Chênes sacrés de Bretagne : que sait-on de leur origine ?

Sans GPS, difficile de trouver le site de Notre-Dame du Chêne à Dolo (22). Situé à l’écart du bourg, sur une hauteur en surplomb du lac de Jugon, près de l’ancienne voie romaine de Vannes à Corseul, il est dissimulé aux regards par des haies de noisetiers.

 Ce parc arboré est un rectangle de 10 mètres sur 50 mètres, découpé dans les champs et laissé à la nature. 19 chênes y entourent une petite chapelle et contre son seuil, la souche d’un vingtième arbre abritant en son tronc une statuette de la Vierge Marie.

A l’origine du pardon du Chêne, une gamine du temps de Louis XV

Un pardon y a lieu tous les 8 septembre, le jour de la Nativité de la Vierge. 

C’est en effet le 8 septembre 1736 que cette dévotion est née, après la découverte d’une statuette miraculeuse par une demoiselle Gautier, habitant le hameau voisin de la Ville Anquetil. En allant aux champs, le regard de la bergère est attiré par une image de Marie semblant flotter dans les airs, au milieu du feuillage du chêne. 

Informé de la situation, le curé de Dolo estime plus convenable de rapatrier l’icône dans une église en dur, celle du bourg. Or les fidèles s’obstinent aller à l’arbre et continuent d’y déposer leurs offrandes, du fil, des coiffes, des chapelets ou des ex-votos en cire.

Après bien des péripéties, le curé transige : la statue sera rendue à l’arbre, qui sera aussi équipé d’une boîte en métal pour les dons en espèces.

Origine biblique ou celtique ?

Comment expliquer ce culte assez peu conventionnel ? 

La Bible ne manque pas d’arbres surnaturels – à commencer par l’Arbre de Vie du jardin d’Eden, planté à côté de l’Arbre de la Connaissance, par qui les malheurs d’Adam et Eve sont arrivés.

Mais une piste plus locale est également à explorer. C’est à quoi nous invite le livre de Patrice Lajoye :  » L’arbre du monde. La cosmologie celte » (CNRS Editions, 2016, réédité en poche en 2021). 

Cité par Lajoye, le savant romain Pline l’Ancien (23-79 après JC) décrit ainsi les étranges rites des Gaulois : 

« Les druides n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, pourvu que ce soit un chêne rouvre. Le rouvre est déjà par lui-même l’arbre qu’ils choisissent pour les bois sacrés, et ils n’accomplissent aucune cérémonie sans son feuillage … «  

D’autres auteurs latins mentionnent des bois sacrés d’un bout à l’autre de la Gaule. Selon Florus, Vercingétorix réunissait son état-major dans un bosquet sanctuaire. La première mesure de César lors du siège de Marseille est de raser un bois sacré situé dans son faubourg nord. 

Une tradition alsacienne  plus tardive (Renaissance) mentionne l’existence passée d’arbres sacrés au centre d’Argantorati, capitale gauloise devenue Strasbourg : ces arbres auraient été situés exactement à l’emplacement de la cathédrale actuelle. Est-ce à rapprocher de la tradition de l’arbre de Noël, dont l’une des plus anciennes mentions est alsacienne (Sélestat, 1521) et qui est associée selon d’autres légendes au passage dans les Vosges du moine irlandais Saint Colomban (540-615) ?

Ces bosquets étaient désignés en gaulois sous le nom de nemeton,  qui se traduit indifféremment par sanctuaire ou bois sacré. La toponymie en a gardé de nombreuses traces : Clermont-Ferrand se nommait par exemple Augustonemetum. En Bretagne, le mot gaulois ercos (chêne) est à l’origine d’Erquy (22) et des villages Ercé en Ille-et-Vilaine et Loire-Atlantique. Les exemples cités par Patrice Lajoye dans son livre se comptent par dizaines sur tout le territoire français. 

L’existence des nemetons est depuis peu confirmée par les archéologues : le sanctuaire de Gournay sur Aronde était séparé du monde profane par un impressionnant talus et comportait en son  centre un bois sacré, entouré de fosses et de vestiges d’offrandes : armes prises à l’ennemi, crânes de guerriers morts et même ce qui pourrait être des restes de sacrifices humains.

Arbres magiques et saints bretons …

Du panthéisme parfois crépusculaire des Celtes à la foi espiègle d’une jeune chrétienne de Dolo, il y a un fossé de 17 siècles et un gouffre théologique. Cela fait beaucoup, mais la distance n’est en réalité pas si grande.

Les traditions celtes ont en effet survécu au vandalisme des envahisseurs romains et se sont maintenues au moins jusqu’au temps de Clovis et de ses successeurs immédiats. En 567, les évêques francs, réunis en concile à Tours, s’en inquiètent : 

« Nous conjurons tant les pasteurs que les prêtres de veiller attentivement à ce que, s’ils voient des gens persister dans cette sottise d’ accomplir auprès de je ne sais quelles pierres ou arbres ou sources, lieux choisis par les païens, des rites incompatibles avec l’esprit de l’Eglise, ils les chassent de l’église par leur sainte autorité et ne laissent pas participer au saint autel ceux qui gardent des observances païennes. »

A la même époque et dans les siècles qui suivent, plusieurs Vies de saints bretons mettent aussi en scène des arbres miraculeux. 

« L’histoire du saint roi Judicaël », un personnage qui régna sur le nord de la Bretagne jusque vers 637, aurait été composée au 11ème siècle par le moine breton Ingomar, dans le monastère de Saint Méen. Il y est fait mention du rêve étrange du prince Judaël, le père de Judicaël :

« Il vit en songe un mont très élevé au milieu de sa contrée de Bretagne, c’est-à-dire au nombril…Là au sommet de ce mont, il se vit assis et devant lui s’élevait un pilier d’une hauteur étonnante, en forme de colonne ronde, enraciné en terre par des racines et fixé au ciel par les branches. » 

Sur la première moitié de cette colonne, en fer, étaient fixées à des clous toutes sortes d’armes ; sur la partie plus haute, en or, des livres, des chandeliers et des objets religieux.

Ingomar donne la signification de cette vision : elle représente le destin de Judicaël, d’abord roi guerrier, puis moine. 

Mais selon Patrice Lajoye, cet arbre-colonne, arrimant le ciel à la terre et recouvert d’offrandes suspendues, est aussi à rapprocher des rites et de la cosmogonie celtes, où l’arbre semble l’image en réduction de l’univers tout entier divinisé.

Une autre Vie de saint breton mentionne un arbre sacré, celle de Saint Caradoc, personnage ayant vécu entre 400 et 500,  et dont le texte a été fixé entre 1100 et 1200 dans le Léon.

 » Caradoc passa en Irlande et se mit à construire un monastère. On l’informa qu’il y avait en ce pays, chez un tyran du nom de Dulkem, un arbre fort beau, d’un grand prix, qui avait déjà appartenu au père de ce prince. Caradoc vint à Dulkem et réclama cet arbre. 

– « Vaux-tu donc mieux, dit le prince, que tous ces saints qui me l’ont déjà demandé ? » 

– « Non, certes », répondit Caradoc

– « Appelle alors ton Dieu. S’il fait tomber l’arbre, il est à toi »

– Rien n’est impossible à Dieu, conclut Caradoc. 

Et il pria le Seigneur. Sa prière finie, l’arbre tomba, ses racines sortirent de terre. Les païens regardaient cela stupéfaits.« 

Le saint en fait une charpente pour son monastère. L’hiver suivant, le bois de chauffage vient à manquer. Au désespoir de l’architecte, le saint fait une coupe dans l’un des piliers pour nourrir la cheminée du monastère. Or le lendemain, tout le monde constate que le pilier est intact, « sans nulle trace de la blessure que lui avait faite Caradoc.« 

De l’arbre créateur, le christianisme a fait une simple créature. Un tas de planches qu’il est blasphématoire d’adorer. Cependant, une évolution vers plus de tolérance pour la vénération populaire a dû avoir lieu, à une date indéterminée, comme on peut le voir à Landeleau.

Cathédrales de feuilles en Bretagne et ailleurs…

Le Chêne de Saint Thélo, à  Landeleau (Finistère), est tombé en 2006, terrassé par un champignon, à la fin de son 3ème siècle d’existence. Cela en fait un contemporain de celui de Dolo. Cependant, on peut supposer qu’il n’était pas le premier chêne sacré de Landeleau. Des récits traditionnels l’associent en effet à Saint Thélo, un missionnaire du Vème siècle, et il est attaché aux rites catholiques complexes de la Troménie, dont la plus ancienne mention remonte à 1555  et qui sont probablement bien plus anciens.

On trouve mention d’un troisième chêne sacré en Bretagne, également plus ancien que celui de Dolo, avec des dates plus assurées. Il se trouvait à Saint-Péran (Ille-et-Vilaine), à l’entrée du bourg. L’arbre a depuis longtemps disparu, mais il en reste sur place un oratoire en pierre.

 Il en reste aussi une statuette miraculeuse de la Vierge, toujours visible dans l’église paroissiale. Appelée Notre-Dame du Chêne, comme celle de Dolo, elle est en bois polychrome et datée par les spécialistes de 1300 à 1400. Au-dessous se trouve une inscription en latin :  » Cette image de la Vierge, trouvée par un soldat, fut placée contre un tronc de chêne en l’an du salut 1522. Réputée pour ses miracles, sur ordre de l’évêque, à l’appel du clergé, sous les acclamations de la foule, elle a été transportée ici. 30 novembre 1661« .

La tradition locale donne sur l’épisode des précisions savoureuses : comme à Dolo, le curé a rapatrié la statue dans l’église paroissiale aussitôt sa découverte. Mais la statue de la Vierge revint nuitamment à son chêne. Le curé s’obstina et le manège recommença plusieurs fois. Seule une procession en présence de deux évêques parvint à fléchir Marie et à lui faire renoncer à son arbre.

Le cas de Saint-Péran montre que cette pratique d’une statuette de la Vierge accrochée à un chêne remonte aux confins du Moyen Age. 

Elle est par ailleurs attestée à Nantes, et on trouve aussi des Notre-Dame du Chêne dans d’autres régions françaises : chez les voisins du Maine (Vion depuis 1494, Saint Martin de Connée) mais aussi en Touraine (Beaumont Village), Ile-de-France (Viroflay), Franche-Comté (Scey-Mézières), Champagne (Bar-sur-Seine), Lorraine (Hémilly, Nancy) et Alsace (Blotzheim, Sélestat)… 

A chaque fois, le nom est resté tandis que le chêne était rapidement abandonné pour une église en dur.

Le Chêne à la Vierge de La Rannée avant son incendie

Dernières nouvelles de la confrérie de l’arbre

Les chênes étant périssables, il est probable que nous ignorons la plupart de ceux qui ont reçu un culte à travers les âges. On peut seulement en glaner des mentions chez les rares auteurs qui ont eu la présence d’esprit de signaler leur existence.

Le folkloriste Paul Sébillot (1843-1918) avait ainsi repéré en Ille-et-Vilaine trois autres chênes enchantés : à La Chapelle-Janson, à Louvigné du Désert et à Saint-Pern. Dans cette dernière commune, le digne savant avait noté que les filles à marier venaient « se frotter contre le chêne de Ligouyer », selon un rite pas très catholique.

Il existe enfin au moins un  8ème chêne sacré en Bretagne, toujours visible, le plus jeune de tous et jusque récemment celui qui était dans le meilleur état : le Chêne à la Vierge de La Rannée (Ille-et-Vilaine). Ce lieu de culte spontané, entretenu par un « clergé » bénévole, daterait soit de la Révolution française, soit du début du XXème siècle. 

En 2018, l’arbre couvert d’ex-votos brûle comme une torche en pleine nuit, dans des circonstances mal éclaircies, dans un contexte d’incendies de lieux sacrés en nette augmentation. 

Or trois ans plus tard, les bénévoles anonymes ont nettoyé le site et sur le tronc noirci bourgeonnent de nouveau les témoignages de reconnaissance. 

La confrérie de l’arbre n’a pas renoncé à rendre hommage aux merveilles de Dieu et/ou de la nature.

Enora

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Une réponse à “Chênes sacrés de Bretagne : que sait-on de leur origine ?”

  1. patphil dit :

    le chêne était l’arbre méditerranéen, le profit immédiat l’a détroné pour le pin, on voit les incendies provoqués chaque anné, mais rien n’est fait pour retrouvé l’originel, la déconstruction, la table rase du passé …

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