La scène pourrait se dérouler à Pékin ou à Pyongyang. Sur un vaste espace immaculé où tout est tiré au cordeau, entouré de bâtiments publics solennels, on a dressé une tribune. De hauts dignitaires, âgés pour la plupart, s’y succèdent pour débiter des discours pompeux entrecoupés d’hymnes patriotiques entonnés par des chanteurs populaires. Cent mille drapeaux identiques claquent au vent. Vingt mille soldats entourent l’esplanade. La scène, vous l’avez deviné, se déroule à Washington le 20 janvier 2021. C’est la prestation de serment de Joseph Robinette Biden.
Comparaison n’est pas raison : il y a quand même une différence entre une dictature et la démocratie américaine. En Chine ou en Corée du Nord, un million de citoyens seraient venus écouter les discours. À Washington, personne : tout le périmètre était clôturé par des barbelés.
Comme le montre ce court tableau, un même fait objectif peut prendre des colorations très différentes selon la manière de le présenter. Depuis longtemps, le storytelling fascine les communicants. Un autre terme, narrative, lui dispute la prééminence depuis peu. Des théoriciens ont tenté de les distinguer savamment, mais en fin de compte, l’un comme l’autre ont pour but final de « raconter des histoires » ‑ et chacun saisit bien l’ambiguïté de cette expression en français. Disons que le narrative correspond plutôt à ce que la presse appelle depuis toujours un « angle » : l’esprit dans lequel on va raconter une histoire.
Le complotisme, c’est les autres
Le narrative est devenu le noyau dur du conformisme idéologique. Il ne suffit pas de décrire des faits, il faut en plus les décrire d’une certaine manière. Tout récit doit être tel que le New York Times ou le Washington Post auraient pu l’écrire (encore mieux : tel qu’ils l’ont écrit). En cas de divergence, le verdict de fake news menace.
Prenez la manifestation des partisans de Donald Trump au Capitole de Washington le 6 janvier dernier. Il est pratiquement interdit de ne pas la décrire comme une émeute et pas du tout déconseillé d’y voir une tentative de coup d’État (détaillée par le site Politico dans une analyse pleine d’imagination – mais personne ne le lui reprochera, le mot « complotisme » étant réservé à l’imagination de droite).
Pourtant, chacun a pu voir les images : elles fourmillent sur le web. Une foule nerveuse, portant des casquettes rouges comme d’autres des gilets jaunes, se dirige vers le Capitole, un lieu traditionnellement d’accès libre. Un mince cordon de policiers tente de l’arrêter. La foule pousse, le cordon cède, quelques centaines de manifestants pénètrent dans le bâtiment et s’y dispersent. Pour faire quoi ? Selon affinités. Pas grand chose en général. Surtout des photos. Quelques bagarres, quelques vitres brisées, quelques dossiers éparpillés. Quelques sacrilèges aussi (un manifestant s’assied dans le fauteuil de Nancy Pelosi, speaker de la Chambre). Un ersatz de sorcier indien à cornes de bison pousse des beuglements. Les incidents ont commencé vers 14 h 00 ; trois heures plus tard, tout est fini, le calme est revenu. Si c’était un coup d’État, il était moins bien organisé que la vaccination anti-covid-19 en France.
Le bon, la brute et la trumpiste
Eugene Goodman, policier du Capitole, devient « le nouveau héros de l’Amérique » (sic). Il est immédiatement promu dans la hiérarchie et chargé d’une fonction honorifique (escorter Kamala Harris, nouvelle vice-présidente des États-Unis) lors de la prestation de serment du 20 janvier. Car il « s’est fait remarquer pour son courage et son sang-froid en attirant les émeutiers loin de la chambre du Sénat », écrit la presse (en l’occurrence, Le Parisien). La scène a été filmée : chacun peut juger de la gravité du danger encouru par Eugene Goodman. Son poursuivant le plus proche, Douglas Jensen, est arrêté sans difficulté. Il portait un couteau. Dans la poche.
Chacun a pu voir aussi comment est morte Ashli Babbitt. Alors que celle-ci franchit sans arme une fenêtre brisée pour accéder à un couloir désert, un policier à l’affût derrière un mur fait feu après avoir visé pendant plusieurs secondes. À quelques centimètres près, il aurait pu toucher un collègue : plusieurs autres policiers se trouvaient derrière Ashli Babbitt. Ce sont eux, d’ailleurs, qui lui portent les premiers secours. Dans n’importe quelle autre circonstance, la presse aurait évoqué au minimum une « bavure policière », si ce n’est un assassinat délibéré. Ici, le narrative l’emporte : pour la presse mainstream, Ashli Babbitt, manifestante trumpiste, a été victime de sa propre violence.
L’extincteur et les zélateurs
Tout de même, chacun voit bien que le bilan est déséquilibré ; on ne compte que quelques blessés chez les policiers, dont un seul grave. Or, dans la soirée du 6 janvier, de retour à son bureau, le policier Brian R. Sicknick, s’effondre. Conduit à l’hôpital, il y décède le lendemain soir. Le New York Times affirme aussitôt qu’il a été frappé à coups d’extincteur par des émeutiers (cette hypothèse découle d’une vidéo montrant un manifestant vider un extincteur sur un groupe de policiers). Il en est résulté une hémorragie cérébrale non détectée immédiatement, dont il est mort.
En réalité, à ce jour, personne n’en sait rien. Le 22 janvier, lors d’une réunion officielle de la maire de Washington, le chef de la police de Washington, Robert J. Contee III, a déclaré que la mort du policier n’était pas définitivement considérée comme un homicide (« has not been definitively ruled a homicide ») et que le médecin légiste n’avait pas encore rendu son rapport. (On se souvient qu’après la mort de George Floyd, il avait suffi de quatre jours au médecin légiste pour remettre son rapport, corrigé trois jours plus tard en imputant le décès de la victime à l’action d’un policier.)
Truth (or not) Well Told
Il n’empêche que toute la presse a instantanément adopté le narrative : Brian D. Sicknick a été assassiné à coups d’extincteur par un émeutier trumpiste. C’est peut-être un mensonge, peut-être pas. Mais on comprend les journaux qui ont renoncé aux conditionnels et aux points d’interrogation : exprimer ne serait-ce que l’ombre d’un doute les aurait renvoyés dans le camp du Mal. Et s’ils ont trompé leurs lecteurs, pas grave, ils seront déjà passés à autre chose.
Depuis plus d’un siècle, la grande agence de publicité McCann affiche dans le monde entier une même devise : « la vérité bien dite » (« Truth Well Told »). Mais avec les narratives, le mensonge bien dit, ça marche aussi.
Illustration : [cc] manifestation des partisans de Donald Trump devant le Capitole de Washington le 6 janvier 2021, photo TapTheForwardAssist via Wikimedia Commons
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Une réponse à “Washington et la dictature du narrative obligatoire”
Les milliers de manifestants au Capitole sont évidemment des « complolistes » qui ont tenté un coup d’état.
Et le mec avec des cornes sur la tête (un insignifiant cabochard, comme en voit dans toutes les manifestations) est évidemment le Grand Chef qui a hypnotisé la foule et qui l’a convertie à la théorie du complot !..