois sans grand lien avec la guerre, mais dont on peut se demander si elle ne génère pas plus de tensions qu’elle n’en soulage dans une Amérique paraissant plus clivée que jamais. 

Breizh-info.com : Y’a t-il des livres, des films, que vous conseilleriez, hormis le vôtre, sur cette période ?

Vincent Bernard : A lire, en Français, avant tout McPherson, somme remarquable et équilibrée mais touffue, traitant largement des racines profondes de la guerre. Sinon les Français dans la guerre de Sécession, tiré de la thèse de Farid Ameur ou quelques monographies intéressantes comme la campagne de Virginie de Grant de Sylvain Ferreira. A voir, les onze heures du fameux et monumental documentaire « The Civil war » de Ken Burns (1990) ; Gettysburg, que j’ai cité mais n’est pas sorti français, offrant une reconstitution magistrale de la bataille ou Glory (Edward Zick, 1989), montrant pour la première fois les troupes noires comme actrices à part entière. Plus récents et parmi d’autres,  Field of lost shoes (2014) pour la guerre vue d’en bas, ou le Lincoln de Spielberg (2012) traitant des enjeux et des difficultés de l’abolition. Et puis pour le plaisir coupable, revoir le Bon la Brute et le Truand, sans y chercher le réalisme mais dont la guerre aux confins du Far West, un aspect particulièrement méconnu, constitue la toile de fond. « Ouvrez bien grand vos oreilles, on va faire un peu de pétard ».

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR

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2 réponses à “La Guerre de Sécession. Entretien avec Vincent Bernard”

  1. Cougar dit :

    Il est bien regrettable que Vincent Bernard n’ait pas mentionné le superbe ouvrage de Dominique Venner, intitulé « Le blanc soleil des vaincus », réédité en 2015 chez Via Romana, et augmenté d’une préface de Alain de Benoist. Sur Amazon, il est signalé avec 5 étoiles.
    Du même auteur, il y a aussi « Gettysburg »!

  2. Le PRIMITIF dit :

    J’allais faire la même remarque .Il est fort regrettable que les ouvrages de D.Venner n’ont pas étaient mentionnés .
    Néanmoins ,je vais acquérir le livre de V. Bernard .

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