Le n° 20 des Cahiers d’histoire du Nationalisme est consacré à Pierre Poujade et à son mouvement. Il a été réalisé sous la direction de l’écrivain Franck Buleux. Lionel Baland l’a interrogé pour Breizh-info.
Breizh-info.com : Qui était Pierre Poujade ?
Franck Buleux : Pierre Poujade était un militant ardent défenseur de ce qui lui était cher : la nation, la famille, le commerce. Dès son jeune âge, de tendance maurassienne, il rejoint les jeunesses doriotistes, puis s’inscrit dans la démarche maréchaliste et enfin gaulliste. Ce cheminement peut surprendre, mais cette « jeunesse française » à la Mitterrand – il est né en 1920 – correspond à ce qui lui semble le « meilleur » pour le pays. Il ne raisonne pas en termes idéologiques, mais en défenseur instinctif et intuitif de la nation. Il s’approprie, à partir de 1953, le combat des travailleurs indépendants dans une lutte contre l’État et sa fiscalité abusive, thème qui n’est jamais que la conséquence de la toute-puissance d’un système sur les citoyens (les impôts sont votés par le Parlement depuis 1790). La « jacquerie » antifiscale qu’il entreprend apportera un groupe poujadiste, en 1956, de 52 députés à l’Assemblée. Le retour de De Gaulle, deux ans plus tard, mettra fin à cette aventure que l’on peut qualifier de populisme rural traditionnel, par le refus de s’inscrire dans la modernité industrielle consumériste. À partir de 1965, avec la réélection au suffrage universel de De Gaulle, le poujadisme comme expression politique s’inscrira dans une épopée antisystème tandis que l’homme s’appliquera à se caler « dans les roues » du pouvoir, quel qu’il soit. Poujade sacrifie le poujadisme à sa propre personne, intégrant ainsi un certain individualisme assumé qu’il avait combattu 15 ans auparavant. C’est sans doute la cause de son oubli.
Breizh-info.com : Quelles sont les raisons de l’émergence de son mouvement ?
Franck Buleux : L’émergence du « mouvement Poujade » correspond d’abord à une lutte catégorielle antifiscale à partir de l’été 1953. À cette lutte corporative vont rapidement s’agréger des formes plus globales de mécontentement. La France est en train de passer au modernisme, la ruralité s’efface au profit de l’urbanisation. Il y a ce refus de la modernité capitaliste qui ne correspond pas, non plus, à l’offre communiste, par nature égalitariste et universaliste. Le poujadisme est un soulèvement populaire des classes moyennes patriotes contre cet « effet ciseau » qui s’accentue entre les systèmes capitaliste et marxiste. Poujade connaît les communistes, il les a toujours combattus : contrairement à certaines thèses, il n’a jamais eu la tentation du pire, celle de Moscou. Autour de lui et à travers la France vont s’agréger des individus et des groupes venant de différents horizons politiques ou syndicaux. Il y a, dans ce combat, une forme de volonté de conserver une France qui s’échappe, celle des zincs et des bourgs. 1956 est une période complexe, marquée par une instabilité politique et les évènements sanglants d’Algérie, pendant laquelle les Français cherchent une voie, une issue, et Poujade peut constituer cette option. Elle ne sera pas suffisamment crédible car son discours, limité trop souvent à la convocation sine die des États généraux, ne sera pas pérenne.
Breizh-info.com : Pourquoi ce mouvement s’est-il ensuite effondré ?
Franck Buleux : L’effondrement du « mouvement Poujade » entre 1956 et 1958 est net. Même si 700 000 électeurs votent pour les candidats poujadistes en 1958 (contre 2 800 000 en 1956), il n’obtient pas de représentation parlementaire. Les deux seuls députés réélus, dont Jean-Marie Le Pen, benjamin de l’Assemblée en 1956, ont quitté l’Union poujadiste pour rejoindre les indépendants ou les gaullistes. Sur ce point, la crise algérienne et l’effondrement de la IVe République profitent exclusivement à De Gaulle qui représente la sortie du chaos, à tort ou à raison, jouant sur les incompréhensions algéroises du 13 mai 1958. De Gaulle ravit la vedette à un leader qui aurait pu être Poujade mais ce dernier admire trop Mon Général pour se sentir avoir « les épaules ». Le parti gaulliste, l’Union pour la nouvelle République (UNR), est un mouvement populaire attrape-tout pour les voix nationales. Il y eut aussi des erreurs politiques chez Poujade (absence de candidature personnelle en 1956, candidature parisienne en 1957, mauvaise gestion du groupe parlementaire, allégeance supposée à De Gaulle dont il sera un « visiteur du soir », …) mais c’est surtout le retour de « l’homme du 18-Juin » qui met fin à l’éphémère aventure poujadiste. D’ailleurs, pour la plupart des cadres et des militants poujadistes, Poujade prépare l’accès au pouvoir de De Gaulle. Après tout, l’absence de parti gaulliste en 1956, après son succès de 1952 avec 22 % des suffrages, a probablement favorisé la percée d’Union et fraternité française (UFF) du « petit papetier de Saint-Céré ». Poujade était une sorte de rampe de lancement du gaullisme électoral. Les urnes, comme l’histoire, ne repassèrent pas les plats. 1956, dans l’expression de la percée poujadiste, fut unique.
Breizh-info.com : Le poujadisme a-t-il trouvé les cadres suffisants à son développement ?
Les cadres du poujadisme étaient d’abord des hommes qui faisaient allégeance à Pierre Poujade. Ils étaient des délégués de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), puis des autres structures poujadistes, toutes parties de l’UFF (Union et fraternité française). La plupart sont des élus consulaires (auprès des chambres de commerce et d’industrie, des chambres de métiers ou d’agriculture) qui ont peu de culture et de formation politique. Le rejet du système par le slogan expressif et vindicatif sans concession « Sortez les sortants ! » est significatif : c’est d’abord une tabula rasa des élus en place, majorité comme opposition, y compris les communistes. Au-delà des bonnes volontés, Jean-Marie Le Pen rappelle dans le premier tome de ses Mémoires, paru en 2018, le faible niveau de conscience politique des parlementaires poujadistes élus le 2 janvier 1956. Il faut aussi signaler la toute-puissance de Poujade sur le mouvement : il n’est pas candidat à titre personnel en 1956 car il estime l’être partout à travers ses « délégués ». Il pense que c’est sur son seul nom qu’ont été obtenus les millions d’électeurs. C’est probable, mais le fait de rappeler aux députés qu’ils ne sont que des « délégués » de leur mouvement pour représenter leurs électeurs, dans l’objectif de rendre leur mandat impératif, est prohibé constitutionnellement. Les socialistes et les radicaux, principaux opposants au poujadisme, le lui rappelleront, jusqu’à souhaiter l’annulation des élections de l’ensemble des poujadistes, revendication d’ailleurs satisfaite en partie via la mauvaise utilisation du système électoral des apparentements politiques par l’UFF, qui se traduira par une douzaine de députés invalidés dès le printemps 1956.
Breizh-info.com : Comment expliquez-vous que, si peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, une telle contestation du système a pu se développer ?
Franck Buleux : À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Libération « à la française » limite la vie politique aux mouvements issus de la Résistance (des indépendants de droite jusqu’aux communistes en passant par les démocrates-chrétiens, les socialistes et les radicaux). La culture de droite, ou qualifiée comme telle, est mise sous le boisseau et fait l’objet d’une censure permanente. Rivarol et Défense de l’Occident sont les deux revues périodiques qui parviennent, à cette époque, à maintenir le flambeau des idées non-conformistes. C’est une gageure ! Rivarol est toujours dans les kiosques et Défense de l’Occident de Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach, ne s’éteindra qu’en 1982. Le système politique ne permet pas une existence d’un mouvement de droite, d’ailleurs Poujade n’est pas un politique. L’assimilation du poujadisme à la droite ne se fera qu’à partir de la campagne de décembre 1955 et c’est L’Express, le journal des Servan-Schreiber, qui lancera l’hallali contre Poujade en publiant le célèbre dessin anglo-saxon, « Poujadolf » où l’on voit le boutiquier lotois inspiré par le Führer… La droitisation, la « fascisation » de l’UFF sera permanente et pérenne après la victoire électorale de 1956. D’ailleurs des hommes de droite comme Emmanuel Beau de Loménie ou Jean-Silve de Ventavon rejoindront l’UFF dans la période post-1958. La « convergence des luttes », particulièrement la défense de l’Algérie dans la communauté française, fera de l’union poujadiste un mouvement de droite antigaulliste et anti-communiste comme beaucoup d’autres, jusqu’en 1965.
Pour conclure sur ce point, c’est le thème de la fiscalité qui fera entrer ce mouvement dans le jeu politique, pas la lutte contre le communisme ou la défense de l’identité nationale. Toutefois, le temps et surtout la réaction excessive de l’adversaire, fera du poujadisme une espèce de « populisme de droite ». La diabolisation avait fait son œuvre car celle-ci a été massive contre des élus qui, pour la plupart, n’avaient pas les munitions idéologiques et le courage politique pour résister. Pour beaucoup de parlementaires élus en 1956, l’aventure politique fut de courte durée et certains en furent probablement soulagés.
Breizh-info.com : Le poujadisme a-t-il eu un héritage politique ? Porte-t-il lui-même l’héritage d’autres mouvements ?
Franck Buleux : Pierre Poujade a eu comme principal héritier Gérard Nicoud, un commerçant syndicaliste et un homme d’action. Comme lui. Il l’a soutenu, y compris en participant à sa liste lors des élections européennes de 1984, celles où la liste Le Pen émergea avec 11 % contre 0,7 % aux socioprofessionnels de la liste Nicoud-Poujade. On peut parler, ici, de la fin de l’expérience politique des socioprofessionnels après, par exemple, l’Union des Français de bon sens (UFBS) de Gérard Furnon, chef d’entreprise en conflit ouvert avec la CGT en 1978, mouvement qui présenta quelques dizaines de candidats lors des élections législatives.
Quant aux rapports entre le poujadisme et « l’effet Le Pen », il suffit de comparer, sauf exceptions, les terres d’élection. Le Front national (FN) s’inscrit dans les conséquences de la société industrielle et il lui manque au début de son éclosion le vote poujadiste, celui des bourgs et des campagnes, réputé plus conservateur. L’union de l’usine et de la boutique reste encore à mettre en place.
En revanche, le poujadisme est une expression couramment utilisée, peut-être à tort et à travers. En effet, je dissocie l’homme, Poujade, et le poujadisme. Le poujadisme est une forme de populisme mais avec une particularité essentielle, celle d’un conservatisme social. Il ne s’agit pas d’un populisme moderne qui viserait à aller dans le sens des velléités d’une population post-urbaine mais d’un mouvement de conservation des traditions. Si l’on y réfléchit, c’est plutôt un mouvement de défense de la ruralité, Poujade sera d’ailleurs battu à Paris en janvier 1957, marquant probablement comme le soutient Le Pen dans ses Mémoires, le début de sa chute électorale.
Enfin, on ne peut que constater que les premières initiatives publiques des Gilets jaunes, en novembre 2018, avaient eu pour déclencheur la lutte contre l’abus de fiscalité. Le problème de ce « poujadisme », c’est qu’il n’a pas trouvé d’incarnation ou qu’il n’en a pas voulu.
Dissocier le poujadisme de Poujade, comme je prétends le faire, est un exercice difficile car il est aussi évident que l’existence de l’un sans le déclic de l’autre reste une gageure.
BULEUX Franck (sous la direction de), Pierre Poujade. Union & Fraternité française. 1956 : ceux qui firent trembler le système, Cahiers d’Histoire du Nationalisme n°20, Synthèse nationale, Paris, 2020.
Une réponse à “Nation, famille, commerce. Pierre Poujade raconté par Franck Buleux [Interview]”
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