Nous en parlions samedi dans la chronique littéraire hebdomadaire, l’historien Eric Branca publie, aux éditions Perrin « Le roman des Damnés » dans lequel il revient notamment sur l’histoire de dignitaires nazis qui ont entamé, à l’ombre des vainqueurs, une seconde carrière d’envergure après la Seconde guerre mondiale.
Pour prolonger la présentation du livre que nous avons faite samedi, nous avons interrogé Eric Branca, que nos lecteurs connaissent déjà.
Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter (de nouveau) à nos lecteurs ?
Eric Branca : Après plus de trente ans passés à raconter la politique – comme journaliste, puis à la tête des rédactions de Valeurs Actuelles et du Spectacle de Monde, jusqu’en 2015 – j’ai pris le parti d’éclairer le présent autrement, c’est-à-dire par ses racines. Historien de formation, je suis frappé (et parfois consterné) par la superficialité et le simplisme de la plupart des débats actuels – camp du bien contre camp du mal ; voulez-vous sauver la planète ? Répondez par oui ou par non, etc. etc. – d’où le besoin de nos contemporains de réfléchir à nouveau par eux-mêmes, ce qui explique, entre autres, leur appétence pour l’histoire qui fournit des clés permettant d’aller plus loin que le prêt-à-penser qu’on nous propose.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ces « maudits », à ces « damnés » impliqués dans le régime nazi et qui ont réussi des reconversions parfois surprenantes après la fin de la Seconde guerre mondiale ?
Eric Branca : Justement, ce souci d’offrir au public autre chose qu’une vision univoque de l’histoire contemporaine dont je me plais à revisiter les angles morts. Quand vous ouvrez la télévision et que vous zappez, ne serait-ce que cinq minutes, il est rare de ne pas tomber sur une, voire plusieurs émissions portant sur les crimes nazis ou les criminels eux-mêmes… Et que vous explique-t-on, la plupart du temps ? Que grâce aux Alliés anglo-saxons et aux Américains en particulier, le bien a triomphé du mal et que, grâce à la jurisprudence de Nuremberg, qui a imposé la notion de « crime contre l’humanité », notamment caractérisé par son imprescriptibilité, ladite humanité s’est enfin dotée d’instruments capables de se protéger… Quitte, pour ceux qui ont forgé le concept, à débusquer périodiquement un « nouvel Hitler » détenteur « d’armes de destruction massive », ce qui justifie qu’on le sanctionne ou qu’on le bombarde pour lui apprendre la démocratie. Avec un résultat souvent pire que la situation qu’on prétendait corriger, comme en Irak ou en Afghanistan, et je ne parle pas de la Syrie dont on a livré une partie de la population à Daech pour la « protéger » d’Assad…
L’ennui, c’est qu’à force de criminaliser tous ceux qui résistent au Nouvel ordre mondial – et ça commence à faire beaucoup de monde –, on affadit l’idée même de « crime contre l’humanité » qu’on prétendait placer au-dessus de tout. Pire : plus on se focalise sur certains, plus on laisse libres d’agir et de prospérer dans l’ombre d’authentiques assassins. C’est toute la question de la justice internationale qui, par définition, est celle du vainqueur, à tout le moins du plus fort. C’est ainsi qu’à Nuremberg, on s’est abstenu de juger les crimes soviétiques. Qu’on a condamné, à juste titre, le racisme et l’antisémitisme, mais sans demander de comptes aux Britanniques qui, au même moment, comptabilisaient tranquillement les aborigènes d’Australie parmi la faune ! C’est ainsi, surtout, que les Alliés ont pu souverainement décréter, à crimes égaux, qui était criminel et qui ne l’était pas. Sur quel critère ? L’employabilité » des vaincus, fussent-ils les pires techniciens du crime ! C’est tout le sujet de ce livre.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui explique que, malgré leur passif, certains comme Heusinger, Gehlen ou Skorzeny, par exemple, aient pu parvenir, par la suite, dans les plus hautes sphères du pouvoir, ce qui peut surprendre à notre époque, peut-être moins il y a quelques décennies ?
Eric Branca : Ce que je viens de dire : leur « employabilité ». Un bourreau emblématique comme Sauckel, le « négrier de l’Europe » qui alimenta les usines du Reich en travailleurs forcés souvent promis à la mort, comme à Dora, où l’on construisait les V2, était trop « voyant » pour être sauvé. Speer, en revanche, qui le harcelait pour lui demander toujours plus de bras, mais dont le savoir-faire technocratique fascinait, pouvait être d’autant mieux récupéré qu’il s’était arrangé, pendant les derniers mois de la guerre, pour monter lui-même son dossier d’accusation. En mettant en avant certaines pièces et en en faisant disparaître d’autres afin de dissimuler les preuves de son implication, preuves qui réapparaîtront bien plus tard, grâce à des historiens dignes de ce nom. Je pense à sa participation à la conférence de Posen (octobre 1943), à l’occasion de laquelle Himmler révéla l’ampleur de la Solution finale, et durant laquelle Speer prétendit s’être absenté… Sans avoir la curiosité de demander aux participants de quoi on avait parlé ! Admirez au passage la confiance des juges de Nuremberg qui l’ont cru sur parole. Quant à Heusinger et Gelhen, que vous citez à juste titre, ils sont l’exemple même de personnages sauvés pour leur « savoir-faire ». Le premier parce qu’avant de devenir patron de la Bundeswehr puis de l’Otan, il avait planifié l’opération Barbarossa (l’invasion de l’URSS, en juin 1941), le second parce qu’en sa qualité d’ancien patron du renseignement sur le front de l’Est, il connaissait mieux que quiconque les forces et les faiblesses du système soviétique, qualité irremplaçable pour prendre la tête du contre-espionnage ouest-allemand. C’était, paraît-il, de bonne guerre (froide)… Mais comment oublier que l’extermination des populations civiles était la condition de la réussite de la Blitzkrieg à l’Est préparée par ces deux hommes ?
S’agissant de Gehlen, n’oublions pas, d’autre part, qu’il a joué un rôle non-négligeable dans certaines opérations de déstabilisation de la France commanditées, après-guerre, par les Etats-Unis. Je pense, en particulier aux missions confiées à l’ancien SS, Richard Christmann, qui, sous l’Occupation, manipulait déjà les mouvements nationalistes maghrébins, puis aida le FLN à trouver les cibles de ses attentats en région parisienne, ou à mettre sur pieds des filières de désertion pour les Allemands engagés dans la Légion étrangère mais aussi pour les harkis désireux de rejoindre la rébellion…
Skorzeny, c’est encore un autre cas de figure : il n’a jamais, et pour cause, accédé à des postes officiels, puisque son action était, par nature, clandestine. Mais il est devenu une pièce maîtresse de la CIA et du Mossad. Pour la première, on ne peut plus volontairement, pour le second, d’une manière un peu forcée, puisque les services israéliens lui ont mis le marché en main : les aider à localiser les criminels de guerre qu’il avait lui-même contribués à exfiltrer, ou devenir, comme eux, un fugitif ad vitam…
Quant à savoir si ces récupérations en forme de blanchiment ont choqué à l’époque, la réponse est oui, en tout cas pour ce qu’on en savait. Quand le général Speidel, ancien chef d’état-major des troupes allemandes d’occupation en France, est nommé, en 1957, commandant en chef des forces de l’Otan pour le théâtre centre-Europe, des Résistants se souviennent qu’il fut responsable, quinze ans plus tôt, de l’exécution de 500 d’entre eux, et leurs fils revendiquent le statut d’objecteurs de conscience puisque, à l’époque, l’armée française était sous commandement intégré… Celui-là même dont de Gaulle nous a fait sortir, et que Sarkozy nous a fait réintégrer. Même chose pour Kurt-Georg Kiesinger qui n’était certes pas un criminel de guerre, mais qui, tout de même, dirigea la propagande radiophonique du Reich pour l’Europe occupée, et dont le pedigree fut exhumé quand son ambition effrénée le mena, en 1966, jusqu’à la chancellerie d’Allemagne fédérale…
Breizh-info.com : Ces personnages dont vous évoquez le parcours ont-ils maintenu, après-guerre, une forme de réseau, d’entraide ou de communication, y compris en prenant en compte leurs parcours très différents après l’effondrement du régime nazi ?
Eric Branca : Oui et non. Je dirais même que ceux qui ont réussi leur recyclage ont évité de « réseauter » pour ne pas attirer l’attention. Ils ont traité en direct avec les Alliés. On a beaucoup fantasmé sur les filières d’exfiltration vers l’Amérique du Sud qui ont permis à certains criminels – Eichmann, Mengele, voire Barbie lui-même, qui était d’ailleurs connu, et fut même employé par la CIA – de disparaître définitivement ou provisoirement dans la nature, mais cela ne concerne pas les « gros poissons » repêchés dont je parle. Un homme comme Rudolf Diels, le premier chef de la Gestapo, n’a jamais été réellement menacé, puisqu’il ne se trouvait pas en zone d’occupation soviétique. Avoir organisé l’incendie du Reichstag en 1933, imputé à tort aux communistes, suffisait à garantir son impunité et, partant, son avenir dans le contexte de la Guerre froide. Les Soviétiques ont fait de même pour les agents de l’Abwehr et du SD (le contre-espionnage de la SS) spécialisés dans le renseignement anti-américain ou antibritannique, tombés entre leurs mains.
Breizh-info.com : Quelles sont les anecdotes qui vous ont le plus frappé à l’occasion de vos recherches sur la question et de l’écriture de cet ouvrage ?
Eric Branca : Incontestablement, celles concernant Albert Speer, le plus connu en même temps que le plus secret des « maudits ». Voilà un homme qui, en se déclarant coupable mais non responsable des crimes commis par le régime qu’il a servi, organise sa survie, à défaut de son impunité puisqu’il écope de vingt ans de prison. Mais qu’est-ce que vingt ans quand la plupart de ceux qui exécutaient ses ordres ont fini au bout d’une corde ? Voilà surtout quelqu’un qui fut le seul véritable ami d’Hitler, son ultime confident, et qui, jusqu’à sa disparition, en 1981, passera non pour son complice, mais comme un simple témoin… Et même, selon le Times, pour une sorte de « nouveau Saint Augustin » ! Et que découvre-t-on ? Que non seulement il fut un maître de la manipulation pro domo, mais qu’en sus, il continua à s’enrichir avec la vente clandestine des œuvres d’art qu’il avait volées et des toiles signées Hitler que son protecteur lui avait données ! Que ce soi-disant janséniste se faisait ravitailler en caviar et en champagne dans sa prison de Spandau et que, malgré son immense fortune, jamais saisie, il mégottait sur les frais de scolarité de ses enfants. Last but not least, sa femme découvrit, peu avant sa disparition, qu’il entretenait une maîtresse anglaise de la moitié de son âge, dans les bras de laquelle il mourut… Artiste, il l’était sans doute, mais pas seulement en architecture !
Breizh-info.com : Comment expliquez-vous, encore aujourd’hui, cette fascination pour la Seconde guerre mondiale, ses origines et ses conséquences, avec pour preuve le nombre de livres qui sortent encore sur la question ?
Eric Branca : Difficile à expliquer autrement que par la soif de comprendre comment tant de monstres et de géants ont pu surgir et s’affronter en un temps si court. Si l’Histoire n’a jamais cessé d’être tragique, elle a donné toute sa mesure en ce tournant du XX° siècle. Jünger l’avait compris, Malraux aussi.
Propos recueillis par YV
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