Dans la perspective de la Coupe du Monde de football en 2022, l’émirat pétrolier mène une stratégie de réformes inédites dans cette partie du monde arabe. Amnesty International a profité de cette atmosphère d’ouverture pour envoyer des militants enquêter sur place.
Dans un rapport du 20 octobre dernier, l’ONG publie les témoignages terrifiants de 105 domestiques, 105 voix chrétiennes parmi les 173 000 domestiques immigrés du Qatar.
Paroles de femmes importées, isolées face à des maîtres sans scrupules
« Je suis allée me coucher à 1 heure du matin et à 3 heures, la fille de la famille, âgée de 17 ans, m’a réveillée pour que je sorte lui acheter une cannette de Red Bull. Puis, à 5h30, j’ai commencé ma journée habituelle de travail, lavant la voiture et me préparant pour conduire les enfants à l’école… À 22 heures, j’ai embouti la voiture dans un mur ».
Reina*, 45 ans, immigrée des Philippines
« Je suis un être humain, pas un animal. Madame dit : « Tu es un monstre, je vais te couper la langue ». Je suis terrifiée. Elle me dit : « Je vais te tuer », sans cesse des mots méchants. Je ne suis qu’une khadima [servante] et je ne peux rien faire … Je n’étais pas autorisée à quitter la maison, sans être accompagnée de l’épouse de mon sponsor ».
Emily*
« Madame était toujours en train de me crier dessus avec des mots méchants. Je connais beaucoup d’insultes en arabe : kalba (chienne), hayawana (animal) ».
Hannah *
« Madame a commencé à crier sur toutes [les servantes] … Elle s’est mise à nous cracher dessus et m’a de nouveau giflée. Avant cela, elle m’avait déjà donné des coups de pied dans le dos ».
Joy*
« J’aime Madame, elle est comme ma mère, mais je n’ai pas vu mes enfants depuis 3 ans. Elle devrait m’autoriser à aller les voir ».
Denise*
« J’ai porté plainte le 10 décembre 2019…Je ne peux attendre plus longtemps…J’ai besoin de retourner dans ma famille. Je suis même heureuse de laisser mon argent. Je ne peux attendre plus longtemps. Je suis venue ici pour payer l’école de mes enfants, maintenant je n’ai pas d’argent »
Maria*
« Je n’ai plus mon passeport. L’agence l’a donné à Madame. Je l’ai réclamé mais elle ne me l’a pas rendu ».
Olivia*
« J’ai demandé de dormir 30 minutes en journée, mais la fille de la famille, de 20 ans, n’a pas voulu. Si je me repose, elle me verse de l’eau froide sur le visage, me tire les cheveux. Elle dit que si je dors, elle va me verser de l’eau chaude sur mon visage. Elle a cassé la porte de la chambre, il n’y a plus qu’un rideau ».
Mariam*
« Je suis si fatiguée. Je ne m’assieds jamais durant mon temps de service dans leur maison ».
Rosa *
« Si Madame me voit assise, elle me trouve plus de travail »
Nicole*
« Ils me disent que je peux aller dormir dès que j’ai fini mon travail, mais le travail ne finit jamais ».
Jemma*
« Moi, j’ai eu plusieurs mauvaises expériences ici. Personne ne respecte les règles ici. Je n’ai jamais eu un jour de congé en 3 ans et 8 mois au Qatar. J’ai travaillé de 5 heures le matin jusqu’à minuit sans jour de congé. Pas de nourriture. Je mangeais les restes. Ils me traitaient comme un chien. Pardon [elle se met à pleurer]. Je ne veux plus m’en rappeler.
Rosalinda*
« Madame ne me traitait pas bien. J’étais seule, à laver 10 salles de bain, 5 chambres à coucher, une cuisine. Je travaillais seule. Trois étages… La dernière fois, j’ai demandé à aller aux toilettes et Madame m’a suivi et m’a dit « Où es-tu, tu n’es pas aux toilettes ! » Et pourtant j’y étais. La fois suivante, elle n’a pas voulu que j’aille aux toilettes, j’ai donc pissé dans ma culotte ».
Irène *
« J’ai travaillé deux ans sans recevoir de salaire parce que je n’avais pas le choix. Tous les mois ils me promettaient que je reverrai ma famille au pays. J’attendais mais à la fin, ils ne m’ont pas envoyé au pays et ne m’ont pas versé mon salaire. J’ai décidé de partir. »
Wendy*
« Les enfants sont pourris-gâtés. Ils me frappent et me mordent. Madame dit : c’est OK, ce sont juste des gosses. Ces gosses me disent que je suis un animal. Ils jettent leurs jouets sur ma figure, sur mes yeux ».
Emma*
« Quand je suis arrivée, je pesais 65 kg. Maintenant je suis à 51 kg. Je suis très fatiguée et je ne mange pas bien. Quand on va au centre commercial, ils mangent mais ne m’offrent pas de nourriture. Je suis assise près des enfants pour les faire manger et j’ai faim. A la fin mon corps a lâché et j’ai commencé à perdre du sang. Je n’ai ni carte d’identité, ni passeport ».
Elisa*
« Le fils de la maison est venu un jour en visite et a tenté de violer une femme qui y travaillait. Il a offert de l’argent pour obtenir le silence, mais nous avons décidé d’aller voir la police. Le policier nous a accusé de raconter des histoires et a mis fin à l’enquête. A la fin, l’employeur nous a acheté des billets pour retourner à la maison [aux Philippines], à condition de signer une attestation écrite en arabe et que nous ne comprenions pas. »
Julia*, des Philippines, mère de 2 enfants, 44 ans.
Les efforts des autorités qataries n’ont pas entamé l’impunité et les abus
Le rapport poursuit : « 90 des 100 femmes contactées par Amnesty disent qu’elles ont régulièrement travaillé plus de 14 heures par jour ; 89 ont régulièrement travaillé 7 jours sur 7 ; 87 se sont vues confisquer leur passeport par leur employeur. La moitié ont travaillé plus de 18 heures par jour et la plupart n’ont jamais eu un seul jour de pause. Certaines témoignent qu’elles n’ont pas été payées correctement, tandis que 40 femmes disent avoir subi des insultes, des gifles ou des crachats … Au moins 23 femmes interviewées (sur 105) disent ne pas avoir reçu assez de nourriture et ont eu faim pendant leur contrat au Qatar. Plusieurs témoins disent avoir dormi dans des pièces étroites, parfois à même le sol ou sans climatisation…
Plus de la moitié des femmes interrogées par Amnesty ont dénoncé des retards ou des non-versements des salaires, mais seules un tout petit nombre se sont senties capables de saisir les comités de litiges professionnels, et elles ont trouvé le processus lent et angoissant. La grande faille du système est que les domestiques risquent de perdre leur statut légal, leur revenu et leur logement après avoir initié une plainte…Les refuges mis en place par le gouvernement n’étant pas encore complètement opérationnels, porter plainte auprès des comités n’est pas une option viable pour la plupart des femmes.
De plus, les femmes qui quittent leur emploi peuvent subir des représailles de la part de leurs employeurs et être poursuivies pour « abandon de poste » et d’autres infractions, suivies de sanctions judiciaires. Au moins 10 femmes interviewées par Amnesty ont été accusées de vol et 13 autres étaient poursuivies pour « abandon de poste » par leurs employeurs. Toutes ces femmes nient ces accusations et estiment qu’elles s’expliquent par leur volonté d’échapper aux abus.
Les violences physiques et sexuelles sont traitées par des cours d’assises, mais le fait que les domestiques soient dépendants de leurs employeurs pour le toit et le statut légal et qu’elles manquent de confiance dans le système, les dissuadent de porter plainte. En conséquence, des crimes graves restent impunis. »
Amnesty International croit possible l’amélioration du système et passe sous silence ses dimensions culturelles
Amnesty international n’hésite pas traiter en criminels les dirigeants européens pour leur manque d’hospitalité envers les « réfugiés ». Mais dans cette affaire, l’ONG occidentale ne joue pas à domicile. Le ton du rapport est pondéré, factuel.
C’est en bonne intelligence avec le Ministère qatari du Développement, du Travail et des Affaires sociales qu’elle est venue enquêter. Le rapport démontre que le Qatar est l’émirat qui mène la politique sociale la plus progressiste de la région. Il a supprimé le système de la « Kafala » (parrainage ou sponsoring), une notion du droit musulman qui a permis aux pays du Golfe de trouver un substitut à l’esclavage une fois celui-ci aboli. Le Qatar a introduit le salaire minimum, établi des cours de justice équivalents aux prud’hommes, supprimé le permis de départ qui emprisonnait les travailleurs immigrés, créé des refuges pour domestiques maltraitées. Le souci de l’image du pays stimule des réformes audacieuses pour le contexte local.
Pourtant, malgré l’optimisme d’Amnesty, ce système de main d’œuvre massivement importée ne semble améliorable qu’à la marge. A la base, il repose sur l’exploitation de travailleurs de pays pauvres et sans influence. La disproportion de forces entre les employeurs et les expatriées est telle que des abus généralisés sont inévitables.
C’est d’autant plus vrai que les agences qataries de placement dédaignent les masses musulmanes et choisissent leurs futures employées hors de l’Oumma. Les pseudonymes utilisés par Amnesty suggèrent l’origine chrétienne des témoins, ce qui n’est guère étonnant puisque nombre d’entre elles viennent des Philippines ou du Kenya – les Kenyanes sont payées presque deux fois moins cher que les Philippines (245 dollars contre 400 dollars). Les lois civiles modernes d’inspiration occidentale n’ont pas la même autorité pour les Qataris que la loi religieuse traditionnelle. Or Amnesty international ou pas, celle-ci rend licite depuis 14 siècles l’asservissement des « mécréants ».
Sur la Kafala : https://www.breizh-info.com/2019/11/08/130137/application-koweit/
E.P.
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