Jean-Christian Petitfils : « Cette biographie d’Henri IV vient clore le cycle des cinq rois Bourbons qui ont régné avant la Révolution » [Interview]

Les éditions Perrin viennent d’éditer un nouvel ouvrage de Jean-Christian Petitfils, en l’occurence une biographie majeure d’Henri IV, le roi préféré des Français.

Comment un personnage baroque a fait entrer la France dans la modernité ?

« Le roi », disait sa belle-sœur Eléonore de Médicis, « est un homme à se faire aimer par les pierres elles-mêmes. » L’arme de la séduction fut en effet pour beaucoup dans la vie publique, et aussi privée, du roi Henri. Mais d’autres atouts ont contribué à une destinée improbable. Ainsi la part de circonstances extraordinaires, qui à la mort violente de son lointain cousin Henri III, en 1589, le placèrent en position d’héritier de la couronne. Aussi ses années d’apprentissage, au plus près de la population béarnaise dont il partagea la rude existence, et sa connaissance des hommes. Enfin son remarquable bon sens et un réalisme qui ne s’embarrassaient pas de préjugés ni même toujours de principes. Au moment où le royaume menaçait de sombrer, il fut l’homme de la situation. A travers une succession de massacres, d’intrigues, de revers et de rebonds, il s’imposa. Le combattant se révéla alors homme d’Etat, pacificateur, organisateur, bâtisseur, non sans dérive autocratique ni piteuse galanterie. Si le règne d’Henri le Grand a marqué si durablement la France, c’est que le premier roi Bourbon a su restaurer entre la couronne et le peuple « l’ordre de l’amour » si brutalement déchiré par la Saint-Barthélemy et les guerres de religion devenues civiles. Sa mort même, érigée en martyre, le servit.

Pour évoquer l’ouvrage (à commander ici), nous avons interrogé son auteur.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cette biographie majeure d’Henri IV ?

Cette biographie vient clore le cycle des cinq rois Bourbons qui ont régné avant la Révolution. Certains se sont étonnés que je n’aie pas adopté l’ordre chronologique et que je finisse par le premier. En réalité, je n’avais pas au départ l’intention de me lancer dans un tel cycle. Après avoir écrit quelques biographies de personnages du Grand Siècle, en 1992-93 j’entamai la rédaction d’une synthèse historique sur Louis XIV, essayant de montrer comment, par une nouvelle approche sociopolitique (système de clientèles, réseaux nobiliaires, mécanismes curiaux, propagande royale…), le fils d’Anne d’Autriche était parvenu à construire l’Etat moderne à partir d’une volonté politique clairement affirmée et d’un petit nombre d’atouts à sa disposition. Cette biographie connut un succès certain et fut couronnée par plusieurs grands prix littéraires. Sur le conseil de mon éditeur, j’entrepris ensuite la rédaction d’une vie de Louis XVI (2005), dont le fil conducteur était de faire comprendre comment la monarchie s’était disloquée sous les coups de boutoir de la haute aristocratie, préoccupée de prendre sa revanche sur la « domestication » que lui avait imposée Louis XIV. Cet ouvrage ayant rencontré une audience plus importante encore que la biographie du Roi Soleil, je rédigeai une vie de Louis XIII (2008), puis de Louis XV six ans plus tard. Restait donc Henri IV pour comprendre ce qu’a été la naissance de l’absolutisme royal au XVIIe siècle.

Breizh-info.com : Pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte il accède au trône et quels ont été les principaux moments historiques fondamentaux de son règne ?

Né au château de Pau, en Béarn, le 13 décembre 1553, Henri n’était nullement destiné à devenir roi de France. Sa mère Jeanne d’Albret était la fille de Marguerite de Valois-Angoulême, la célèbre femme de lettres, sœur de François Ier, et son père Antoine de Bourbon était le chef de la branche des Bourbons-Vendôme, descendants en ligne directe de Robert de Clermont, 6e fils de saint Louis, gouverneur de Guyenne et premier prince du sang.

En vertu de la loi salique stipulant que la succession à la couronne de France s’effectuait de mâle et en mâle par ordre de primogéniture, Henri occupait le cinquième rang après les quatre fils du roi régnant Henri II et de sa femme Catherine de Médicis : François qui deviendra François II, Charles IX, Henri III et le dernier, François d’Alençon, puis duc d’Anjou, qui ne règnera pas.

Notre Henri était destiné à devenir souverain du minuscule royaume de Navarre, amputé en 1512 de sa partie espagnole et de sa capitale Pampelune, et vicomte de Béarn, province française périphérique qui aspirait à l’autonomie. Une partie de son enfance se déroula au château de Coarraze, au sud-est de Pau. Là il eut pour compagnons de jeu des petits paysans pyrénéens. Il restera toute sa vie enfant du Sud-Ouest, marqué par les paysages, les coutumes de cette région et aimant le contact avec les gens d’humble origine.

Il fut d’abord fortement influencé par sa mère, Jeanne d’Albret, qui après la mort de son propre père Henri II d’Albret en 1555 gouverna d’une main de fer la Navarre et la vicomté de Béarn, où la loi salique n’existait pas. Or, cette reine se convertit à la Réforme en 1560. Antoine, son père, après avoir hésité à embrasser le calvinisme, était revenu par opportunisme politique au catholicisme. Jeanne fit donner à son fils une solide éducation calviniste. L’enfant fut ainsi très vite tiraillé entre les deux religions, avec des précepteurs différents, entre sa famille paternelle les Bourbons et sa famille maternelle les Albret. Tiraillé, il le fut également entre Pau et Paris, où Henri II puis la régente Catherine de Médicis, se méfiaient des velléités d’indépendance de ces princes de Navarre et de Béarn qui cherchaient des appuis du côté de l’ennemi héréditaire de l’époque, l’Espagne.

La France était alors déchirée par les guerres de Religion. Après la paix de Saint-Germain en 1570, Catherine, soucieuse de réconcilier catholiques et protestants autour trône de son fils Charles IX, organisa le mariage d’Henri de Navarre et de sa fille, la fameuse reine Margot. Certes, son mariage avec la sœur de Charles IX protégea Henri des massacres de la Saint-Barthélemy, mais il fut contraint d’abjurer. Quatre ans plus tard il s’enfuit du Louvre et redevint protestant, prenant la tête des troupes huguenotes. Pourtant, la mort des fils d’Henri II le rapprocha du trône, François II en 1560, Charles IX en 1574, François d’Alençon en 1584. En août 1589, l’assassinat d’Henri III, mort sans enfant, le fit accéder de droit à la couronne de France.

Mais cette couronne, il lui fallut la conquérir de haute lutte, car il ne contrôlait militairement que la sixième partie du royaume. La Ligue, ce parti ultra-catholique allié à l’Espagne, occupait le reste. Henri IV remporta plusieurs belles victoires sur le chef de cette Ligue, le duc de Mayenne, frère du duc de Guise qu’Henri III avait fait assassiner : Arques, près de Dieppe, en septembre 1589, puis Ivry en mars 1590, bataille au cours de laquelle, avec son panache blanc dit-on, il se jeta à l’étourdi dans une forêt de lances. Mais ses échecs devant Paris le déterminèrent à se convertir. Même s’il n’a jamais dit « Paris vaut bien une messe », cette phrase correspond assurément à la réalité.

Sa conversion fut solennisée à Saint Denis le 25 juillet 1593, et son sacre, qui participa grandement au processus de légitimation de son pouvoir, se déroula à Chartres en février 1594 (Reims, lieu traditionnel, était aux mains des ligueurs). Il incarnait alors pleinement la fonction royale et la sacralité qui en découlait, se considérant dès lors comme le roi très-chrétien, ayant reçu l’onction du Très-Haut. Il envisageait même de ramener ses anciens compatriotes huguenots dans le giron de la Sainte Eglise. L’horizon s’éclaircissait doucement, même si subsistaient bon nombre de résistances et de haines farouches du côté de la Ligue. En mars 1594, il fit son entrée dans Paris. En avril 1598, il imposa la paix religieuse par l’édit de Nantes puis, le mois suivant, signa la fin des hostilités avec l’Espagne au traité de Vervins. Commença alors la reconstruction du royaume.

En moins de douze ans, grâce à l’action de son ministre et ami Sully, il parvint à réduire de plus d’un tiers la dette gigantesque du pays, à transformer le déficit en excédent budgétaire, à réformer la comptabilité publique, à relancer l’économie exsangue et à se lancer dans une politique de grands travaux tant à Paris (achèvement du Pont-Neuf, transformation du Louvre…) qu’en province (reconstruction des routes, percement de canaux…). A cela s’ajoutèrent le renouveau de l’agriculture sous l’influence d’Olivier de Serres, avec la culture du maïs, du houblon, de la betterave et des plants de mûrier, le développement des manufactures (Gobelins, Savonnerie de Chaillot…) et, sur le plan international, le début d’un système colonial et mercantiliste. Bref, ce fut un redressement prodigieux.

Breizh-info.com : Comment Henri IV qui a abjuré la religion protestante a-t-il vécu la Saint-Barthélemy ? Pouvez-vous nous parler de cette guerre entre protestants et catholiques à cette époque ? Pourquoi la Ligue continua-t-elle à lui faire la guerre ?

Un tragique concours de circonstances – la tentative d’assassinat du chef de guerre des protestants, l’amiral de Coligny, effectuée par des extrémistes proches du duc de Guise, qui souhaitaient la reprise de la guerre civile -, déclencha la Saint-Barthélemy le 24 août 1572. Devant la fureur des quelque huit cents gentilshommes huguenots de l’entourage d’Henri de Navarre venus en armes à Paris, le roi Charles IX et la reine mère Catherine, craignant un coup d’Etat violent, décidèrent de se débarrasser préventivement de plusieurs dizaines de meneurs. Les foules ultra catholiques commencèrent alors spontanément à massacrer en masse les protestants sans l’assentiment de la reine mère : 3 000 morts dans la capitale, 7 000 en province. La Saint-Barthélemy marqua Henri de Navarre comme un traumatisme profond puisqu’il vit son ancien gouverneur et ses proches compagnons assassinés au Louvre sous ses yeux.

Il y eut en tout huit guerres de Religion. La première commença en mars 1562 par le massacre de protestants à Wassy en Lorraine, la dernière se termina en 1598 avec la signature de l’édit de Nantes. Malgré son retour au catholicisme en juillet 1593 grâce à l’influence de Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, et de Jacques Davy du Perron, évêque d’Evreux, la Ligue ne croyait pas à sa sincérité, d’où son refus de le reconnaître comme roi. Elle avait même désigné un autre souverain, catholique celui-là, en la personne de son oncle, le cardinal Charles de Bourbon, qui avait pris le nom de Charles X. La levée de l’excommunication par le pape en septembre 1595 fut loin de convaincre les ligueurs les plus acharnés.

Breizh-info.com : Quels traits de personnalité, mais aussi quelles actions ont fait d’Henri IV un roi majeur de l’histoire de France et le lanceur en quelque sorte de la dynastie des Bourbons ? 

Henri IV occupe une place à part dans l’imaginaire collectif national : il est l’un de nos rois les plus populaires. Il attire spontanément la sympathie par son caractère chaleureux, affable, sa faconde toute méridionale, sa proximité avec les gens simples. C’est « un homme à se faire aimer des pierres elles-mêmes », disait sa belle-sœur Eléonore de Médicis. D’une intelligence supérieure, il se révéla un chef de guerre remarquable. Mais l’homme était plus complexe qu’on ne le croit généralement. Intuitif, malin, méfiant, il était autoritaire, habile comédien, fin politique, machiavélien même, promettant tout à tout le monde, au point de se faire de nombreux ennemis.

Une fois achevée la conquête de son royaume, il assuma avec pragmatisme une politique de réconciliation des Français. Sans doute de son temps ne fut-il pas particulièrement populaire, surtout à la fin de son règne, en raison de la hausse de la pression fiscale. Il reste que la « légende henricienne » qui se déploie aussitôt après son assassinat, avec ses clichés bien connus (« la poule au pot », le panache blanc, le « Paris vaut bien une messe », ou le fameux « labourage et pâturage » de son ministre Sully), est largement fondée. Après le cycle ravageur des guerres de Religion, Henri avait su restaurer « l’ordre de l’amour » entre le monarque et ses sujets, si tragiquement mis en pièces par la Saint-Barthélemy (1572) et l’assassinat du duc de Guise (1588). Il s’était présenté comme l’homme de la réconciliation nationale et de l’oubli volontaire du passé. La paix religieuse, concrétisée par l’édit de Nantes de 1598, instaurait non le « vivre ensemble » ainsi qu’on le dit souvent, mais une trêve provisoire ménageant une simple coexistence pacifique.

Au total, trois traits caractérisent le règne « utile » d’Henri IV : la volonté de fermer la tragique parenthèse de la guerre civile et d’oublier le passé, la reconstruction de l’Etat qui s’était totalement effondré, enfin le retour de la France comme grande puissance sur le plan international, grâce à son prodigieux redressement économique. Du côté du passif, il faut noter l’incapacité du roi à passer d’une monarchie à cheval à une monarchie administrative. Peu formaliste, bohème, autoritaire, détestant les discussions d’assemblée, il n’attachait guère d’importance aux institutions et à un Etat de droit. Il faudra attendre ses successeurs pour voir les choses évoluer en ce domaine.

Breizh-info.com : Vous parlez de la mort d’Henri IV comme la mort d’un martyr. Pour quelles raisons ? Quelles ont été par la suite les conséquences de son assassinat ?

L’assassinat du roi a frappé de sidération le pays tout entier. Personne ne s’attendait à cela malgré la vingtaine de tentatives criminelles antérieures. Par le traumatisme profond qu’il créa chez les gouvernants, ce drame contribua à la consolidation du pouvoir royal. Les théoriciens se sont mis à exalter comme jamais la puissance absolue des rois, leur majesté, la plénitude de leur souveraineté, leur indépendance envers le pouvoir temporel des papes. Il renforça à la fois le culte du secret, du « mystère de la monarchie », et la volonté d’élever les rois au rang de personnes sacrées et inviolables.

Breizh-info.com : Quelles découvertes originales avez-vous faites lorsque vous avez décidé d’étudier et d’écrire sur Henri IV ? Quelle image laisse ce roi de France aujourd’hui pour nos contemporains ?  

Ce qui m’a frappé, à la différence de la plupart des historiens mes prédécesseurs, c’est le caractère extrêmement autoritaire du roi, son mépris des formes et des délibérations d’assemblées : synodes protestants, parlements. Il veut imposer partout sa volonté, y compris par la menace. Il fut beaucoup plus autoritaire que Louis XIV. Premier roi Bourbon, il fut ainsi le fondateur de ce qu’on a appelé d’un grand mot ambigu, l’absolutisme moderne, qui ne correspond en réalité à rien d’autre qu’à un effort soutenu (mais pas toujours couronné de succès) de centralisation du royaume. L’œuvre sera bien entendu poursuivie par son fils Louis XIII et son petit-fils Louis XIV, mais il est certain qu’il en a posé les fondations.

Dans l’imaginaire collectif, il reste celui qui a réconcilié les Français et restauré l’autorité de l’Etat. En quête de références glorieuses, les manuels d’histoire élémentaire de l’école républicaine ont brossé du « bon roi Henri » un portrait extrêmement positif : brave, tolérant, juste, bon, ayant le souci des humbles. Songeons qu’il fut le seul roi de France dont trois présidents de la République, Vincent Auriol, François Mitterrand et Nicolas Sarkozy, ont célébré la mémoire.

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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