Paru initialement en 1950, puis, avec quelques variantes, en 1971, Orientations contient en germe une grande partie de l’oeuvre de Julius Evola postérieure à la Deuxième Guerre mondiale. Écrit dans un style très dépouillé, d’une concision qui va directement à l’essentiel, ce texte n’aborde pas seulement quelques-uns des thèmes chers à Evola, comme le refus de choisir entre l’Est et l’Ouest, la dénonciation de la «démonie» de l’économie, le rejet du bonapartisme et du nationalisme, etc., mais vise aussi à susciter la formation d’une véritable élite, qui devra affirmer l’Idée «traditionnelle» sous la forme d’un «homme nouveau», appelé a résister aux épreuves qu’entraîne la crise irréversible de la civilisation moderne.
Julius Evola, né à Rome le et mort dans la même ville le , est un philosophe, poète et peintre italien. Aristocrate individualiste, marqué par l’ésotérisme, il a cherché à concilier l’action politique contre-révolutionnaire avec les doctrines traditionnelles, affirmant la nécessité d’une « restauration héroïque » de la civilisation traditionnelle, dans des ouvrages comme Révolte contre le monde moderne (1934) et Chevaucher le tigre (1961).
Evola est le théoricien d’un élitisme antimoderne . Durant le début du xxe siècle, Evola expose une critique du fascisme ; ainsi dans sa revue bimensuelle La Torre, il affirme : « Nous ne sommes ni fascistes, ni antifascistes (…) Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrépide, un fascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible à tout compromis ». Après-guerre, son œuvre devient notamment une référence de la Nouvelle Droite italienne, française et américaine .
Voici un extrait du livre, Orientations, édité chez Pardès
Ce qu’il faut favoriser, c’est plutôt une révolution silencieuse, procédant en profondeur, afin que soient créées d’abord à l’intérieur et dans l’individu, les prémisses de l’ordre qui devra ensuite s’affirmer aussi à l’extérieur, supplantant en un éclair, au bon moment, les formes et les forces d’un monde de subversion. Le «style» qui doit être mis en relief, c’est celui de l’homme qui soutient certaines positions par fidélité à soi-même et à une idée, dans un recueillement profond, dans un dégoût de tout compromis, dans un engagement total qui doit se manifester non seulement dans la lutte politique, mais dans chaque expression de l’existence: dans les usines, les laboratoires, les universités, les rues, et jusque dans le domaines des affections. On doit en arriver au point que le type humain dont nous parlons, et qui doit être la substance cellulaire de notre front, soit bien reconnaissable, impossible à confondre, de sorte qu’on puisse dire: « En voilà un qui agit comme un homme du mouvement.»
Cette consigne, qui fut déjà celle des forces qui révèrent de donner à l’Europe un ordre nouveau, mais qui dans sa réalisation fut souvent entravée et faussée par de multiples facteurs, doit être reprise aujourd’hui. Et aujourd’hui, au fond, les conditions sont meilleures, parce qu’il n’y a pas d’équivoques et parce qu’il suffit de regarder autour de soi, de la rue au Parlement, pour que les vocations soient mises à l’épreuve et pour qu’on prenne bien nettement la mesure de ce que nous ne devons pas être. Face à cette boue, dont le principe est « Qui t’oblige à le faire?», ou bien: «D’abord vient le ventre, la peau (la “peau” chère à Malaparte!), et puis la morale», ou encore: «Ce n’est qu’une époque où l’on puisse s’offrir le luxe d’avoir du caractère», ou enfin: « J’ai une famille», qu’on sache répondre clairement et fermement: «Nous, nous ne pouvons pas faire autrement, telle est notre voie, tel est notre être.»
Julius Evola, Orientations.
Le texte intégral ci-dessous :
Il est inutile de se créer des illusions avec les chimères d’un optimisme quelconque : nous nous trouvons, aujourd’hui, à la fin d’un cycle. Depuis des siècles, déjà, d’abord insensiblement, puis avec le mouvement d’une masse qui roule, des processus multiples ont détruit en Occident tout ordonnancement, normal et légitime, des hommes, et ont faussé toutes les plus hautes conceptions de l’art de vivre, d’agir, de connaître et de combattre. Le mouvement de cette chute, sa vélocité, son vertige, a été dénommé “progrès”. Au “progrès” furent entonnés des hymnes et l’on se forgea l’illusion que cette civilisation — civilisation de matière et de machines — était la civilisation par excellence, celle à qui était dévolue par avance toute l’histoire du monde.
Dans le domaine des nations et des puissances de l’histoire, l’ultime période, spécialement après la seconde guerre mondiale, a présenté un exemple évident de ce que W. Wundt a appelé l’hétérogenèse des effets. Tout se passe comme si des forces étaient échappées des mains de ceux qui les avaient évoquées, donnant lieu à des processus qui ont conduit en des directions fort diverses de celles des fins originairement poursuivies, en un jeu d’actions et de réactions, et de chocs en retour. Des influences de derrière les coulisses de la réalité tangible peuvent avoir eu une part en tout ceci, agissant en un sens destructif pour l’Occident entier.
C’est ainsi qu’à une considération objective, une constatation s’impose : nous nous trouvons, aujourd’hui, au milieu d’un monde en ruines. Le problème à se poser est le suivant : existe-t-il des hommes debout au milieu de ces ruines ? Et que doivent-ils, que peuvent-ils faire encore ? Quelle doit être leur orientation ?
Un tel problème, en vérité, outrepasse les fronts politiques d’hier, étant clair que vainqueurs et vaincus se trouvent désormais sur le même plan et que le seul et unique résultat de la seconde guerre mondiale a été une Europe déchue de son rang et de sa culture, affectée d’un désordre mal réfréné, presque réduite à l’état d’objet de puissances et d’intérêts extra-européens. Toutefois, on doit reconnaître que la dévastation, qui s’étend autour de nous, est de caractère essentiellement moral. On se trouve dans un climat de générale anesthésie morale, de profonde désorientation, malgré tous les mots d’ordre en usage dans une société de consommation et de démocratie : l’affaissement du caractère et de toute vraie dignité, le marasme idéologique, la prévalence des plus bas intérêts, la vie à la journée, servent généralement à caractériser l’homme de l’après-guerre. Le reconnaître signifie également reconnaître que le premier problème, base de tout autre, est de caractère intérieur : se relever, ressusciter intérieurement, se donner une forme, créer en soi-même un ordre et une droiture. ll n’a rien appris des leçons du passé récent, celui qui s’illusionne, aujourd’hui, à propos des possibilités d’une lutte purement politique et à propos du pouvoir de telle ou telle formule, voire de tel ou tel système, auxquels ne ferait point contre-partie une nouvelle qualité humaine. Voici un principe qui, aujourd’hui, plus que jamais, devrait posséder une évidence absolue : si un Etat possédait un système politique ou social qui, en théorie, vaudrait comme étant le plus parfait, mais si la substance humaine en était tarée, eh bien ! cet Etat descendrait tôt ou tard au niveau des sociétés les plus basses, alors qu’un peuple, une race capable de produire des hommes vrais, des hommes de juste perception et de sûr instinct, atteindrait un niveau élevé de civilisation et se tiendrait debout en face des épreuves les plus calamiteuses, même si son système politique était défectueux et imparfait. Que l’on prenne donc une position précise contre ce faux “réalisme politique”, qui pense seulement en termes de programmes, de problèmes organisateurs à base de partis, de recettes sociales et économiques. Tout ceci appartient au contingent, non à l’essentiel. La mesure de ce qui peut être encore sauvé dépend, au contraire, de l’existence ou non d’hommes qui sont face à nous, non pour prêcher des formules, mais pour être des exemples, n’allant pas au devant de la démagogie, ni du matérialisme des masses, mais capables de réveiller des formes diverses de sensibilité et d’intérêt. En partant de ce qui peut encore subsister parmi les ruines, reconstruire lentement un homme nouveau pour l’animer au moyen d’un esprit déterminé et d’une vue adéquate de la vie, pour le fortifier au moyen d’une adhésion absolue à des principes donnés — tel est le vrai problème.
Quant à l’esprit, il existe quelque chose qui déjà peut servir de chemin aux forces de la résistance et du relèvement : c’est l’esprit légionnaire. C’est l’attitude de celui qui sut choisir la voie la plus dure, de celui qui sut combattre, même en sachant que la bataille était matériellement perdue, de celui qui sut éprouver les paroles de l’antique saga : “Fidélité est plus forte que feu”, à travers lesquelles s’affirma l’idée traditionnelle qui est le sens de l’honneur ou de la honte — non de petites mesures, tirées de petites morales — ce qui crée une différence substantielle, existentielle entre les êtres, presque comme entre une race et une autre race.
D’autre part, il y a la réalisation propre à ceux chez qui ce qui était une fin apparut désormais comme un moyen, l’admission en eux du caractère illusoire de mythes multiples, laissant intact ce qu’ils surent atteindre pour eux-mêmes, aux frontières sises entre vie et mort, au-delà du monde de la contingence.
Ces formes de l’esprit peuvent être les bases d’une nouvelle unité. L’essentiel est de les assumer, de les appliquer et de les étendre du temps de guerre au temps de paix, de cette paix surtout, qui est seulement une pause et un désordre mal contenu — pour que se détermine une discrimination et un nouveau front. Ceci doit survenir en termes bien plus essentiels que de “parti”, lequel ne peut être qu’un instrument contingent en vue de luttes politiques données ; en termes plus essentiels même que de simple “mouvement”, si, par “mouvement”, on entend seulement un phénomène de masse et d’agrégation, un phénomène plus quantitatif que qualitatif, davantage basé sur des facteurs émotifs que sur une sévère et claire adhésion à une idée. Il s’agit plutôt d’une révolution silencieuse, procédant en profondeur, que l’on doit favoriser, afin que soient d’abord créées, à l’intérieur et en chacun, les prémisses de cet ordre qui devra ensuite s’affirmer aussi à l’extérieur, en supplantant, rapide comme l’éclair, au juste moment, les formes et les forces d’un monde de subversion. Le “style”, qui doit acquérir tout son relief, est celui de qui se maintient sur les positions de fidélité à lui-même et à une idée, en une intensité recueillie, en une répulsion pour tous les compromis, en un total engagement que l’on doit manifester, non seulement dans la lutte politique, mais aussi en chaque expression de l’existence : dans les usines, dans les laboratoires, dans les universités, dans les rues, dans la vie personnelle elle-même et dans ses affections. On doit en venir au point que le type dont nous parlons et qui doit être impossible à confondre, différencié, et que l’on puisse se dire : “En voici un qui agit comme un homme du mouvement”.
Cette consigne, qui fut déjà celle des forces qui rêvèrent, pour l’Europe, d’un ordre nouveau, mais qui, en sa réalisation, fut souvent entravée et déviée par de multiples facteurs, doit être reprise aujourd’hui. Et aujourd’hui, somme toute, les conditions sont meilleures, parce que n’existent pas d’équivoques et qu’il suffit de regarder autour de soi, de la place publique jusqu’au Parlement, pour que les vocations soient mises à l’épreuve et que l’on ait, nette, la mesure de ce que nous ne devons pas être. Face à un monde d’ordure, dont le principe est : “Qui t’oblige à faire cela ? “, ou encore : “Avant tout, l’estomac, la peau, et puis la morale…”, ou encore : “Ces temps ne sont pas de ceux où l’on puisse se permettre le luxe d’avoir du caractère”, ou enfin : “J’ai une famille”, que l’on sache opposer un clair et ferme : “Nous, nous ne pouvons faire autrement. Ceci est notre voie. Ceci est notre être”. Ce qui de positif pourra être atteint, aujourd’hui ou demain, ne le sera pas à travers les habiletés des agitateurs et des politiciens, mais bien à travers le prestige naturel et la reconnaissance d’hommes, soit d’hier, soit, plus encore, de la génération nouvelle, pourvu qu’ils soient capables de telles choses et qu’en cela ils présentent une garantie pour leur idée.
Il s’agit donc d’une nouvelle substance qui doit prendre place selon une lente avancée par delà les cadres, les rangs et les positions sociales du passé. Il s’agit d’une figure nouvelle qu’il convient d’avoir sous les yeux, pour y mesurer notre propre force et notre propre vocation. Il est important, voire fondamental, de reconnaître précisément que cette figure n’a que faire avec les classes en tant que catégories économiques, ni avec les antagonismes qui s’y rapportent. Elle pourra se manifester sous les aspects du riche comme du pauvre, du travailleur comme de l’aristocrate, de l’entrepreneur comme de l’explorateur, du technicien, du théologien, de l’agriculteur, de l’homme politique au sens strict du terme. Mais cette substance nouvelle connaîtra une différenciation interne, laquelle sera parfaite lorsque, de nouveau, il n’y aura point de doute à propos des vocations et des fonctions de suivre et de commander, quand le symbole restauré d’une indiscutable autorité trônera au centre de nouvelles structures hiérarchiques.
Ceci définit une direction aussi antibourgeoise qu’antiprolétarienne, une direction totalement libérée des contaminations démocratiques et des coquecigrues “sociales”, parce que conduisant vers un monde clair, viril, articulé, fait d’hommes et de conducteurs d’hommes. Mépris pour le mythe bourgeois de la “sécurité”, de la petite vie standardisée, conformiste, routinière et “moralisée”. Mépris pour le lien anodin, propre à tout système collectiviste et mécaniste et à toutes les idéologies qui accordent à de confuses valeurs “sociales” la primauté sur les valeurs héroïques et spirituelles avec lesquelles doit se définir, pour nous, en tout domaine, le type de l’homme vrai, de la personne absolue. Alors quelque chose d’essentiel sera obtenu, lorsque se réveillera l’amour pour un style d’impersonnalité active, en face duquel ce qui compte est l’oeuvre et non l’individu, en face duquel on est capable de ne point se considérer soi-même comme quelque chose d’important, seules étant, au contraire, importantes la fonction, la responsabilité, la charge assumée, la fin poursuivie. Là où cet esprit s’affirmera, se simplifieront maints problèmes, même d’ordre économique et social, lesquels resteraient, au contraire, insolubles s’ils étaient affrontés du dehors, sans aller de pair avec un changement de facteurs spirituels et sans l’élimination d’infections idéologiques, qui déjà, au départ, portent préjudice à tout retour de la normalité, voire à la perception même de ce que signifie normalité.
Il est ensuite important, non seulement comme orientation doctrinale, mais aussi par rapport au monde de l’action, que les hommes du nouveau front reconnaissent avec exactitude l’enchaînement des causes et des effets, ainsi que la continuité essentielle du courant qui a donné la vie aux diverses formes politiques, actuellement en lice dans le chaos des partis. Libéralisme, puis démocratie, puis socialisme, puis radicalisme, enfin communisme et bolchevisme, ne sont historiquement apparus que comme des degrés d’un même mal, que comme des stades, dont chacun prépare le suivant, dans l’ensemble d’un processus de chute. Le début de ce processus se trouve au point où l’homme occidental rompit ses liens avec la tradition, méconnut tout symbole supérieur d’autorité et de souveraineté, revendiqua pour lui-même, en tant qu’individu, une liberté vaine et illusoire, devint un atome au lieu d’une partie consciente dans l’unité organique et hiérarchique d’un tout. A la fin, l’atome devait trouver contre lui la masse des autres atomes, des autres individus, et être emporté dans l’apparition du règne de la quantité, du nombre pur et simple, des masses matérialisées et n’ayant d’autre Dieu que l’économie souveraine. Dans un tel processus, on ne s’arrête pas à mi-chemin. Sans la Révolution française et le libéralisme, n’auraient pas eu lieu le constitutionnalisme, ni la démocratie ; sans la démocratie, n’auraient pas eu lieu le socialisme, ni le nationalisme démagogique ; sans la préparation du socialisme, n’auraient pas eu lieu le radicalisme, ni finalement le communisme. Le fait que ces diverses formes, aujourd’hui, se présentent souvent les unes à côté des autres, ou bien en antagonisme, ne doit pas empêcher de reconnaître, pour un oeil qui voit vraiment, qu’elles se tiennent l’une l’autre, s’enchaînent, se conditionnent mutuellement et expriment seulement les divers degrés d’un même courant, d’une même subversion de tout ordonnancement social, normal et légitime. Ainsi la grande illusion de nos jours est que démocratie et libéralisme soient l’antithèse du communisme et qu’ils aient le pouvoir d’endiguer la marée des forces d’en-bas, de ce qui, dans le jargon des syndicats, s’appelle le mouvement “progressiste”. Illusion : analogue à celle qui dirait que le crépuscule est l’antithèse de la nuit, que le début d’un mal est l’antithèse de sa forme aiguë et endémique, qu’un poison dilué est l’antidote du même poison à l’état pur et concentré. Les hommes de gouvernement n’ont rien appris de la plus récente histoire, dont les leçons se sont répétées partout jusqu’à la monotonie, et ils continuent leur jeu émouvant avec des conceptions politiques déchues et inanes, dans le carnaval parlementaire, devenu presque une danse macabre sur un volcan latent. Mais c’est à nous, au contraire, que doit être propre le courage du radicalisme, le non lancé à la décadence politique sous toutes ses formes, tant de gauche que d’une droite présumée. On doit, surtout, être conscient de ceci : à savoir que l’on ne pactise pas avec la subversion, qu’aujourd’hui faire des concessions signifie se condamner à être totalement englouti demain. Donc, intransigeance et promptitude à se porter en avant avec des forces pures, quand le juste moment sera arrivé.
Ceci implique aussi, naturellement, la résolution de se débarrasser de la distorsion idéologique, malheureusement diffuse aussi dans une partie de la jeunesse, par le truchement de laquelle on se concède des alibis pour les destructions déjà survenues, en s’illusionnant avec la pensée que, somme toute, elles étaient nécessaires et qu’elles serviront au “progrès” ; que l’on se doit de combattre pour quelque chose de “nouveau”, situé dans un avenir déterminé, et non pour des vérités que nous possédons déjà parce que, même sous des formes variées d’application, elles ont, toujours et partout, servi de base à tous les types supérieurs d’organisation sociale et politique. Que ces nuées soient repoussées ! Et que l’on oppose le rire à ceux qui nous accusent d’être “antihistoriques” et “réactionnaires”. L’Histoire, entité mystérieuse, écrite avec une majuscule, reste toujours sur le même plan de ce qui doit être combattu. Voici ce que nous devons affirmer : que tout ce qui est économique et intérêt économique, en tant que pure et simple satisfaction de besoins physiques, a eu, a et aura toujours une fonction subordonnée chez une humanité normale ; qu’au-delà de cette sphère doit se différencier un ordre de valeurs supérieures, politiques, spirituelles et héroïques, un ordre, qui —ainsi que nous l’avons déjà dit — ne connaît, et pas même n’admet, de “prolétaires” ou de “capitalistes”, et en fonction duquel, doivent être seulement définies les choses pour lesquelles il vaut de vivre et de mourir, doit s’établir une vraie hiérarchie, doivent se différencier de nouvelles dignités et, au sommet, doit trôner une fonction supérieure de commandement.
C’est ainsi qu’à cet égard, doivent être arrachées maintes mauvaises herbes qui ont pris racines çà et là. Qu’est-ce, en effet, que parler “d’Etat du travail”, de “socialisme national”, “d’humanisme du travail” et d’autres fredaines de ce genre ? Que sont donc ces propositions, plus ou moins déclarées, en faveur d’une involution de la politique dans l’économie, presque semblables aux tendances problématiques en direction d’un “corporatisme intégral” et, au fond, acéphale, qui, durant le fascisme, trouvèrent déjà, heureusement, la route barrée devant elles ? Qu’est-ce encore que prendre en considération la formule de la “socialisation” à la façon d’une sorte de panacée et hisser “l’idée sociale” au rang d’un symbole, lequel — on ne sait trop comment — devrait être au-delà tant de “l’Orient” que de “l’Occident” ?
Tels sont — il faut le reconnaître — les plans d’ombre qui sont présents en nombre d’esprits, lesquels toutefois à d’autres égards, se trouvent rangés sur notre front. Ces esprits estiment, de la sorte, être fidèles à une consigne “révolutionnaire”, alors qu’ils ne font qu’obéir à des suggestions plus fortes qu’eux et dont est saturé un milieu politique dégradé. Quand se rendra-t-on compte finalement de la vérité, à savoir que le marxisme n’apparut point parce qu’existe une réelle question sociale, mais que la question sociale naquit — en de très nombreux cas —uniquement du fait qu’existe un marxisme, autrement dit, artificiellement, quoiqu’en termes presque toujours insolubles, par les oeuvres d’agitateurs, des fameux “réveilleurs de la conscience de classe”, à propos desquels Lénine s’est exprimé fort clairement, lorsqu’il a réfuté le caractère spontané des mouvements révolutionnaires prolétariens ?
C’est en partant de cette prémisse qu’il conviendrait d’agir, avant tout dans le sens de la déprolétarisation idéologique, de la désinfection des parties encore saines du peuple, contaminées par le virus socialiste. C’est seulement alors que telle ou telle réforme pourra être étudiée et mise en acte sans péril, selon une vraie justice.
C’est ainsi qu’à titre de cas particulier, on verra selon quel esprit l’idée corporative peut être de nouveau une des bases de la reconstruction : corporatisme, non tellement comme système général de composition d’Etat, et presque bureaucratique, qui maintienne l’idée délétère de fronts opposés, mais bien comme l’exigence qu’à l’intérieur même de l’entreprise soit restaurée cette unité, cette solidarité de forces différenciées, que la prévarication capitaliste (avec l’apparition des substrats de type parasitaire, que sont le spéculateur et le capitaliste-financier), d’une part, et l’agitation marxiste, d’autre part, ont lésées et brisées. Il convient de conduire l’entreprise à la forme d’une unité presque militaire, en laquelle à l’esprit de responsabilité, à l’énergie et à la compétence de celui qui dirige, fassent pendant la solidarité et la fidélité des forces ouvrières, associées à lui dans la commune entreprise. Le but unique et véritable est donc de parvenir à la reconstruction organique de l’entreprise : pour y parvenir, il n’est point nécessaire de se servir de formules, visant à aduler, pour de basses fins propagandistes et électorales, l’esprit de sédition, travesti de “justice sociale”, des couches inférieures des masses. D’une manière générale, devrait être remis en usage le style même d’impersonnalité active, de dignité, de solidarité dans la production, qui fut le propre des antiques corporations artisanales et professionnelles. Le syndicalisme, avec sa “lutte” et ses authentiques chantages, dont les temps actuels ne nous offrent que trop d’exemples, doit être mis au ban. Mais, redisons-le, c’est en partant de l’intérieur que l’on parviendra à de tels résultats. L’important est que, contre toute forme de ressentiment et d’antagonisme social, chacun sache reconnaître et aimer sa propre place, conforme à sa propre nature, en reconnaissant aussi, de la sorte, les limites dans lesquelles il lui est licite de développer ses possibilités et de parvenir à sa propre perfection : car un artisan qui satisfait parfaitement à sa fonction, est indubitablement supérieur à un roi qui triche et qui n’est pas à la hauteur de sa dignité.
En particulier, on peut admettre un système de compétences techniques et de représentations corporatives, pour supplanter le parlementarisme des partis ; mais on doit tenir présent à l’esprit que les hiérarchies techniques, dans leur ensemble, ne peuvent signifier rien de plus qu’un degré dans la hiérarchie intégrale : elles concernent l’ordre des moyens, à subordonner à l’ordre des fins, auquel correspond seulement la partie proprement politique et spirituelle de l’Etat. Parler, au contraire, d’un “Etat du travail” ou de la production, revient à faire de la partie, le tout, revient à s’en tenir à ce qui peut correspondre à un organisme humain réduit à ses fonctions simplement physico-vitales. Ni une telle chose obtuse et sans lumière, ni l’idée “sociale” elle-même, ne peuvent être notre drapeau. La véritable antithèse à “l’Orient”, comme à “l’Occident”, n’est pas “l’idéal social”. Elle est, au contraire, l’idée hiérarchique intégrale. Quant à ce point, aucun doute n’est permis.
Si l’idéal d’une unité politique organique fut reconnu au cours de la période précédente, il convient de dénoncer les cas dans lesquels une telle exigence dévia et avorta presque, selon la direction erronée du totalitarisme. Ceci, une fois de plus, est un point qui doit être considéré comme clarté, afin que la différenciation des fronts soit précise et aussi pour que des armes ne soient point fournies à ceux qui veulent intentionnellement confondre les choses. La conception organique n’a rien à faire avec la sclérose idolâtrique de l’Etat ni avec une centralisation niveleuse. Quant aux particuliers, on ne parvient à un véritable dépassement, tant de l’individualisme que du collectivisme, qu’au seul moment où des hommes se trouvent en face d’autres hommes, en la diversité naturelle de leur être et de leur dignité. Quant à l’unité, qui doit, en général, empêcher toutes formes de dissociation et d’absolutisation du particulier, elle doit être essentiellement spirituelle, elle doit être celle d’une influence centrale, orientatrice d’une impulsion qui, selon les domaines, assume des formes très différenciées d’expression. Telle est la véritable essence de la conception “organique”, opposée aux rapports, rigides et extrinsèques, qui sont propres au “totalitarisme”. Dans un tel cadre, l’exigence de la dignité et de la liberté de la personne humaine, que le libéralisme ne sait concevoir qu’en termes individualistes, égalitaires et d’ordre privé, peut se réaliser intégralement. C’est en un tel esprit que les structures d’un nouvel ordonnancement politico-social sont à étudier, selon de solides et de claires articulations.
Mais de pareilles structures ont besoin d’un centre, d’un point suprême de référence. Un nouveau symbole de souveraineté et d’autorité est nécessaire. A cet égard, la consigne doit être précise et les tergiversations idéologiques ne peuvent être admises. Il est clair qu’ici on ne traite que de façon subordonnée ce qu’on appelle le problème institutionnel : il s’agit, avant tout, de ce qui est nécessaire pour un climat spécifique, pour le fluide qui doit animer tous les rapports de fidélité, d’attachement, de dévouement, d’action non individuelle, afin que la grisaille, le caractère mécanique et l’obliquité du monde politico-social actuel soient vraiment dépassés. Ici, aujourd’hui, tout finira en des impasses si personne, au sommet, n’est capable d’une sorte d’ascèse de l’idée pure. Les tragiques contingences d’hier, chez beaucoup, portent préjudice à la claire perception de la direction juste. Nous ne pouvons que reconnaître l’inopportunité de la solution monarchique, lorsque l’on a en vue ceux qui ne savent, aujourd’hui, que défendre un résidu d’idées, un symbole vide et dévirilisé tel que celui de la monarchie constitutionnelle parlementaire. Mais, d’une manière tout aussi énergique, on doit déclarer l’incompatibilité de l’idée républicaine. Etre, d’un côté, antidémocrate, et, de l’autre, défendre l’idée républicaine, est une absurdité presque tangible : la république (nous parlons ici des républiques modernes, car les républiques antiques furent des aristocraties — comme à Rome — ou des oligarchies présentant souvent un caractère de tyrannie) appartient essentiellement au monde qui reçut la vie à travers le jacobinisme et la subversion antitraditionnelle et antihiérarchique du XIXe siècle. Qu’à un tel monde, qui n’est pas le nôtre, elle soit laissée. En principe, une nation autrefois monarchique qui devient une république, ne peut être considérée que comme une nation “déclassée”.
Il faut donc s’en tenir uniquement à une doctrine de l’Etat ayant pour base un principe supérieur, “transcendant” en un certain sens l’autorité, sans accepter de descendre de niveau et sans faire le jeu d’aucun groupe. La concrétisation du symbole peut être laissée à l’indétermination et renvoyée à plus tard : la tâche essentielle, pour le moment, est de préparer silencieusement le milieu spirituel adéquat, afin que ce symbole d’une intangible autorité supérieure soit perçu et qu’il puisse recouvrir la plénitude de sa signification : à laquelle ne saurait correspondre la stature de quelque révocable “président” de république, et pas même celle d’un tribun ou d’un chef du peuple, détenteur d’un simple pouvoir individuel, informe et vide de tout charisme supérieur, s’appuyant, au contraire, sur le prestige précaire qu’il exerce sur les forces irrationnelles des masses. Il s’agit de ce que certains ont dénommé le “bonapartisme” et que Michels et Burham ont justement identifié en sa signification, non d’antithèse à la démocratie démagogique ou “populaire”, mais comme sa conclusion logique : une des apparitions obscures, dans Le déclin de l’Occident de Spengler. Voici une nouvelle pierre de touche : la sensibilité à l’égard de tout ceci. Déjà un Carlyle avait parlé “du monde des domestiques qui veut être gouverné par un pseudo-héros” — non par un seigneur.
Dans un ordre analogue d’idées, il importe de préciser un autre point. Il s’agit de la position qu’il convient de prendre à l’égard du nationalisme et de l’idée générale de patrie. Ceci est d’autant plus opportun qu’aujourd’hui maints esprits, cherchant à sauver ce qui peut encore l’être, voudraient restaurer une conception sentimentale et, en même temps, naturaliste de la nation : ce qui est une notion étrangère à la plus haute tradition politique européenne et ne se concilie que bien peu avec l’idée même d’Etat telle qu’elle vient d’être exposée. En allant jusqu’à faire abstraction du fait que l’on voit l’idée de patrie emphatiquement et hypocritement invoquée par les partis les plus opposés, et même par les représentants de la subversion rouge, cette conception, présentement, n’est déjà plus à la hauteur des temps, parce que, d’une part, on assiste à la formation de grands blocs supranationaux, et que, d’autre part, il apparaît toujours plus nécessaire de trouver un point de référence européen, capable d’aboutir à l’unité au-delà des inévitables particularismes qui restent liés à l’idée naturaliste de la nation et, plus encore, au “nationalisme”. Mais la question de principe est la plus essentielle. Le plan politique, en tant que tel, est celui d’unités supérieures par rapport aux unités qui se définissent en termes naturalistes, comme le sont celles correspondant aux notions générales de nation, de patrie et de peuple. Sur ce plan supérieur, ce qui unit et ce qui divise, c’est l’idée, une idée incarnée par une élite déterminée, et qui tend à se concrétiser dans l’Etat. Voici pourquoi la doctrine fasciste — qui, en ceci, resta fidèle à la meilleure tradition politique européenne —donna à “l’Idée” et à “l’Etat” la primauté sur la “nation” et le “peuple”, et entendit que “nation” et “peuple” fussent, seulement dans “l’Etat”, en mesure d’acquérir une signification et une forme, et de participer alors à un degré supérieur d’existence. C’est précisément en des périodes de crise comme la nôtre qu’il importe de s’en tenir fermement à cette doctrine. C’est dans l’Idée qu’il sied de reconnaître notre véritable patrie. Non le fait d’être d’une même terre ou d’une même langue, mais le fait d’être de la même idée : voici ce qui compte aujourd’hui. Là est la base, là se trouve le point de départ. A l’unité collectiviste de la nation — celle des “enfants de la patrie” — telle qu’elle a toujours prédominé depuis la révolution jacobine jusqu’à nos jours, nous autres, en tout cas, nous opposons quelque chose qui ressemble à un Ordre, en hommes fidèles à des principes, en témoins d’une autorité et d’une légitimité supérieures procédant précisément de l’Idée. Pour autant qu’aujourd’hui, à de fins pratiques, il soit souhaitable d’en venir à une nouvelle solidarité nationale, en prenant garde de ne céder à aucune compromission, la première chose à faire pour y parvenir, sans laquelle tout résultat serait illusoire, consiste à favoriser la mise en forme d’un rassemblement défini par l’Idée — en tant qu’idée politique et conception de vie. En vérité, il n’existe pas d’autre voie à l’heure présente : il faut que, parmi les ruines, se rénove le processus des origines, celui qui, en fonction des élites et du symbole de souveraineté ou d’autorité, fit un les peuples dans les grands Etats traditionnels, à la manière de formes surgissant de l’informe. Ne pas avoir l’entendement de ce réalisme de l’Idée signifie s’en tenir à un plan, somme toute, infra-politique : celui du naturalisme et du sentimentalisme, pour ne pas dire de la rhétorique patriotarde. Idée, Ordre, élite, Etat, hommes de l’Ordre — qu’en de tels termes soient maintenus les rangs, tant qu’il sera possible.
Il convient de dire aussi quelques mots à propos de la culture. Mais avec mesure. Nous autres, en effet, nous ne surévaluons point la culture. Ce que nous appelons “vision du monde” ne se base pas sur les livres ; il s’agit d’une forme intérieure qui peut être plus précise chez une personne sans culture particulière que chez un “intellectuel” et un écrivain. Parmi les néfastes effets de la “libre culture” à la portée de tous, on doit inscrire le fait que l’individu est livré à des influx de tout genre, même s’il n’est pas capable de réagir en face d’eux, de discriminer et de juger avec rectitude.
Mais nous n’insisterons davantage sur ce point, sinon pour relever que, dans l’état actuel des choses, existent des courants spécifiques contre lesquels la jeunesse d’aujourd’hui doit se défendre intérieurement. Nous avons parlé, en premier lieu, d’un style de droiture, de bonne tenue intérieure. Ce style implique un juste savoir, et les jeunes, en particulier, doivent se rendre compte de l’intoxication que provoquent, au sein de toute une génération, les variétés concordantes d’une vision déformée et fausse de la vie, lesquelles se sont répercutées sur les forces intérieures. Sous l’une ou l’autre forme, ces toxines continuent à agir dans la culture, dans la science, dans la sociologie, dans la littérature, comme autant de foyers d’infection qui doivent être isolés et frappés. En dehors du matérialisme historique et de l’économisme, dont nous avons déjà parlé, les principaux de ces foyers sont constitués par le darwinisme, la psychanalyse et l’existentialisme.
Contre le darwinisme, il convient de revendiquer la dignité fondamentale de la personne humaine en reconnaissant son vrai lieu, qui n’est pas celui d’une espèce animale particulière, plus ou moins évoluée, entre tant d’autres, espèce qui se serait différenciée par “sélection naturelle” et toujours liée à des origines bestiales et primitives, mais qui est virtuellement capable de l’élever au-delà du plan biologique. Si l’on ne parle plus tellement de darwinisme, aujourd’hui, il n’en reste pas moins que sa substance demeure. Le mythe biologique darwinien, en telle ou telle autre variante, prend une valeur précise de dogme, défendu par les anathèmes de la “science”, dans le matérialisme, qu’il soit aussi bien celui de la civilisation marxiste que celui de la civilisation américaine. L’homme moderne s’est accoutumé à cette conception dégradée, s’y reconnaît désormais tranquillement, la trouve naturelle.
Contre la psychanalyse doit prévaloir l’idéal d’un “moi”, qui n’abdique pas, qui entend rester conscient, autonome et souverain, en face de la partie nocturne et souterraine de son âme et du démon de la sexualité ; qui ne se sent, ni “refoulé”, ni ses facultés orientées par une signification supérieure des modes de vie et d’action. Une convergence évidente peut être signalée : la négation du principe conscient de la personne, le relief donné au subconscient, à l’irrationnel, à “l’inconscient collectif” et autres nuées, par la psychanalyse et par les écoles assorties, correspondent exactement, dans l’individu, à tout ce que le mouvement vers le bas, la subversion, la substitution révolutionnaire du supérieur par l’inférieur et le mépris à l’égard de tous les principes d’autorité, représentent dans le monde moderne, social et historique. Sur deux plans différents, la même tendance agit, et les deux effets ne peuvent pas ne pas s’intégrer réciproquement.
Quant à l’existentialisme, en dehors de ce qui se trouve, en lui, de philosophie proprement dite — une philosophie confuse —laquelle, jusqu’à hier, relevait de cercles fort restreints de spécialistes, il convient d’y reconnaître l’état d’esprit d’une crise devenue système, et adulée comme telle, la vérité d’un type humain divisé et contradictoire, subissant, comme une angoisse, un sort tragique et une absurdité, une liberté par laquelle il ne se sent pas élevé, devant laquelle il se sent plutôt sans issue et sans responsabilité, condamné au sein d’un monde privé de valeur et de signification. Tout ceci, alors que le meilleur Nietzsche avait déjà indiqué une voie pour retrouver un sens de l’existence et se donner à soi-même une loi et une valeur intangible, même en face d’un nihilisme radical, sous le signe d’un existentialisme positif et, selon son expression, de “nature noble”.
Telles sont les lignes de dépassements qui ne doivent pas être intellectualisés, mais vécus, réalisés en leur signification directe pour la vie intérieure et pour la conduite personnelle. Il est impossible de se relever tant que l’on reste, de quelque façon, sous l’influence de pareilles formes d’une pensée faussée et dévoyée. Une fois désintoxiqué, il est possible de parvenir à la clarté, à la droiture, à la force.
Dans la zone située entre culture et usages, il sera bon de préciser ultérieurement une attitude. Le communisme a lancé le mot d’ordre de l’antibourgeoisie, qui a été repris aussi, dans le domaine de la culture, par certains milieux intellectuels “engagés”. Il s’agit là d’un point à propos duquel il convient d’y voir bien clair. De même que la société bourgeoise est quelque chose d’intermédiaire, il existe de même une double possibilité de surpasser la bourgeoisie, de dire non au type bourgeois, à la civilisation bourgeoise, à l’esprit bourgeois et aux valeurs bourgeoises. La première possibilité correspond à la direction conduisant plus bas encore, c’est-à-dire vers une humanité collectivisée et matérialisée avec son “réalisme” d’extraction marxiste : valeurs sociales et prolétariennes contre le “décadentisme bourgeois” et “capitaliste”. Mais la seconde possibilité est la direction de celui qui combat la bourgeoisie pour s’élever effectivement au-dessus d’elle. Les hommes du nouveau front seront, oui ! antibourgeois, mais sur la base de la conception supérieure, héroïque et aristocratique, de l’existence que nous avons définie. Ils seront antibourgeois parce qu’ils dédaignent la vie commode ; antibourgeois parce qu’ils suivront, non point ceux qui promettent des avantages matériels, mais ceux qui exigent tout d’eux-mêmes ; antibourgeois, enfin, parce qu’ils n’ont pas la préoccupation de la sécurité, mais qu’ils aiment une union essentielle entre vie et risque, sur tous les plans, en faisant leur l’inexorabilité de l’idée nue et de l’action précise. Un autre aspect encore, par lequel l’homme nouveau, substance cellulaire du mouvement de réveil, sera antibourgeois et se différenciera de la génération précédente, sera constitué par son intolérance à l’égard de toutes les formes de rhétorique et de faux idéalisme, envers toutes les grandes paroles, écrites avec la majuscule, envers tout ce qui n’est que gesticulation, phrases à effet et mise en scène. Souci de l’essentiel, au contraire, nouveau réalisme dans l’art de se mesurer exactement avec les problèmes qui s’imposeront, volonté de faire en sorte que vaille, non l’apparence, mais l‘être, non le bavardage, mais bien plutôt la réalisation silencieuse et exacte, en syntonie avec les forces qui se trouvent dans la même direction et en adhésion avec le commandement qui vient d’en-haut.
Celui qui, contre les forces de gauche, ne sait réagir qu’au nom des idoles, du style de vie et des médiocres moralités conformiste du monde bourgeois, a déjà perdu d’avance la bataille. Là n’est pas ce qui convient à l’homme qui se tient debout après avoir traversé le feu purificateur de destructions extérieures et intérieures. Un tel homme, de même que, politiquement, il n’est pas l’instrument d’une pseudo-réaction bourgeoise, de même, en général, il reprend des forces et des idéaux antérieurs et supérieurs au monde bourgeois et à l’ère économique, et c’est avec eux qu’il crée les lignes de défense et consolide les positions d’où, au moment opportun fulgurera l’action de la reconstruction.
Considérons un dernier point : celui des rapports avec la religion dominante. Il n’est pas douteux qu’un facteur “religieux” est nécessaire comme arrière-fond pour une vraie conception héroïque de la vie, telle qu’elle doit être essentielle pour notre front. Il importe de percevoir en soi-même l’évidence qu’au-delà de cette vie terrestre existe une vie plus haute, car seul celui qui le perçoit, possède une force infrangible et inébranlable, et lui seul sera capable d’un élan absolu — alors que, si fait défaut une telle sensation, défier la mort et ne tenir nul compte de sa propre vie n’est possible qu’en des moments sporadiques d’exaltation ou lors du déchaînement de forces irrationnelles : il n’y a pas de discipline qui puisse se justifier chez l’individu, avec une signification supérieure et autonome. Mais cette spiritualité, qui doit être vivante parmi les nôtres, n’a pas besoin de formulations dogmatiques obligatoires, ni d’une confession religieuse donnée. Quoi qu’il en soit, le style de vie qu’il sied d’en tirer n’est pas celui du moralisme catholique, lequel ne vise, tout au plus, qu’à un “vertuisme” domestiqué de l’animal humain. Politiquement, cette spiritualité ne peut pas ne pas nourrir la plus grande défiance à l’égard de tout ce qui ressemble à l’humanitarisme, à l’égalitarisme, au principe de l’amour, qui font partie intégrante de la conception chrétienne, en lieu et place de l’honneur et de la justice. Certes, si le catholicisme était capable de faire sienne la ligne d’une haute ascèse et, précisément sur cette base, presque à la manière d’une renaissance de l’esprit qui présida au meilleur Moyen Age avec ses croisades, s’il était capable de faire de la foi l’âme d’un bloc armé de forces, presque à la manière d’un nouvel Ordre Templier, compact et inexorable contre les courants du chaos, de l’abdication, de la subversion et du matérialisme pratique du monde moderne — certes ! en un tel cas, et même dans le cas où il ne s’en tiendrait fermement, comme minimum, qu’aux positions du Syllabus, il ne pourrait exister, pour notre choix, un seul instant de doute. Mais, au train où vont les choses, c’est-à-dire vu le niveau médiocre et, au fond, bourgeois et paroissial auquel est aujourd’hui pratiquement descendu tout ce qui est religion confessionnelle, et vu la régression moderniste, avec la croissante “ouverture à gauche” de l’Eglise post-conciliaire de la “mise à jour”, à l’usage de nos hommes pourra suffire la pure référence à l’esprit, en tant qu’évidence d’une réalité transcendante à invoquer pour greffer en nos forces une autre force, pour pressentir que notre lutte n’est pas seulement une lutte politique, et pour attirer une invisible consécration sur un nouveau monde d’hommes et de chefs d’hommes.
Telles sont quelques-unes des orientations essentielles pour la bataille à mener, essentiellement écrites à l’usage de la jeunesse, afin qu’elle reprenne le flambeau et le mot d’ordre, des mains de qui n’est pas tombé, en tirant leçon des erreurs du passé, en sachant bien discriminer et revoir tout ce qu’elle a ressenti et qu’elle ressent encore, aujourd’hui, de situations contingentes.
L’essentiel est de ne point descendre au niveau des adversaires ; de ne pas se réduire à agiter de simples consignes ; de ne pas insister outre mesure sur ce qui, étant d’hier, même s’il est digne d’être remémoré, ne possède pas une valeur actuelle et impersonnelle d’idée-force ; de ne pas céder aux suggestions du faux réalisme politicien, tare de tous les “partis”. Certes oui ! il est nécessaire que nos forces agissent aussi dans le corps-à-corps de la lutte politique, afin de se créer tout l’espace possible au sein de la situation actuelle et de contenir l’assaut, sinon presque sans réplique, des forces de gauche. Mais, en dehors de ceci, il est important, il est essentiel que se constitue une élite, laquelle, en une intensité recueillie, définisse, selon une rigueur intellectuelle et une intransigeance absolues, l’idée en fonction de laquelle on a le devoir d’être unis, et il est essentiellement important que cette élite proclame surtout une telle idée dans la forme de l’homme nouveau, de l’homme qui ne se courbe pas, de l’homme qui se tient droit parmi les ruines. S’il nous est donné de franchir cette période de crise et d’ordre vacillant et illusoire, c’est à cet homme, et à lui seul, qu’appartiendra l’avenir. Mais quand bien même le destin que le monde moderne s’est créé et qui maintenant l’entraîne au gouffre, ne pourrait être endigué, grâce à de telles prémisses, les positions intérieures seront maintenues : quoi qu’il puisse advenir, ce qui pourra être fait sera fait, et nous appartiendrons toujours à cette patrie, qui, par nul ennemi, ne pourra jamais être ni occupée, ni détruite.
Julius EVOLA (1898-1974)
Traduit de l’italien par Pierre PASCAL et paru initialement en 1950.
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