Les relations Armées-Société civile aux USA : plus complexe qu’on ne le pense ?

La réalité concernant les relations Armées-société civile aux USA  est peut être moins idyllique et beaucoup plus complexe que la perception qu’on peut en avoir en Europe. Elle est globalement bonne, voire très bonne.

Elle s’exerce dans un cadre sociétal très particulier qui explique, pour beaucoup, son importance et sa qualité.  Quatre  composantes de ce cadre méritent une attention particulière.

–  Un conditionnement, dès le plus jeune âge, de la population scolaire aux valeurs patriotiques et nationalistes et à la place, unique au monde, de «la grande Amérique». Ce conditionnement est réalisé quotidiennement, pendant des années, avant d’entamer la journée de travail.

Les Armées sont évidemment considérées comme sources majeures de cette «grandeur». Si l’engagement des Armées pour des causes douteuses est parfois contesté, ce sont les politiques et non les militaires qui en font les frais. Le soutien total aux Armées est donc devenu «culturel». C’est «une  norme»  quasi-incontestée et incontestable.

– Le pouvoir d’influence des quatre lobbies les plus puissants du pays s’exerce, par intérêt, au profit des Forces Armées. Il s’agit du lobby militaro-industriel, du lobby des vétérans, de la NRA (National Riffle Association), ainsi que du courant néoconservateur, soutenu par l’AIPAC (America Israel Public Affairs Committee), qui prône une hégémonie US sans partage sur la planète et suscite et soutient les interventions militaires unilatérales jugées nécessaires pour y parvenir.  Notons que l’AIPAC et/ou les néoconservateurs contrôlent la finance, les médias, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), Hollywood, les «peoples» et de nombreux politiciens dont ils financent les élections. Ils disposent de l’appui d’un nombre impressionnant de généreux milliardaires pour atteindre leurs objectifs.

– La générosité historique des exécutifs US envers le personnel  des Forces Armées. Cette générosité s’applique aux personnels en activité, aux réservistes, aux retraités et à leurs familles. Elle concerne les salaires et les pensions, le secteur de la santé et celui des études universitaires et de la reconversion. Cette générosité ne relève pas de la philanthropie mais permet de résoudre le problème aigu de la triple crise des vocations, du recrutement et de la  fidélisation. Un dispositif de recrutement très étoffé et largement déployé sur tout le territoire, échange, assez souvent, quelques années de service militaire bien rémunérées contre le financement de quelques années d’études universitaires, très coûteuses aux USA.

– L’effet « National Guard ». La garde nationale, partie intégrante des Armées, est profondément ancrée dans la population de chaque État dont elle dépend. Les unités de volontaires sont originaires d’une même région, d’un même comté, d’une même commune. Les personnels se connaissent, servent durablement ensemble et connaissent la communauté civile dont ils font partie. Cohésion au sein des unités et symbiose avec les populations caractérisent cette composante très importante des Armées. Ces personnels ont souvent le même capital de sympathie que peuvent avoir les pompiers volontaires en France, même s’ils agissent parfois, en maintien de l’ordre, de façon plutôt brutale.  Cette «réserve active» participe régulièrement aux opérations extérieures, ce qui implique pleinement dans ces opérations les communes, les comtés, et leur État d’origine.

Dans ce cadre globalement favorable aux Forces Armées, évoquons quelques points clefs de cette relation.

1 – Les politiques défendent avec acharnement au Congrès, pour des raisons économiques et d’emploi, les installations militaires ou militaro-industrielles établies dans leur circonscription ou leur État. En revanche, lorsqu’ils sont d’obédience néoconservatrice, ils méprisent les grands chefs militaires, considérés comme de simples exécutants depuis la fin de la guerre froide. Ces exécutants sont taillables, corvéables et remplaçables à merci. Cette vidéo de cinq minutes est édifiante pour ne pas dire hallucinante. On y voit l’audition en 2016, à la commission des Affaires Étrangères du Sénat US, du Secrétaire à la Défense (donc ministre) Ashton Carter et du Chef d’état major des Armées US Joseph Dunford par un néoconservateur bien connu, le sénateur Lindsey Graham. Un tel spectacle est révélateur de la relation entre les hommes politiques néoconservateurs US et les chefs militaires.

2 – La presse US mainstream est dans la promotion et l’exaltation permanente de la puissance et de l’action des forces armées US sur le terrain, même s’il lui arrive de contester le bien-fondé de telle ou telle décision d’engagement prise par les politiques. Les caricatures de type Charlie Hebdo sur la mort de soldats en opération et les commentaires qui en sont fait dans les médias mainstream français sont tout simplement inimaginables aux USA où la liberté d’expression est pourtant bien supérieure à ce qu’elle est en Europe. On peut parler d’une relation sans nuage entre les Armées et la presse US , très différente de celle qui prévaut en France.

3 – Les citoyens US ont une attitude paradoxale. S’ils soutiennent leurs Forces Armées parce qu’ils ont été conditionnés pour le faire et que l’action permanente des médias exacerbe le nationalisme et le patriotisme, ils ne se bousculent pas pour y servir. Les taux de sélection au recrutement sont faibles, faute de candidats à l’engagement. Les recruteurs sont à la peine et doivent payer fort cher la moindre recrue (échange années de service  contre financement d’études ou de  formations). Les couches les plus vulnérables et les moins éduquées de la population US ainsi que les jeunes en situation précaire issus d’une immigration récente constituent le principal réservoir de jeunes engagés. Le turnover est important. Les militaires du rang en fin de contrat ont tendance à prendre leur dû et à retourner à la vie civile. Le renouvellement de contrat et la fidélisation doivent être payés au prix fort pour assurer une gestion du personnel convenable.

4 – S’agissant de la liberté d’expression des militaires,  elle est,  en théorie, quasi équivalente à celle des civils, et garantie par le 1er Amendement de la Constitution, sous réserve qu’il n’y ait pas mise en péril de l’unité d’appartenance et de sa mission. Toutefois, le système d’avancement «Up or Out» incite les officiers à la prudence et à l’autocensure. L’énorme majorité d’entre eux se contente donc d’une expression militairement et politiquement correcte.

5 – Pour accroître leurs chances d’accéder au sommet de la  hiérarchie, les officiers généraux ont tout intérêt à faire partie d’un réseau d’influence qui peut être «civilo-militaire». Aux États Unis, la franc-maçonnerie est sans aucun doute le  réseau le plus efficace pour promouvoir ses membres. Elle a une réputation moins sulfureuse que celle qui lui est parfois attribuée en France. 17 des 45 commandants en chef des Forces Armées (donc présidents des États-Unis) ont été franc-maçons (1). 7 des 11 généraux ou amiraux qui se sont vu attribuer une cinquième étoile par le Congrès, dans toute l’histoire des USA, étaient franc-maçons (pour mémoire, aux USA, un général d’Armée lambda n’a que 4 étoiles, la 5ème, créée en 1944 correspond au maréchalat français). 2 de ces 7 officiers généraux 5 étoiles franc-maçons ont été nommés en 1944 à titre posthume (Washington et Pershing), les cinq autres sont (Mac Arthur, Marshall, Bradley, Arnold et l’amiral de la flotte King).

Plus récemment Colin Powell, premier chef d’État major des Armées US de couleur, ou le général Schwarzkopf, commandant en chef lors de la 1ère guerre d’Irak, ont fait partie du même réseau d’influence. À noter que les membres les plus éminents des lobbies les plus puissants évoqués en début d’article (dont les néoconservateurs et l’AIPAC) font souvent partie de plusieurs réseaux d’influence et notamment de la franc-maçonnerie. Tout cela crée du lien…

En conclusion, les relations Armée-Société civile aux USA ne peuvent être que bonnes, si l’on excepte la condescendance, voire le mépris que les néoconservateurs, « dominateurs et sûrs d’eux-mêmes», portent à la haute hiérarchie militaire, qu’ils ont largement contribué à mettre en place.

Général (2s) Dominique Delawarde

Notes:

1) George Washington, James Monroe, Andrew Jackson, James Polk, James Buchanan, Andrew Johnson, James Garfield, William McKinley, Theodore Roosevelt, William Taft, Warren Harding, Franklin D. Roosevelt, Harry Truman, Lyndon Johnson, Gerald Ford, Ronald Reagan and George Bush

Crédit photos : DR
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2 réponses à “Les relations Armées-Société civile aux USA : plus complexe qu’on ne le pense ?”

  1. annaig dit :

    ce que je peux vous dire, c’est qu’un militaire de la coalition qui se promène en tenue aux States, se voit embrassé et remercié chaleureusement par des américains qui n’hésitent pas à traverser la rue pour le faire. En France, un militaire en permission ne peut plus se promener en tenue depuis environ 15 ans à Brest (beaucoup plus à Toulon) sans se faire agresser.
    une ancienne de la Royale

  2. Erwan Berric dit :

    Merci pour cet article, mon général.
    Annaig, je confirme que c’est la même chose pour les p’tits gars du « 3 » à Carcassonne…
    Bizarre, les commandos-marine de Lorient n’ont pas trop de problèmes.
    Mais ils en auraient avec le premier maître, s’ils rentraient à l’unité sans ramener de trophées (casquettes Nique, tournevis, cutters etc) témoignant de la violence de l’affrontement.
    ;-)

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