Tensions en Irlande du Nord. Pour Pierre Joannon « Si quelqu’un a joué avec le feu, c’est le Premier ministre britannique David Cameron en ouvrant la boite de Pandore du Brexit » [Interview]

Historien spécialiste de l’Irlande, Pierre Joannon a publié une douzaine d’ouvrages dont une Histoire de l’Irlande et des Irlandais (Perrin, 2006 et 2009) et des biographies de Michael Collins, de W.B. Yeats et de John Hume. Alors que la situation semble se tendre sérieusement en Irlande du Nord, entre conséquences du Brexit, procotole et menaces des loyalistes de sortir des accords du Vendredi Saint, nous avons interrogé ce spécialiste pour faire le point.

Breizh-info : Que vous inspirent les déclarations des organisations paramilitaires loyalistes d’Irlande du Nord annonçant qu’elles se retiraient de l’Accord de Paix du Vendredi Saint ?

Pierre Joannon : Un sentiment de déjà-vu. Ce n’est pas la première fois que les factions loyalistes menacent d’en venir aux dernières extrémités.

Rappelez-vous, ce fut le cas en 1972 lorsque le parlement d’Irlande du Nord fut suspendu, en 1974 après que l’ accord de Sunningdale ait institué le partage du pouvoir entre unionistes protestants et nationalistes catholiques, en 1985 lorsque Margaret Thatcher et Garret FitzGerald signèrent l’Accord Anglo-Irlandais de Hillsborough, en 1993 lorsque la Déclaration de Downing Street exposa que le gouvernement britannique n’avait plus d’intérêt stratégique et économique en Irlande du Nord, et depuis le milieu des années 1990 lors des affrontements récurrents de Drumcree à la suite de l’interdiction faite aux orangistes de défiler dans les quartiers catholiques. Aujourd’hui, le problème est de savoir si Boris Johnson réagira avec la pusillanimité d’Harold Wilson en 1974 ou avec la fermeté de Margaret Thatcher en 1985.

Au surplus, je ne vois pas très bien ce que signifie le « retrait » des loyalistes de l’Accord du Vendredi Saint qui a été approuvé par référendum par 71% des électeurs nord-irlandais (avec un taux de participation au scrutin de 81%).

Breizh-info : Mais existe-t-il un risque de retour à la violence ?

Pierre Joannon : Dans une province aussi meurtrie et divisée que l’Irlande du Nord où subsistent encore des groupuscules armés toujours exposés à la tentation de faire parler la poudre, on ne peut l’exclure tout à fait. Mais, j’observe  que Simon Byrne, le chef de la police nord-irlandaise (PSNI), a récemment déclaré qu’il ne croyait pas à un retour à la violence malgré la virulence des prises de position, des slogans, des campagnes d’affichage et des articles de presse. Les groupements loyalistes ont d’ailleurs pris soin de préciser que leur opposition déterminée au Protocole sur l’Irlande serait « pacifique et démocratique ». Au demeurant, il faut bien voir que la période ne se prête guère aux débordements incontrôlés.

En ces temps  de pandémie aigüe,  il n’est pas certain que la population verrait d’un bon œil un retour aux affrontements du passé. Vis-à-vis de Londres, le Democratic Unionist Party (DUP) d’Arlene Foster a perdu tout moyen de pression sur le gouvernement britannique, et les loyalistes ont peu de relais en Grande-Bretagne, d’autant que plusieurs sondages ont révélé qu’une majorité de Britanniques se disent indifférents au maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni. Sur le plan intérieur,  unionistes et nationalistes sont au coude à coude et 6 à 10% des électeurs ne s’identifient plus aux formations politico-confessionnelles traditionnelles. Enfin, sur le plan international, l’accession à la Maison Blanche d’un président américano-irlandais catholique qui fut naguère membre du lobby américano-irlandais impliqué dans le soutien au processus de paix en Irlande du Nord, devrait faire réfléchir les têtes brûlées loyalistes, d’autant que Joe Biden a déclaré sans équivoque qu’il ne tolèrerait aucune atteinte à l’intégrité de l’Accord de Paix du Vendredi Saint. 

Breizh-info : L’Union européenne ne joue-t-elle pas avec le feu en Irlande avec cette question de frontière qui ne plaît ni aux Irlandais de façon terrestre, ni aux unionistes nord-irlandais de façon maritime ?

Pierre Joannon : Si quelqu’un a joué avec le feu, c’est le Premier ministre britannique David Cameron en ouvrant la boite de Pandore du Brexit. Car c’est moins le Protocole que le Brexit lui-même qui a reconstitué des barrières entre le Royaume-Uni et l’Europe, et entre Londres, Belfast et Dublin. Il y avait une alternative au Protocole, c’était le backstop défendu par Teresa May, mais ni le DUP, ni les loyalistes, ni Boris Johnson n’en voulaient.

Or il n’y a pas quarante-six solutions pour que soient remplies les trois conditions impératives qui se sont imposées avec force aux négociateurs britanniques et européens : le maintien de l’intégrité du marché unique et de l’union douanière européens, le Brexit permettant au Royaume-Uni de sortir de l’un et de l’autre, et la nécessité de ne pas rétablir de « frontière physique » entre les deux Irlande conformément aux dispositions de l’Accord du Vendredi Saint. « Si le Protocole était amendé ou supprimé, a déclaré  récemment l’ancien Premier ministre Tony Blair, il faudrait le réinventer ». David Trimble, l’ancien négociateur unioniste de l’Accord du Vendredi Saint et ex-Premier ministre d’Irlande du Nord a soutenu que le Protocole sur l’Irlande violait le premier article de l’Accord de paix de 1998, lequel stipule que « l’Irlande du Nord dans son intégralité continue de faire partie du Royaume-Uni et ne pourra cesser d’en faire partie sans le consentement d’une majorité du peuple d’Irlande du Nord consulté à cet effet par référendum ».

Outre que ce droit de faire sécession démontre que la province jouit d’un statut hors norme par rapport au reste du Royaume-Uni qui n’est pas le fait de Bruxelles, David Trimble omet de signaler que ce n’est pas le Protocole qui a violé le principe du consentement, c’est le Brexit puisqu’aussi bien 56% des électeurs nord-irlandais ont voté pour continuer de faire partie de l’Union Européenne. Londres n’en a tenu aucun compte et les unionistes ont feint d’oublier cette réalité qui les a pris à rebrousse-poil. Résumons-nous : la réaction des unionistes et des loyalistes, aujourd’hui comme hier, est un problème qui concerne Londres et Londres uniquement. Les attaques contre la Commission de Bruxelles ne sont qu’une diversion.

Breizh-info : Quelles perspectives vous semblent inévitables en Irlande ? Une Irlande réunifiée avec une large autonomie pour les unionistes au Nord est-elle envisageable ?

Pierre Joannon : Je serai tenté de vous répondre en citant John Pentland Mahaffy, le tuteur d’Oscar Wilde à Trinity College : « En Irlande, l’inévitable n’arrive jamais et l’imprévu survient toujours ». On peut faire des plans sur la comète, soutenir que la réunification de l’Irlande est pour demain ou qu’elle n’aura pas lieu, mais ce qui est certain c’est que les appels réitérés du Sinn Fein en faveur de l’organisation à bref délai d’un référendum sur la frontière contribuent à enflammer les esprits en Irlande du Nord. Je suis intimement convaincu que la colère des unionistes et des loyalistes se nourrit davantage des incessantes et tapageuses spéculations sur la réunification que des difficultés d’approvisionnement dans les supermarchés ou des contrôles bureaucratiques à l’entrée des marchandises britanniques en Irlande du Nord.

Le Sinn Fein qui se garde bien de balayer devant sa porte ne cherche pas à construire un modus vivendi avec les unionistes et les loyalistes, il ne fait que jeter de l’huile sur le feu en parlant de réunification à tout bout de champ. C’est purement et simplement de la provocation. On voudrait déstabiliser la province qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Moins on parlera de réunification prochaine et moins on exigera de « Border poll » et mieux cela vaudra pour calmer les esprits et faciliter la réconciliation des communautés antagonistes en Irlande du Nord.

Le gouvernement de Dublin l’a bien compris : il a créé une cellule de réflexion intégrée au cabinet du Premier ministre à l’effet de rechercher « un consensus sur une union de l’île », et non sur les conditions d’une réunification hic et nunc. Cette cellule de réflexion borne ses ambitions à « examiner les conditions politiques, sociales, économiques et culturelles qui détermineront un avenir dans lequel toutes les traditions se respecteront mutuellement ». Cette initiative vise à calmer le jeu, à apaiser les esprits et à faire disparaître les tensions inter-communautaires. Avant d’envisager un référendum sur la frontière, et pour ne pas mettre la charrue avant les bœufs, il sera en effet primordial de stabiliser les institutions de l’Irlande du Nord et de pousser les feux de cette réconciliation entre nationalistes et unionistes qui se fait toujours cruellement attendre. À quoi rimerait de vouloir marier le Nord et le Sud si, en Irlande du Nord, le tribalisme communautaire n’a pas encore rendu gorge ? Vouloir effacer totalement la frontière entre les deux Irlande n’a de sens que si l’on fait d’abord tomber les cent « peace walls », ces murs et ces barbelés de la honte qui séparent, aujourd’hui encore, les quartiers catholiques des quartiers protestants en Irlande du Nord. Une Irlande unie viable suppose une Irlande du Nord pacifiée où règne une cohabitation apaisée. On en est encore loin. 

Breizh-info : L’évolution démographiques qui voit les protestants en passe d’être dépassés par les catholiques n’aggrave-t-elle pas leur peur de disparaître et la tentation des plus radicaux d’entre eux de recourir à la violence pour rétablir leur hégémonie menacée ?

Pierre Joannon : Au dernier recensement de 2011, les protestants représentaient 48 % de la population nord-irlandaise et les catholiques 45 %. Nombreux sont ceux qui estiment que le nombre des catholiques sera, au prochain recensement de 2021, supérieur au nombre des protestants. Il faut néanmoins rester très prudent. Rien ne prouve que le taux de fertilité des catholiques ne va pas, dans l’avenir, se stabiliser ou décroître. Et surtout, il serait fallacieux de tirer des conséquences politiques de la rupture d’équilibre démographique entre les deux grandes familles confessionnelles. Traditionnellement, un tiers des catholiques votent en faveur du maintien de l’Irlande du Nord dans le giron du Royaume-Uni. Si le déficit démographique de la communauté protestante dont il est impossible d’anticiper l’ampleur est de toute évidence une source d’appréhension pour les loyalistes les plus radicaux, il est aussi de nature, par le rééquilibrage de la société nord-irlandaise, à favoriser l’avènement de cette « parité d’estime » et de ce « processus de guérison » que John Hume appelait de ses vœux.

Breizh-info : L’instabilité de l’Irlande du Nord et le désir d’indépendance de l’Ecosse mis en relief par des sondages récurrents risquent-ils de provoquer un éclatement du Royaume-Uni, Quelles en seraient les conséquences ?

Pierre Joannon : Je me garderai bien de jouer les Madame Soleil à cet égard. Si l’Ecosse et l’Irlande du Nord devaient s’éloigner de l’Angleterre, scellant la dislocation du Royaume-Uni tel que nous l’avons connu –  et il est bien trop tôt pour spéculer sur un avenir aussi sombre –  ce serait la plus inattendue et la plus paradoxale des conséquences d’un Brexit qui devait redonner à ses promoteurs prospérité, liberté d’action et puissance.  Une chose est certaine : il ne sera pas possible de faire endosser la responsabilité de cet amoindrissement, s’il survient, à l’Union européenne.  

Propos recueillis par YV

Crédit photos :DR
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