Les réseaux sociaux constituent une sorte de nouvelle frontière dans le domaine de l’internet. Les entreprises privées multinationales (telles que Twitter, Facebook et d’autres) ont aujourd’hui une influence considérable sur les élections, car elles fournissent des plateformes pour les discours et la publicité politique, mais aussi parce qu’elles ont le pouvoir de propulser ou de neutraliser certains acteurs.
Le cas de l’ancien président américain Donald Trump et du réseau social Parler est très intéressant.
Lundi, Twitter a intenté une action en justice contre le procureur général du Texas, Ken Paxton. L’entreprise affirme que M. Paxton a utilisé son statut pour exercer des représailles contre Twitter à des fins politiques. Quelques jours après l’émeute du Capitole (en janvier, en marge des élections américaines, un groupe de partisans de Donald Trump a occupé le Congrès américain), Twitter a interdit de manière permanente le compte de Donald Trump.
De nombreux partisans de Trump se sont alors tournés vers Parler, un réseau social plus petit qui compte une importante base d’utilisateurs conservateurs. Ensuite, Google, Amazon et Apple ont tous bloqué Parler dans ce qui semblait être un effort coordonné pour neutraliser l’ancien président.
M. Paxton a donc annoncé l’ouverture d’une enquête sur ces quatre grandes entreprises technologiques concernant leur politique de modération du contenu. Il a demandé à ce que plusieurs documents internes relatifs à ce sujet soient rendus publics.
BREAKING: Today I launched an investigation into @Google @Facebook @Twitter @amazon & @Apple investigating their policies & practices regarding content moderation and for information related to Parler, a social media app terminated or blocked. https://t.co/yKjetiMGSX
— Attorney General Ken Paxton (@KenPaxtonTX) January 14, 2021
Les réseaux sociaux deviennent de plus en plus une sorte de nouvelle Agora – encore plus aujourd’hui où tant de choses se font à distance, à l’heure des pandémies et de la distanciation sociale. Les gens ordinaires annoncent leur récent mariage à leurs partisans et les présidents, les premiers ministres et les procureurs généraux annoncent leurs prochaines actions aux masses populaires. Désormais, si ces annonces n’ont pas lieu sur Twitter, Youtube ou d’autres plateformes de ce type, elles risquent de rester invisibles. Être banni des grandes plateformes prend alors la forme d’un effacement de la vie publique.
Sur les réseaux sociaux, des appels sont fréquemment lancés en faveur de l’effacement d’un certain nombre de personnalités, ce qui équivaut à une nouvelle forme d’ostracisme social. On peut s’attirer les foudres des « effaceurs » en heurtant certaines sensibilités occidentales progressistes contemporaines, par exemple en affirmant que le sexe biologique existe aussi et pas seulement le genre social (comme ce fut le cas pour l’écrivain J. K. Rowling).
On a beaucoup écrit sur cette cancel-culture. Ce qu’il faut aussi discuter, c’est que de telles condamnations, pour être efficaces, dépendent largement de la magie des algorithmes, et du caractère fortuit d’un certain post qui devient viral. Elles dépendent des plateformes et des réseaux sociaux, ainsi que de la réaction d’autres entreprises et sponsors qui cherchent à éviter la mauvaise presse. Il s’agit d’un tribunal d’opinion publique sans droit d’audition préalable et dont la dynamique est régie par le feu de l’action. Et ces processus peuvent avoir un impact sur les élections, sur la diplomatie et bien plus encore.
Dans le cas de la cancel-culture, certaines nouvelles tendances culturelles et politiques recoupent et interagissent largement avec les politiques des entreprises privées qui sont devenues elles-mêmes une grande partie du tissu social en Occident. La promotion de la tolérance à l’égard des personnes transgenres fait partie de l’agenda, mais la russophobie, la sinophobie et la promotion des « interventions humanitaires » font souvent aussi partie du lot. Par exemple, Facebook a bloqué plusieurs articles d’agences de presse russes concernant l’arrestation de nationalistes ukrainiens de MKU (une organisation de jeunesse ukrainienne). Apparemment, il y a eu une controverse sur leur appartenance ou non à cette organisation. Les articles ont donc rapidement été qualifiés de « propagande russe ».
Par ailleurs, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la guerre de l’information en cours, comme nous avons pu le constater lors des printemps arabes, en Ukraine en 2014 ou plus récemment en Biélorussie. En 2016, un document de l’OTAN sur les communications stratégiques (STRATCOM) intitulé « Social Media as a Tool of Hybrid Warfare » attirait déjà l’attention sur la militarisation de ces plateformes.
L’environnement en ligne est devenu un champ de bataille pour les récits concurrents et les acteurs étatiques et non étatiques qui les soutiennent. Le fait même de qualifier certains récits de « fake news » ou de « théories du complot » (par différents acteurs) fait souvent partie de la guerre de l’information dans le cadre de la poursuite du soft power. Cependant, ce type de conflit se déroule principalement dans des environnements privatisés – ce qui signifie qu’une poignée d’entreprises peuvent fixer les limites et créer les règles. Il s’agit d’un processus complexe, avec de nombreuses zones d’ombre.
Un autre problème est que l’internet est un environnement largement non réglementé et il est peu probable qu’il le reste trop longtemps, étant donné que des groupes terroristes tels que l’Etat Islamique utilisent également les réseaux sociaux pour diffuser leur message et que la cybersécurité pourrait se mêler à la sécurité nationale (d’où la controverse aux USA autour de l’application TikTok).
La modération du contenu et les sanctions qui sont actuellement appliquées par les politiques des entreprises privées pourraient donc devenir l’objet d’agences de régulation – voire d’agences transnationales au sein de blocs tels que l’Union européenne et d’autres blocs qui pourraient développer de tels organes. Ce processus législatif deviendra lui aussi une sorte d’arène. Facebook lui-même a présenté une proposition (dans un livre blanc en juillet 2020) pour « aider » les législateurs du monde entier à rédiger des règles de confidentialité, les rédigeant ainsi avec les parlements.
Nous devons en tout cas nous attendre à ce que les gouvernements et les acteurs étatiques s’impliquent de plus en plus. Les pays à rebours d’une tentative d’hégémonie mondiale vont de plus en plus promouvoir leurs propres réseaux sociaux et des alternatives similaires (par le biais de partenariats public-privé ou d’autres arrangements) afin de contrer une sorte de monopole à l’ère de la guerre de l’information.
Uriel Araujo (via Infobrics, traduction breizh-info.com)
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