A la rencontre du Diable, avec Dominique Labarrière [Interview]

Si Friedrich Nietzsche a pu, en son temps, déclarer  » Dieu est mort « , personne, à ce jour, à notre connaissance, ne s’est aventuré à proclamer la mort de Satan. Nous ne nous y risquerons pas. Nous nous contenterons d’évoquer sa haute figure dans ses métamorphoses, ses pompes et ses oeuvres. Et, en un prolongement dramatiquement logique, le bouc émissaire tout trouvé qu’est la femme. A l’heure où le féminisme prend un nouveau visage et s’incarne dans la figure mythique de la sorcière, il est essentiel de revenir sur le processus qui a conduit à cet état de fait : le Diable.

Du Moyen Age à nos jours, Dominique Labarrière – dans son ouvrage Le Diable: Les origines de la diabolisation de la femme, paru aux éditions Pygmalion, dresse les multiples visages de l’incarnation du Mal, mettant en exergue l’utilisation qui en a été faite afin de modifier le statut des femmes : découvrez quelle est cette conception de la femme que les puissances religieuses et laïques vont s’employer à promouvoir à partir des dernières décennies du XVe siècle.

Nous avons interrogé l’auteur sur cet ouvrage.

Breizh-info.com : Après « le bûcher des sorcières », voici donc le diable, et cette recherche sur les origines de la diabolisation de la femme. Pourquoi ce livre ?

Dominique Labarrière : Ce livre s’inscrit dans une démarche (avec Le Bûcher des Sorcières et deux autres ouvrages à paraître) qui vise à explorer les évolutions historiques, idéologiques du statut de la femme. Dès la Bible et le Paradis perdu, la femme a été associée à l’oeuvre du diable. C’est elle qui se laisse séduire, qui ne résiste pas à la tentation de transgresser l’interdiction divine de croquer la pomme. Elle est, de ce fait, la première responsable de la perte du paradis, de la chute de l’homme, de la condamnation au péché originel. Le Bûcher des Sorcières explore un des avatars, historiquement situé, de cette accusation originelle de la femme comme première cible et partenaire des menées du Prince des Ténèbres en ce bas monde. Il s’agit avec ce nouveau livre d’évoquer les diverses formes que le diable a pu prendre au long de l’histoire, chez nous, et d’évoquer par là même l’évolution de la conception qu’on s’est faite, à certains moments de cette histoire, de la relation entre la femme et le diable. Suspicion de relation qui n’a cessé de générer une infériorisation de la femme. Je ne citerai qu’un exemple parmi mille autres. Odon 1er, titulaire de l’abbaye cistercienne de Cluny, canonisé, encensé en 2009 par Benoît XVI pour sa très grande bonté, parfaite expression humaine de la Bonté Divine ,», ne voyait en la femme qu’un ( je cite) « sac de fiente ».

Et là réside bien une sorte de mystère abyssal, un paradoxe stupéfiant, une équation probablement insoluble. Avec de tels jugements, et ils sont nombreux, nous sommes, qu’on le veuille ou non, à des années lumières de la référence féminine fondamentale du catholicisme, je veux parler ici de la sacralité absolue de la Vierge Marie, l’Immaculée Conception, nimbée de la grâce divine suprême qu’est la conception virginale du Christ. A des années lumière aussi de l’idéal tellement peu atteignable que représentent les grandes saintes de l’histoire religieuse, Jeanne d’Arc, Thérèse de Lisieux, Bernadette Soubirous. D’un côté nous aurions l’inaccessible perfection de la sacralité et de la sainteté, de l’autre la femme – celle de la lignée de la pécheresse originelle – soumise à « la passion charnelle qui en elle est insatiable », asservie aux oeuvres du malin, selon le jugement indéfiniment asséné des siècles durant. Paradoxe, disais-je…

Breizh-info.com : Qui est Satan ? Qui est le Diable ? Est-il réellement absent des mythologies européennes ante christianisme, et pourquoi ?

Dominique Labarrière : Satan n’est absolument pas absent des mythologies européennes – ou autres d’ailleurs – ante christianisme pas plus qu’il ne l’est des post chistianisme. Toutes les mythologies – celtes, nordiques, gréco-romaines et aussi extra européennes telles les mésopotamiennes, hébraïques, égyptiennes, ont leurs divinité du mal, leurs diables. La croyance en une entité maléfique est, semble-t-il, une constante de la pensée mystique, religieuse de l’humanité. L’homme a besoin de trouver une explication, un coupable, un bouc émissaire face à ce qui lui nuit, ce qui lui est contraire. Alors, émerge la figure du diable. Quant à ce qui se passe dans les mythologies post christianisme, même s’il est moins revendiqué, son culte, le plus souvent clandestin, se porte plutôt bien. Les sectes satanistes pullulent, en effet. Qui plus est, les phénomènes de possessions «  diaboliques » n’ont nullement disparu. D’ailleurs, L’Eglise de Rome en fait très officiellement le constat.
En 1999, à l’instigation de Jean-Paul II le nombre des prêtres exorcistes passe, en France, de quinze à cent-vingt ! C’est donc que le phénomène non seulement perdure mais aurait tendance à prospérer.

Breizh-info.com : Votre essai est-il un essai sur le diable, ou bien avant tout sur la diabolisation de la femme ? Le diable concerne aussi bien les hommes que les femmes non ?

Dominique Labarrière : C’est un essai sur le diable et sur la diabolisation de la femme, dans le sens où, encore une fois, les deux sont très souvent intimement liés. Je ne vais pas ici rappeler la profusion de textes qui, depuis les premiers pères de l’Église à l’ère moderne évoquent, explorent, et évidemment, condamnent ce lien. Cependant, il semble qu’il y ait confusion entre le Mal et le diable quand on avance que les hommes sont autant concernés que les femmes. C’est vrai – ô combien – pour ce qui est du Mal, mais dans la manifestation du mal par la voie du diable, la femme est plus exposée. Là encore, inutile de ressortir les archives touchant aux possessions diaboliques. Elles touchent en grande majorité des femmes.

Breizh-info.com : Votre livre s’en prend frontalement à l’église catholique et à son rôle dans la « diabolisation ». Pour quelles raisons ? Peut-on réellement, à partir d’exemples historiques précis (l’Inquisition notamment) engager toute une institution ?

Dominique Labarrière : Je vois bien ce qui se profile derrière la formulation «  votre livre s’en prend frontalement à l’Église catholique… » Passons. L’Église catholique n’a pas le monopole du diable. Dans mon livre, j’évoque son existence chez les cathares, les arianistes, les gnostiques, chez Luther par exemple. Mais l’Église catholique a choisi de «  s’en prendre frontalement » elle, et très tôt, avec une ardeur croissante, au démon et à ses oeuvres. C’est un choix assumé par l’institution tout entière, historiquement repérable et non moins historiquement analysable. Ce n’est pas mon fait si l’Église a choisi de conférer au diable, à Satan, une place qu’il est loin d’avoir dans les textes fondateurs que sont les Évangiles. J’aimerais d’ailleurs beaucoup qu’on me dise à quel moment l’enseignement de Jésus fait de la croyance en Satan une condition nécessaire et indispensable à l’accès à la Lumière de la foi ! Cela dit, l’Église, comme vous le notez si bien, est aussi une institution, et comme toutes les institutions elle a une histoire. Une histoire avec ses périodes magnifiques – et elles son nombreuses – et certains moments, certains mouvements qui le sont moins. Vous évoquez l’Inquisition. Je tiens à préciser – et j’insiste fortement sur ce point dans le Bûcher des Sorcières – que les pouvoirs laïques de l’époque y ont participé avec un zèle extrême. Ils partagent donc largement la responsabilité de ses excès. Quant à la religion protestante elle a, elle aussi, copieusement alimenté les bûchers.

Breizh-info.com : Le féminisme est-il une forme de révolte d’une partie des femmes contre leur diabolisation ? 

Dominique Labarrière : Le féminisme est, du moins dans son principe le plus noble, une revendication de dignité. Ces femmes refusent – et elles ont raison ! – l’infériorisation dans laquelle on les enferme depuis les temps les plus reculés. La diabolisation y a eu sa part et a été parfois à la source même, de cette infériorisation, c’est indéniable. Cela dit, que certains combats féministes extrêmistes laissent à désirer en regard du noble principe évoqué ci-dessus est un autre débat.

Breizh-info.com : A l’inverse des siècles décrits dans votre livre, la figure du Diable et la diabolisation à notre époque ne viserait-elle pas désormais ce qui aurait l’apparence d’un homme, blanc, hétérosexuel, et éventuellement catholique ? 

Dominique Labarrière : Hélas, vous avez tout à fait raison ! Il y a indiscutablement des manoeuvres idéologiques, actives, violentes, qui vont dans ce sens. Pour ma part, si j’avais à chercher le Diable quelque part, c’est plutôt du côté de la mondialisation financière, du libéralisme scandaleusement dévoyé et des ignobles prédateurs sexuels que je le verrais. Comme dirait l’autre, ce n’est que mon opinion. Mais je la partage.

Breizh-info.com : Conseilleriez vous d’autres livres sur le Diable et la diabolisation ?

Dominique Labarrière : Il y en a beaucoup, vraiment beaucoup. Disons, «  Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance », de Jean Touzot, éditions Fayard. Et aussi, « Possession et sorcellerie au XVII ème siècle » de Robert Mandrou, également chez Fayard.

Propos recueillis par YV

Photo d’illustration : DR
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