La Geste-Editions et les auteurs, Claude Bily et Jean-Joël Brégeon, ont réussi un beau livre de commentaires à propos d’Alphonse de Châteaubriant — et de La Brière, le roman qui ne s’oublie pas.
Ce n’est pas faire injure à ce travail que le comparer à la recherche des « mortas », ces reliques d’arbres (une particularité de la Brière) cachées dans la tourbe de l’antique forêt qui couvrait le pays en des temps anciens. Claude Bily et Jean-Joël Brégeon ont chacun leurs raisons d’aimer — d’être un peu « issus » de ce « creux géologique » dans l’espace nord du vicomté de Donges. C’est « une affaire de famille » (presque) pour le premier… « une affaire de famille ou presque », pour le second. Claude Bily est né à Piriac où son père était directeur de l’École. Il garde le souvenir « d’une vieille dame assise sur un fauteuil dans un coin de la cuisine »… C’était Marguerite de Châteaubriant, née Bachelot-Villeneuve, l’épouse d’Alphonse depuis 1903. Plus tard, adolescent, il découvre les œuvres de « ce gentilhomme campagnard qui n’est jamais aussi heureux qu’au contact de la nature ». C’est le père de Jean-Joël Brégeon, Jean-Armand, qui, à partir de 1928, se prend de passion pour « les paysages et les hommes qui ont inspiré Alphonse de Châteaubriant. » Avec son compagnon de voyage de plusieurs semaines dans le « grand marais », Raymond Dagobert, « ils ont lu, dévoré le livre (« La Brière ») et en sont sortis admiratifs, enthousiastes. » Ils ont rapporté des dossiers de croquis et quantité de toiles…
Qu’est-ce que la Brière ? Une « cuvette d’environ 20 000 hectares, ovale déprimé coincé entre l’anticlinal guérandais et l’abrupt du Sillon de Bretagne », un « immense enclos de mégalithes », « un millefeuille géologique », « un espace ouvert à tous les dieux, rétif à la révélation », longtemps « une exception juridique » dont les habitants ont « la jouissance partagée des marais, sans obligations » — ils ont des « droits immémoraiux ». Les seigneurs ont nom : Rochefort, Rieux, Lopriac… et cet espace briéron « échappe au droit féodal en profitant d’un statut particulier, non écrit évidemment, mais reconnu »… Aujourd’hui la question est, pour la Brière, de devenir « un parc ou une réserve d’indiens ». Une plante aquatique sud-américaine, la « jussie », a envahi « 442 km de canaux et 206 hectares de plans d’eau qu’elle appauvrit en oxygène ».
Qui est Alphonse de Châteaubriant ? Il se nomme en réalité Alphonse René Marie de Brédenbec de Châteaubriant. Il est né le 25 mars 1877 à La Prévalaye, banlieue de Rennes. Il n’a aucun lien de parenté avec le grand écrivain malouin, François-René. Son patronyme prend un « T » alors que l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe termine le sien par un « D ». Il a pour ancêtres connus un Gaspard van Bredenbecq, « batave » passé d’Allemagne (Hambourg) aux Pays-Bas, et une dame qui acquiert, en 1673, les droits féodaux de la seigneurerie de Châteaubriant à Sainte-Gemmes-sur-Loire, aux portes sud-ouest d’Angers. « Trois générations plus tard, un autre Gaspard, né en 1795, est (son) aïeul… »
Alphonse de Châteaubriant appartient à la grande cohorte où gîtent les mânes de deux Abel (Bonnard et Hermant), de Chardonne, de Paul Morand, de Céline et autre Cocteau… sans parler de Jean Anouilh, de Marcel Aymé, de Montherlant, de Giono, de Sacha Guitry ou de Colette, mais aussi de Pierre Fresnay, de Charles Dullin, de Jean-Louis Barrault ou de Serge Lifar… en n’oubliant pas le rôle en marge de Romain Rolland, le grand pacifiste et homme de gauche qui s’est réfugié à Vézelay. Leur crime, à des degrés divers, c’est d’avoir eu, entre 1940 et le quinquennat qui suit, un comportement souvent plus qu’ambigu dans les rapports de citoyens français avec l’occupation allemande. Claude Bily et Jean-Joël Brégeon ne blanchissent pas Châteaubriant, loin de là. Il n’était pas, au fond de lui-même, un antisémite et il l’a prouvé. Mais ils expliquent comment le fondateur et directeur de La Gerbe, hebdomadaire de la collaboration furieuse, n’a pas échappé à l’attrait que produisait sur lui ses ancêtres allemands et les bienfaits calculés du Führer. Ceci joint à l’action dévorante d’une dame rencontrée en 1934, Gabrielle Storms, une flamande germanophone mariée à Castelot-père, qui deviendra sa maîtresse. Une dame qui « depuis des années, a pris possession de sa vie entière (…) a mis la main sur tous ses papiers, sur toutes ses notes qu’elle connaît mieux que lui-même (…) elle est sa véritable femme », écrira de son côté son ami Romain Rolland dans son Journal. Tant que dure la guerre, Châteaubriant et cette malencontreuse compagne font de multiples séjours chez l’auteur de Jean-Christophe, dans la maison de Vézelay, apportant du ravitaillement et un peu de chaleur au ménage. Cela n’empêche pas le bel Alphonse, devenu barbu, d’être présent « toujours au premier rang » à la tribune de nombreux meetings collaborationnistes… Il reste « totalement engagé, hors de la réalité, demeurant fidèle à un illuminisme que les victoires alliées ne font que renforcer ». Passons…
En 1921-1922, l’heure est encore à survivre dans le souvenir de 1914-1918. Châteaubriant développe alors une idée qui incline au pessimisme : « l’Amérique, le Germain, l’Asie, c’est entre ces trois-là que tout va se reconstruire et se débattre.Tout prépare la guerre. Dans vingt ans nous aurons la guerre »… Conjointement, il s’est remis à la rédaction de « sa Brière » commencée dès 1909 et plusieurs fois interrompue. C’est la nature, les paysages qui l’emportent sur les personnages « comme dans les récits panthéistes de Giono ».
Rappelons, pour ceux qui ne l’ont pas encore lu, que le livre raconte l’histoire d’Aoustin, dit Lucifer, Briéron « de souche », garde chasse du marais et de ses tourbières. Il « refuse l’avenir, l’exode (des ouvriers-paysans) vers les forges de Trignac ou les chantiers de Saint-Nazaire ». Pour sauver les droits de « leurs paroisses », il doit retrouver les lettres patentes accordées par le duc de Bretagne, François II, en 1461… Mais un autre drame se profile : Théotiste, sa fille, « le trahit en voulant épouser Jeanin, un vannier de Mayun… » Si l’homme tresse de beaux paniers, son erreur est d’être né-natif hors du marais, même si La Chapelle… des Marais est à la frange. La loi briérone dit « Marie-toi à ta porte, avec des gens de ta sorte ! »… tss.
« La Brière » développe une écriture puissante, précise, travaillée mais inspirée. Qu’on en juge : « Le temps, ce jour-là, était clair et limpide, d’une atmosphère sans brume qui laissait distinguer jusqu’au-delà des prairies de Donges. Ses yeux erraient de ce côté, à la suite des grands voiles, lorsque soudain se révéla à eux, dans le lointain de cette frontière, une chose qui lui donna un choc en plein coeur : c’était les grues de constructions maritimes (…) Tout d’un coup, elles lui semblaient s’être multipliées en nombre et couvrir l’horizon. Il les compta, en compta deux de plus qu’autrefois, lesquelles avaient surgi en quelques mois, comme ces châteaux fantastiques bâtis en une nuit par l’industrie des démons. Et il ne put retenir un juron de haine à l’adresse de cette armée de potences qui se pressaient maintenant sur la lisière de son marais. »
La Brière paraît en janvier 1923, chez Bernard Grasset. Pour résumer, l’ami de toujours, Romain Rolland, dira qu’il s’agit-là d’« un chef d’oeuvre unique en notre temps d’art classique français »… Il n’a pas été le seul dans la louange. L’un des premiers est René Bazin – l’auteur d’un sujet voisin : La terre qui meurt, paru à la fin du XIXe siècle, en 1898. Académicien, il lui fait obtenir le Grand prix du roman de l’Académie française. Mais c’est l’éditeur Bernard Grasset qui s’agite le plus. Le roman atteint une vente de 80 000 exemplaires en un seul mois. Et Grasset, adepte des méthodes modernes, diffuse la photo d’Alphonse à des milliers d’exemplaires… tout en invitant des journalistes « à visiter le marécage breton pour rédiger des articles d’atmosphère ». Va suivre une critique unanime criant au chef-d’oeuvre : André Thérive, Benjamin Crémieux, Henri de Régnier, qui songe à Barbey d’Aurevilly… André Billy, la revue Europe. Même l’Humanité, sous la plume de Marcel Martinet voit dans « La Brière » une « oeuvre profonde, un témoignage, l’impossibilité pour les individus ou les contrées, de s’isoler ou de résister au cours fatal des choses (…) Un beau livre puissant et sombre. »
La Brière allait connaître le plus fort tirage des années 1930, plus de 600 000 exemplaires, en 26 éditions différentes. Dans la dernière partie de leur ouvrage, Claude Bily et Jean-Joël Brégeon ont réuni une profusion d’images… bois gravés, fusains, gouaches, reproductions de couverture. Leur conclusion : « Pendant près de quarante ans La Brière sera illustrée par les meilleurs dessinateurs et graveurs français », au premier rang desquels ils placent Mathurin Méheut (1882-1958) avec juste raison, mais aussi René-Yves Creston, Constant Le Breton, Paulette Humbert, Henri Cheffer, Pierre Gandon, Jean Frélaut, Jean-Pierre Remon, Sylvain Hairy, Gino Blandin, Ferdinand Loyen du Puigaudeau – un cousin – , Jean-Émile Laboureur et, bien entendu, Raymond Dagobert et Jean-Armand Brégeon…
Ajoutons qu’en 1958, paraît une édition de luxe limitée à 159 exemplaires, « en feuilles, de grand format, sous chemise et étui dos de parchemin, ornée de 40 aquarelles de Jean-Pierre Remon, avec une préface du « père » de Raboliot, Maurice Genevoix… Une planche a été reproduite en couverture de l’ouvrage.
MORASSE
La Brière d’Alphonse de Châteaubriant, La Geste, 153 pages, 20 €.
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Illustrations : DR
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