Funeste série. Le monde du vin déplore la disparition de trois figures majeures, ayant eu dans leur domaine respectif ou au sein de leur région d’origine, une influence décisive. Steven Spurrier 79 ans, a mené une brillante carrière dans le vin : tour à tour journaliste, Wine Merchant, propriétaire du domaine Bride Valley dans le Dorset, il restera comme l’homme du jugement de Paris de 1976. Mais aussi le regretté et charismatique Pio Boffa 66 ans, à la tête de Pio Cesare, l’une des propriétés historiques les plus puissantes du Barolo. Enfin il y a quelques jours, Laurent Vaillé 58 ans, fondateur du domaine de la Grange des Pères, révéré par tous les amoureux du Languedoc. Retour sur leurs œuvres marquantes.
Le coup de génie de Steven Spurrier : le jugement de Paris 1976
En organisant une confrontation médiatique entre les meilleurs représentants du Bordelais et de la Bourgogne, opposés aux outsiders californiens, Steven Spurrier n’imaginait vraisemblablement pas la portée du retentissement de ce duel inédit.
Le jeune journaliste est un pur produit de l’école britannique du vin. Élevé à l’universalité du savoir, il pressent que les transformations en œuvre dans certaines régions du monde, sont susceptibles de remettre en cause l’hégémonie française au sein de l’échiquier des puissances vitivinicoles. C’est en particulier sa fine connaissance du vignoble de la Napa Valley, qui éveille chez lui cette folle intuition que certaines winery, pourraient battre en brèche la suprématie historique des plus grands noms médocains et bourguignons.
Au fond, la dégustation à l’aveugle, initiée par Steven Spurrier, se replace dans une ancienne tradition de lutte de prestige qui a toujours mis en compétition les vins du monde entier. Le jugement de Paris peut être perçu en quelque sorte, comme la réédition moderne de la célèbre « bataille des vins » contée par Henri d’Andélie en 1224, à l’occasion de laquelle, le Roi Philippe-Auguste déguste une foultitude de vins à dessein d’élire le meilleur du Royaume.
Lors de cette célèbre joute, l’éclat des vins les plus fins du Royaume sera terni par la douceur du Commandaria de Chypre, plus à même de séduire l’appétence de l’époque pour les vins sucrés.
En 1976, la victoire de Stag’s Leap Wine Cellars face aux Mouton Rothschild et consorts, le triomphe du chardonnay de Montelena sur les bourgognes blancs de Roulot, Drouhin et Leflaive, fissurent les fondements de la supériorité des vins français sur ceux du dit « Nouveau Monde ».
Depuis lors, d’autres jeunes nations ont accompli des avancées extraordinaires par la mise en œuvre d’une approche très rigoureuse du terroir, parfois même plus poussée que celle qui a toujours prévalu au sein du Vieux Continent.
Au point de se demander si cette expression ambivalente de vins du « Nouveau Monde » ne devrait pas être définitivement abandonnée … Si ce n’est à vouloir servir le discrédit qui se rattache à une image caricaturale réduisant ces vins à une production technologique, industrielle, et déconnectée du terroir.
Ce qu’on qualifie de « Nouveau Monde » n’est autre qu’un concept périmé, forgé à partir de l’antériorité de la viticulture européenne, censée lui donner une supériorité innée sur des pays pénalisés par le faible de recul de l’histoire sur leur terroir.
Il faut dire qu’à l’égard notamment de la France, ces jeunes nations ont à leurs dépens, cultiver dangereusement le syndrome de la « patte de velours ». Leur complexe d’infériorité et leur déférence pour les vins français, les ont conduits un temps à renier leur propre identité en plagiant les noms de nos plus prestigieux vignobles. Depuis 1976, ce Nouveau Monde est devenu très ancien et si le jugement de Paris devait se rejouer, alors il est à craindre que les Stag’s Leap ou les Montelena ne soient encore bien plus nombreux pour contrarier la préséance française.
Pio Boffa, un rénovateur du Barolo
Pio Boffa était à la tête d’un des domaines les plus prospères du Barolo :la maison Pio Cesare, établie depuis 1881 sur Serralunga d’Alba.
Grâce à ses 70 hectares de vignes qui s’étendent jusqu’ au territoire du Barbaresco, le nom de Pio Cesare rayonne sur toute la région des Langhe, au cœur du Piémont. Sous l’ère de Pio Boffa, au début des années 90, l’entreprise va acquérir une position de leadership sur le marché nord-américain, aidé par des vins à la ligne moderne et servis par les talents d’ambassadeur de Pio Boffa.
L’homme en effet a sillonné le monde pour expliquer dans la langue de shakespeare le savoir-faire et l’originalité des vins piémontais. Pio Boffa appartenait à cette élite de producteurs italiens, redoutablement investie dans la communication de leurs vins. Il se rendait régulièrement aux Etats- Unis pour intervenir à l’occasion des prestigieux séminaires organisés par le Wine Spectator.
Il est en outre, l’un des premiers à comprendre avec Angelo Gaja que le Barolo, à l’instar de la Bourgogne, peut approfondir l’expression de son terroir par la mise en valeur de vignobles particulièrement bien exposés.
Il décide ainsi de développer les monocrus dans la gamme Pio Cesare. La production isolée issue de vignobles bien spécifiques, recouvrant parfois seulement un versant de colline, va ainsi se poser en rupture avec l’ancienne tradition d’assemblage dominante dans le Barolo.
L’extrême confidentialité de ces micro-cuvées atteint aujourd’hui des prix faramineux et fait les beaux jours des collectionneurs spéculatifs.
D’aucuns critiqueront le caractère massif et un peu trop boisé de vins profilés pour le goût américain. Reste que Pio Boffa a consolidé l’influence d’une propriété emblématique du Barolo. Fort heureusement, l’ancrage familial de la propriété, il en représentait la 5ème génération, donne des gages de continuité pour la perpétuation de l’esprit pionnier impulsé par Pio Boffa.
Laurent Vaillé et la Grange des Pères : la naissance d’un mythe en 1992
Depuis les années 90, une nette accélération de l’histoire a permis à quelques propriétés crées ex-nihilo, de s’ériger en noms iconiques. L’histoire de la Grange des Pères obéit à ce modèle d’ascension fulgurante consacré par la critique et le marché, et qui a d’ailleurs sans doute dépassé les ambitions originelles de son géniteur.
Il y a en effet, un savoureux décalage entre la simplicité et la modestie de Laurent Vaillé, en contraste flagrant avec l’emballement médiatique pour ses vins. Le premier millésime de la Grange des Pères en 1992, a fait l’objet de toutes les convoitises spéculatives pour atteindre le prix d’un d’objet de collection (environ 5000€).
Certains lieux comme le massif de l’Arboussas près de Montpellier, semblent bénis par une curieuse sérendipité favorisant l’installation des futurs talents. Ce terroir totalement méconnu, il y a près de 50 ans, est sorti de l’anonymat de la garrigue, avec l’installation en l’espace de deux décennies, des deux piliers du Languedoc.
D’abord le pionnier Aimé Guibert du Mas de Daumas Gassac dans les années 80, puis c’est au tour de Laurent Vaillé de la Grange des Pères. Même le puissant Tim Mondavi guignait les terres d’Aniane au début des années 2000, mais il renoncera à s’y installer devant l’hostilité des locaux.
Je n’ai jamais eu l’occasion de boire une bouteille de la Grange des Pères. Les professionnels s’accordent à reconnaître la fraîcheur inhabituelle des vins, dans une région ou le culte de la concentration a trouvé ses limites.
Laurent Vaillé a fait partie de ces premiers vignerons résolus à contenir l’excès de maturité apporté par les raisins de ce terroir, et ce, en dépit d’une mode pour les vins riches et capiteux. Les vins en retirent depuis un véritable potentiel de garde (surtout les rouges) qui conditionne l’appartenance au cercle très restreint des grands vins. Peu de domaines dans le Languedoc ont su jouer des coudes avec la réputation de la Grange des Pères, hormis peut-être le Faugères de Léon Barral et le domaine Peyre Rose de Marlène Soria. Difficile de prédire l’avenir de ce domaine patrimonial pour le Languedoc, bien que son immense aura ne devrait pas laisser indifférent les traditionnels acheteurs de grands domaines comme monsieur François Pinault…
Raphno
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