Le lundi 15 février 2021, le Groupe de Visegrád (V4) a fêté ses 30 ans d’existence. À l’occasion de cet anniversaire, les présidents des quatre pays du groupe se sont rencontrés pour un sommet de deux jours les 9 et 10 février sur la péninsule de Hel, au nord de la Pologne. Nos confrères du Visegrad Post reviennent sur l’évènement.
Au cours de cette réunion, le président polonais Andrzej Duda, ainsi que les présidents hongrois János Áder, tchèque Miloš Zeman et slovaque Zuzana Čaputová se sont penchés sur divers sujets d’intérêt commun tels que la coopération européenne et transatlantique, la reconstruction économique post-COVID des pays de la région ou encore la politique de sécurité énergétique et climatique.
« Ce furent trois décennies couronnées de succès, »
se felicita János Áder, suivi par Miloš Zeman qui évoquait lui une véritable « synergie » entre les différents partenaires. « Nous avons des raisons d’être fiers. Notre coopération est basée sur des valeurs communes, » souligna de son côté Zuzana Čaputová.
Les présidents du V4 ont ensuite conjointement dévoilé une plaque commémorative à l’occasion du trentième anniversaire de la création du Groupe de Visegrád, également célébré par l’émission de timbres commémoratifs par les quatre bureaux de poste nationaux. Un spot anniversaire fut aussi diffusé sur les ondes des chaînes de télévision publiques des quatre pays.
Ce qu’est le groupe de Visegrád
Le Groupe de Visegrád est une plateforme de coopération régionale réunissant quatre pays membres de l’UE et de l’OTAN : la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie. Contrairement à l’UE, le V4 n’est doté ni de ses propres institutions ni de sa propre constitution, c’est une structure ad hoc qui réunit des pays aux histoires et aux problématiques similaires. Il s’agit d’un outil visant à promouvoir l’intégration européenne et faciliter la coopération régionale entre ses membres sur des questions d’ordre politique, économique et géostratégique. Le Président de la Commission des Affaires étrangères hongrois Zsolt Németh a récemment expliqué que
« le grand avantage du V4 est sa flexibilité, son manque de paperasse bureaucratique et une approche pragmatique des questions d’intérêt commun. »
Encore peu connu, le V4 n’est pourtant pas à négliger : sa population est d’environ 64 millions d’habitants, soit près de 13% de la population totale de l’UE, et presque autant que celle de la France. La Pologne en est le plus grand pays avec plus de 60% de sa population totale et plus de la moitié de sa superficie. Groupe informel au même titre que le Benelux, le conseil Nordique ou encore le Partenariat oriental, le V4 fonctionne sur base d’une présidence tournante qui change tous les ans. La Pologne occupe la présidence du V4 depuis le 1er juillet 2020. Le 30 juin 2021 marquera l’entame de la présidence hongroise.
Pourquoi le groupe de Visegrád ?
Pour comprendre la raison de l’existence d’une telle coopération régionale, revenons au contexte historique de la naissance du V4. Au tournant des années 1980 et 1990, le continent européen fut réunifié grâce au démantèlement du rideau de fer suivant la chute de l’URSS qui dominait ces pays. Le 15 février 1991, les présidents polonais Lech Wałęsa, tchécoslovaque Václav Havel ainsi que le premier ministre hongrois József Antall signèrent la Déclaration de Visegrád qui marqua la naissance du « Triangle de Visegrád ».
Cette déclaration sur la coopération en vue de l’intégration européenne souligne le patrimoine culturel, spirituel et historique commun des trois pays, conscients d’avoir beaucoup en commun, et envisageant donc une entraide pour préparer un avenir ensemble en s’épaulant mutuellement.
Le choix du lieu fait référence à la rencontre des rois de Bohême (Tchéquie actuelle), de Pologne et de Hongrie dans le château de la ville hongroise de Visegrád en 1335, montrant une continuité historique s’inscrivant dans une logique d’intérêts régionaux. Pendant près d’un mois, ils y discutèrent de leurs projets politiques et de l’avenir de l’Europe.
En 1993, la Tchécoslovaquie se sépara en deux et laissa place à la République tchèque et à la République de Slovaquie. Le Groupe de Visegrád fut dès lors connu sous le nom de V4. La décennie des années 1990 représenta une période durant laquelle ces pays de l’ancien Bloc de l’Est firent l’objet de changements considérables au niveau économique. Ce passage du communisme à ce que certains observateurs appellent un « capitalisme sauvage » (car peu régulé) se révéla particulièrement bénéfique pour les riches partenaires occidentaux, l’Allemagne en particulier.
Cette dernière absorba dans son giron ces pays en y développant un véritable hinterland économique.
C’est d’ailleurs dans l’idée de rééquilibrer leur relation avec l’Allemagne que les pays du V4 renforceront leur coopération économique afin de former un bloc ayant plus de poids face à Berlin dans les décennies à venir.
En effet, ces deux entités demeurent très interdépendantes économiquement. L’exemple qui illustre le mieux cette situation est le fait que les pays du V4 pris ensemble représentent aujourd’hui un partenaire économique plus important pour l’Allemagne que la France.
Les pays du V4 se sont toutefois dotés d’une petite structure commune et intergouvernementale pour concrétiser leur coopération de terrain sur les plans de la culture et de l’éducation en particulier. En 1999, le Fonds international de Visegrád fut ainsi créé. Avec un budget annuel de 8 millions d’euros, il offre des bourses scolaires et de recherche et favorise la coopération transfrontalière entre les pays du V4. Cette même année, la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie atteignirent le premier grand objectif de leur coopération rapprochée, à savoir l’intégration dans l’OTAN.
La Slovaquie, elle, rejoignit l’OTAN seulement en 2004, année où les pays du V4 intégrèrent l’Union européenne. À l’occasion du référendum de 2003 sur l’adhésion à l’UE, le « oui » l’a emporté avec respectivement 92% en Slovaquie, 84% en Hongrie, et 77% en Pologne et en Tchéquie.
En intégrant l’UE, les pays du V4 voulaient entre-autres bénéficier de fonds structurels pour reconstruire leurs infrastructures en piteux état et faire accéder leurs travailleurs, biens et services aux marchés européens. Beaucoup de responsables politiques du V4 faisaient alors miroitier l’espoir aux habitants des quatre pays que leur niveau de vie allait bientôt rejoindre celui des Allemands ou des Autrichiens. Le V4 rejoignit donc l’UE et l’OTAN afin de jouir de protections militaires, politiques et socio-économiques, avec en toile de fond l’espoir d’intégrer l’Occident à tous les niveaux, achevant ainsi la transition du bloc de l’Est sous direction de Moscou au bloc transatlantique sous domination états-unienne.
Au cours de ce processus de « retour vers l’Ouest », les pays de Visegrád intégrèrent aussi l’espace Schengen en 2007. Le 1er janvier 2009, la Slovaquie devint le seul pays du groupe à rejoindre la zone euro.
Le début de la rupture avec l’Ouest
Quelques années plus tard, à l’occasion de la crise migratoire de 2015, alors que le couple franco-allemand clamait fièrement « wir schaffen das » (Nous pouvons le faire !), les dirigeants du Groupe de Visegrád parlèrent d’une même voix pour rejeter le projet de relocalisation de migrants proposé par la Commission européenne. Cette crise fut une bonne illustration de la capacité des pays du V4 à se faire entendre sur la scène européenne, et
2015 marque ainsi la première expression d’une rupture dans la vision commune de l’Europe entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale et orientale. Dès lors, les pays du V4 n’étaient plus de simples « suiveurs ».
Cette opposition à l’idéologie dominante des pays fondateurs de l’UE amène certains à penser que les pays du V4 désirent quitter l’Union européenne. Pourtant, il apparaît que les habitants d’Europe centrale sont nettement plus favorables à l’appartenance à l’UE que leurs voisins occidentaux. Selon une enquête du Pew Research Center, les habitants de Pologne et de Hongrie font partie des plus favorables à l’UE avec respectivement 72% et 61%, à opposer aux chiffres français (38%).
Depuis cette opposition entre la ligne dominante à Bruxelles et le V4, qui par là même s’est fait connaître en Europe et s’est donné une nouvelle raison d’être, le V4 a commencé à prendre de plus en plus d’initiatives propres. Ces dernières années, plusieurs projets lancés par les pays du V4 prirent une ampleur qui attire l’attention des puissances mondiales telles que la Chine. En 2012, la Chine offrit aux pays d’Europe centrale et orientale (PECO) une coopération régionale selon le format « 16 +1 » dont le V4 représente le noyau dur.
Pékin perçut alors l’importance grandissante des États de la région sur l’échiquier européen. Ce forum (devenu 17+1) a pour but de réunir tous les décideurs de la région d’Europe centrale et des Balkans pour discuter de la mise en place du segment local du grand projet géostratégique chinois de la nouvelle route de la soie, appelé la Ceinture et la Route (dont l’acronyme anglais est OBOR).
Parmi les autres projets importants, citons l’Initiative des Trois Mers (ou I3M), sous patronage états-unien. L’I3M est quant à elle un forum initié par les présidents polonais Andrzej Duda et croate Kolinda Grabar-Kitarović, composé de douze pays membres de l’UE situés dans sa partie orientale dont la plupart sont des pays anciennement communistes. Outre les membres du V4, ces pays sont la Roumanie, la Bulgarie, l’Autriche, la Croatie, la Slovénie et les Pays Baltes. L’I3M privilégie la coopération régionale au niveau de l’énergie, des transports et de l’infrastructure.
Le Président polonais Andrzej Duda y décrit ce projet comme « un nouveau concept pour promouvoir l’unité de l’Europe et sa cohésion ». L’efficacité de cette coopération peut être observée par l’infrastructure gazière Świnoujście – Krk. Il s’agit d’un réseau d’interconnexions reliant les pays de la région des Trois Mers par un corridor gazier nord-sud. « Relier la Croatie et la Pologne grâce à l’infrastructure GNL, ainsi que la connexion avec la Hongrie et l’Ukraine, est le bon moyen d’assurer la sécurité énergétique. Ce sera la colonne vertébrale du secteur énergétique des Trois Mers, » assurait en 2017 le président croate Kolinda Grabar-Kitarović.
Nous pourrions également citer la construction de l’autoroute Via Carpatia reliant les Pays Baltes à la Grèce, la construction d’un chemin de fer express entre Varsovie et Budapest ou encore l’étroite coopération militaire entre les pays du V4, qui outre des entraînements en commun, indépendamment des opération de l’OTAN, font aussi preuve d’une volonté d’harmonisation de leurs armées, avec par exemple la coopération entre la Tchéquie et la Hongrie : réputée pour son savoir-faire dans la fabrication d’armes, la Tchéquie a ouvert des usines en Hongrie, et cette dernière va bientôt équiper sa police et ses soldats avec des armes tchèques en priorité.
Une autre Europe qui se rêve un autre avenir
Lorsqu’on se penche sur les pays du V4, on peut observer que la déconstruction idéologique de la population (théorie du genre, propagande LGBT, dictature du relativisme et du progressisme,…) semble avoir été, paradoxalement, freinée par un demi-siècle de communisme, alors que pendant ce temps l’idéologie progressiste était à l’œuvre en Occident. Par ailleurs, les résultats économiques des pays du V4 (chômage bas, croissance élevée) sont prometteurs pour l’avenir, et ce malgré la pandémie de coronavirus et toutes les conséquences des mesures prises – un domaine dans lequel les pays du V4 n’ont pour le coup pas dévié de la norme occidentale.
Si l’on ajoute à cela l’aspect sécuritaire (absence de menace terrorisme ou de séparatisme islamique, ainsi que de ghettos multiculturels), on peut mieux comprendre le premier ministre hongrois Viktor Orbán lorsqu’il affirme que « nous [centreuropéens] pensions que l’Europe de l’Ouest représente notre avenir. Or il s’avère que nous sommes en réalité l’avenir de l’Europe ». Trente ans après sa création, le V4 se présente ainsi comme un acteur décidé à faire valoir les intérêts communs des citoyens d’Europe centrale sur l’échiquier géopolitique européen, porteur d’une autre vision de ce qu’est et de ce que devrait être l’avenir de l’Europe.