Anne-Sophie Chazaud, philosophe et essayiste, a publié il y a plusieurs semaines un livre important, « Liberté d’inexpression: nouvelles formes de la censure contemporaine.» paru aux éditions de l’Artilleur.
Il complète parfaitement le manuel de dédiabolisation de Jean-Yves Le Gallou.
Voici sa présentation par l’éditeur (livre à commander ici) :
Livres de François Hollande déchirés en public, pétition pour demander le départ d’un journaliste, blocage d’université pour empêcher une intellectuelle de débattre, loi sur les fake news… Quelques décennies à peine après mai 68 qui avait érigé l’« interdiction d’interdire » en slogan, la liberté d’expression, pilier indispensable des libertés fondamentales d’une démocratie en bonne santé, est devenue la cible d’attaques très préoccupantes en France.
Anne-Sophie Chazaud montre que cette fragilisation tient à de nombreux facteurs qui, le plus souvent, loin de s’opposer, se complètent. Libéralisation et privatisation du marché de la censure, catéchisme bien-pensant devenu dominant, pudibonderie post-moderne selon le paradigme anglo-saxon de l’ « offense » victimaire, pression islamiste au besoin terroriste, intolérance du dogme néo-progressiste, rigidification de l’Histoire, groupes de pression identitaires ou sexuels, etc.
Elle propose ici un démontage philosophique et juridique des outils de cette domination.
Breizh-info.com : A partir de quelle réflexion avez-vous décidé d’écrire votre livre ?
Anne-Sophie Chazaud : Il m’est apparu au fil des années écoulées, avec une accélération cette dernière décennie hélas une nouvelle fois confirmée cette semaine avec l’abominable décapitation d’un enseignant pour le motif précis d’un cours consacré à la liberté d’expression, que celle-ci devenait de plus en plus contrainte, de tous côtés, subissant des pressions diverses, multiples. Ce sentiment d’étouffement, d’oppression, s’est naturellement renforcé considérablement avec la montée en puissance des crimes islamistes visant, en particulier, à museler la liberté d’expression, porte d’entrée vers le désir de contrôler la liberté de conscience. Il a notamment été frappant de constater que ces crimes, loin de provoquer par réaction un renforcement de ladite liberté, une réaffirmation claire de nos valeurs, ont au contraire induit leur inexorable recul, selon la logique implacable de la peur, de la terreur, de la soumission, de la lâcheté, de la collaboration et de l’autocensure.
D’autres mécanismes se sont ajoutés à cette pression violente, souvent pour la renforcer en y contribuant idéologiquement et par d’autres biais combatifs : la censure de type militante, victimaire et vindicative, véritable « tyrannie des minorités », ayant pour objet de promouvoir le communautarisme (de tout type), une certaine conception du libre-échangisme mondialisé, une pensée quasiment incritiquable de l’immigration non maîtrisée, etc… Pour ces activistes contemporains se revendiquant d’un camp supposément progressiste (selon une logique binaire), la censure est un outil revendiqué sans la moindre vergogne et assumé en toute décontraction. On a pu voir récemment par exemple l’inénarrable sociologue Geoffroy de Lagasnerie souhaiter que soit instaurée clairement la censure sur certaines questions dans l’espace public. A se demander d’ailleurs si ce genre de déclarations n’est pas produit dans le seul but de faire parler médiatiquement de lui…
Ces différents groupes de pression ont pour particularité de s’appuyer sur les outils juridiques et le système judiciaire afin de faire avancer leur volonté d’étouffement du débat public. Et la France, pour des raisons historiques (« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », disait Saint-Just), s’est montrée très généreuse à chaque fois qu’il s’est agi de produire des lois liberticides et de les servir sur un plateau aux maîtres censeurs de tout poil. Si l’on ajoute à cela une magistrature idéologiquement très perméable aux causes néo-progressistes victimaires, cela donne le cocktail terrible qui conduit à la situation d’étouffement dans laquelle nous nous trouvons. Il est par exemple frappant de constater l’acharnement judiciaire et la promptitude de la justice à se saisir plus vite que son ombre des propos (sur le fond desquels je ne me prononce pas, tel n’est pas le sujet) d’un Éric Zemmour, habitué des bancs de la XVIIème chambre du Tribunal Correctionnel, tandis que les harceleurs innombrables de la jeune Mila qui a eu le courage de dire ouvertement ce que lui inspirait l’islam courent toujours et alors que seule une mince poignée d’entre eux a écopé de peines parfaitement insignifiantes, laquelle Mila vit dans la terreur et se dit persuadée de finir ses jours assassinée par quelqu’islamiste complaisamment laissé en liberté.
Votre livre sort, au moment du procès Charlie Hebdo et de l’unanimité que ne fait pas le journal en France mais aussi de l’incarcération d’un écrivain controversé pour des écrits antisémites (Hervé Ryssen). Est-ce que l’on tient là deux exemples précis de cette « liberté d’inexpression » à laquelle vous vous attaquez dans votre livre ?
Anne-Sophie Chazaud : Les faits criminels ayant entouré le procès Charlie, perpétrés par des islamistes (deux attaques terroristes l’une par un homme d’origine pakistanaise devant les anciens locaux de la rédaction, et l’autre par un homme d’origine tchétchène visant l’enseignant Samuel Paty) témoignent tragiquement de l’actualité brûlante de cette problématique. Le choix du terme d’ « inexpression » reflète précisément cette logique de l’ « offense » invoquée par les militants de toutes sortes et qui leur permet d’imposer ensuite leur logiciel liberticide : offense envers une conviction religieuse, offense envers un sexe, une revendication minoritariste quelconque, une origine ethnique revendiquée, une opinion etc. En somme, l’on peut désormais tout dire à condition de ne froisser jamais personne. Ce règne des individus-nombrils hantés par leur faiblesse et leur incapacité à supporter que l’on remette en cause leurs convictions produit une société profondément inapte à la dialectique, au débat d’idées, à la confrontation des opinions et, plus généralement, à la capacité à partager l’espace public tout comme l’espace de débat public avec autrui, avec autre que soi. Elle engendre un mode de rapports hystérique à la parole d’autrui, intrinsèquement perçue comme toujours potentiellement offensante (cf. les délires sur la notion d’appropriation culturelle, par exemple) et que l’on peut à tout moment mettre en cause pour ce motif, y compris par les moyens les plus violents, que ce soit physiquement ou par le biais des lynchages, de la Cancel Culture (visant à éradiquer ceux qui ne pensent pas comme soi) ou de l’instrumentalisation judiciaire à des fins inquisitoriales.
On se doute bien que, dans ce contexte, le second degré, l’humour, l’ironie, la caricature, ne sont pas possibles et, de ce point de vue, Charlie Hebdo représente tout ce que l’époque ne peut plus tolérer.
Concernant les propos antisémites auxquels vous faites allusion (et dont je ne connais pas le détail dans ce cas d’espèce), la question est toujours délicate et doit être traitée pourtant avec la même clarté que les autre sujets : aussi abjects puissent être certains propos, dès l’instant où ils n’appellent pas à s’en prendre à des personnes identifiées ou un groupe de personnes identifié comme tel, l’on ne saurait en interdire l’expression. La haine, parfois aussi abjecte, stupide ou infondée soit-elle, est un sentiment qu’on a le droit d’éprouver et d’exprimer. La prolifération des chasses aux « phobies » de toutes sortes n’est pas saine au plan du débat démocratique, quand bien même l’expression de certaines de ces haines nous est particulièrement (et à titre personnel) insupportable. Rien ne nous contraint à lire tel auteur antisémite, rien ne nous contraint à acheter les disques d’un rappeur pratiquant le racisme antiblancs etc. Au moment du vote de la loi Gayssot, qui fournit une matrice liberticide en matière de liberté d’expression alors même qu’elle partait de bons sentiments (dont on sait que l’Enfer est pavé), au moment des affaires Faurisson, des personnalités aussi peu suspectes d’antisémitisme que Simone Veil et bien d’autres (historiens, philosophes etc) faisaient part de leur opposition à ce dispositif législatif, en expliquant, à juste titre, qu’interdire la parole négationniste, révisionniste, était une sorte d’aveu de faiblesse d’une part (on doit pouvoir argumenter et apporter la preuve historique des propos que l’on met en avant), et présente en outre l’inconvénient de transformer n’importe quel illuminé obsessionnel, haineux pathologique ou simplement médiocre intellectuellement en martyr.
Chaque « chapelle » politique crie fréquemment à la censure en France. Pourtant, personne n’ose abroger les lois Gayssot, Pleven, Fabius, Taubira, qui ont dessiné les contours de ce nouvel ordre moral comme si ces lois étaient des tables religieuses. N’est-ce pas là un paradoxe ?
Anne-Sophie Chazaud : Pour la raison évoquée plus haut, je suis favorable à une abrogation de l’ensemble de ces dispositifs législatifs qui se sont progressivement empilés les uns sur les autres au point de former un épais corset venant entraver de manière constante la liberté d’expression dans notre pays. Non pas pour que chacun puisse se mettre à éructer n’importe quelle insanité contre son prochain, mais pour que le débat et la dialectique, l’opposition et la conflictualité soient de nouveau possibles, étayées par la présentation d’arguments, la confrontation des preuves, des points de vue dialectiques et scientifiques, au risque assumé parfois de l’outrance.
Si une démocratie n’est pas capable de soutenir la contradiction, y compris de la part d’illuminés qu’elle pourrait aussi très bien traiter par le mépris plutôt que par la coercition, c’est que nous avons affaire à une démocratie malade et peu sûre d’elle-même. Lorsque Simone Veil s’opposait à la loi Gayssot, elle le faisait d’ailleurs en invoquant le fait qu’elle n’avait pas peur de se confronter avec les éléments dont elle disposait, à des négationnistes racontant n’importe quoi et que seule cette confrontation étayée par des preuves et des arguments constituant le matériau historiographique permettait d’établir une vérité sûre d’elle-même et de ses processus d’élaboration.
Le problème est que personne, ni à gauche ni à droite, n’ose revenir sur toutes ces lois, antiracisme dévoyé, lois mémorielles etc, parce que l’on aurait tôt fait d’être alors suspecté de vouloir favoriser le négationnisme ou le racisme ou la « haine », alors qu’il s’agit précisément de la démarche inverse : seule une parole libre permet d’imposer son propre magistère. Si l’on a besoin d’embastiller ses contradicteurs, c’est que l’on a un problème. On peut enfin tout à fait laisser tel ou tel olibrius raconter n’importe quoi dans son coin sans avoir besoin de le jeter en prison : n’est-ce pas dans le fond lui accorder une importance qu’il n’a pas et dont il peut ensuite se prévaloir dans une posture victimaire qui le grandit artificiellement ? Laisser certains à leur propre insignifiance est une arme plus redoutable, selon nous, que la censure. Prenons par exemple le cas de ce rappeur médiocre, inconnu au bataillon, qui appelait à pendre les blancs, tuer des bébés blancs et Dieu sait quel autre délire inepte du même genre : pourquoi avoir donné tant d’importance médiatique à sa nullité, plutôt que de l’avoir laissé patauger dans celle-ci ? Une démocratie saine n’a pas, selon moi, à s’abaisser de la sorte : c’est une perte de temps, d’énergie et cela se révèle contreproductif en accordant beaucoup trop de poids et de publicité à des propos qui ne le méritent pas.
En revanche, lorsque l’on vise explicitement des personnes en les mettant, par des accusations et propos publics, en danger, on tombe là naturellement sous le coup de la loi, concernant notamment le harcèlement et la mise en danger, comme c’est le cas par exemple avec ce prêcheur islamiste hystérique qui a monté la fatwa ayant abouti au meurtre de l’enseignant Samuel Paty. J’ajoute qu’il est beaucoup plus facile de contrôler les réseaux terroristes et les sympathisants islamistes si ces-derniers ont tout le loisir de s’exprimer librement et de donner libre cours à leur délire, plutôt que s’ils se dissimulent et cachent leur pensée. De ce point de vue, la liberté d’expression présente aussi un avantage en termes de renseignement, plus sûrement que la censure et la dissimulation : d’une façon générale, il est toujours bon de savoir à qui l’on a affaire. Le droit est ensuite suffisamment clair pour qu’on puisse intervenir, si la volonté politique était claire en ce sens, afin de neutraliser les individus présentant un danger. Dans le cas de l’enseignant supplicié, tout était clair et permettait d’intervenir, n’était la lâcheté de toute la chaîne de non-décision qui a abouti à armer son bourreau.
Dans votre question enfin, vous évoquez les différentes « chapelles » politiques qui, à tour de rôle, condamnent la censure. C’est un bon angle d’approche dans la mesure où il apparaît que chacun est toujours très prompt à s’indigner lorsqu’il fait l’objet de pressions et à se réjouir lorsque cela tombe sur les adversaires parfois considérés comme des ennemis politiques à abattre. L’ultra-gauche est volontiers spécialiste de ces cris d’orfraie lorsqu’elle fait l’objet de censures (rares) pour se précipiter aussitôt qu’elle en a l’occasion afin de faire condamner les paroles qui vont à l’encontre de ses propres convictions (songeons par exemple aux appels réguliers à censurer les paroles libres d’un Zemmour, d’un Finkielkraut ou, plus politisé encore, au fait que personne à gauche ne semble s’offusquer du fait que les sites de Génération Identitaire soient régulièrement l’objet de censures de la part des géants du web. Or, l’on peut penser ce qu’on veut de cette organisation mais elle doit pouvoir s’exprimer aussi librement que ses homologues de l’autre côté de l’échiquier politique).
Comment est-on passé du « Il est interdit d’interdire » à une société dans laquelle ceux qui faisaient la promotion de ce slogan sont les premiers à lyncher médiatiquement, à trainer devant les tribunaux, à influencer les propositions de lois liberticides ?
Anne-Sophie Chazaud : Le libertarisme des années 1960 s’est en effet transmuté curieusement en son exact opposé en raison de plusieurs facteurs. Tout d’abord, il convient de comprendre que les baby-boomers de Mai 1968 ont pris les commandes et ont accédé au pouvoir. Et cela notamment dans les nombreuses institutions qui contribuent à la « fabrique du citoyen » (éducation, culture, médias…). Or, il est une constante que le pouvoir n’a pas d’autre objectif que de se perpétuer et se conserver. La pensée progressiste s’est ainsi durcie, dogmatisée, figée, pour devenir une sorte de caricature outrée d’elle-même (néo-progressiste) mais elle s’est aussi braquée contre tout ce qui pouvait la contredire et la mettre en danger.
Par ailleurs, il se trouve qu’historiquement, en France, la pensée dite « progressiste », issue de la Révolution, contient en son sein un ferment puissamment liberticide « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Enfin, le pensée de gauche, qui se souciait du peuple et des classes populaires, a abandonné ces dernières au profit de combats sociétaux, communautaristes et privilégiant les minorités supposément opprimées, en parfait accord avec la feuille de route du néo-libéralisme dont elle est la plus fidèle alliée : plutôt la lutte des races que la lutte des classes. Ce gauchisme culturel, selon la définition qu’en donne Jean-Pierre Le Goff, violemment intolérant et inquisitorial, explique le naufrage liberticide de cette gauche-là
Paradoxalement, ces grandes vagues d’appels à la censure, au mémoricide, à la table rase généralisée, viennent des Etats-Unis et de certains cerveaux (malades ?) de leurs universités (comme celle d’Evergreen). Les Etats-Unis où le premier amendement garantit pourtant une liberté d’expression totale. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Le 1er amendement est-il menacé ?
Anne-Sophie Chazaud : Les Etats-Unis sont dans une situation paradoxale dans la mesure où ils garantissent la liberté d’expression la plus totale, mais où, comme par un retour pernicieux du bâton inquisiteur, c’est la morale sociale (puritaine et bienpensante) qui se charge d’empêcher ce que la Constitution pourtant garantit. La privatisation de la censure, la judiciarisation du débat d’idées, l’activisme militant dans ses formes les plus hystériques et délirantes sont en effet directement importés des Etats-Unis qui semblent dépassés par la situation notamment depuis l’épisode Black Lives Matter mais aussi, antérieurement, par la transe qui s’est emparée des opposants à Donald Trump pourtant démocratiquement élu. Il y a là une situation qui relève à la fois de l’effondrement civilisationnel, comme la fin véritable d’un Empire sous nos yeux, mais aussi un farouche combat politique de l’Etat profond, des militants démocrates et des médias pour tenter de reprendre la main sur le pouvoir quitte à instrumentaliser les luttes sociétales les plus absurdes et virulentes, au risque de tuer leur propre pays. L’importation de ce modèle en France n’est que partielle (c’est ce qui fut tenté après le confinement avec le mouvement pro-Traoré et fut vite contré par une réaction de bon sens).
La censure qui tend à se généraliser n’est-elle pas également la résultante d’une lâcheté collective ? Ils sont en effet peu nombreux à refuser de baisser la tête face aux chiens de garde, et à oser prendre des risques économiques, sociaux, et même physiques. Qu’en dites-vous ? Le rapport de force ne semble pourtant pas en la faveur des censeurs si ?
Anne-Sophie Chazaud : Comme l’a prouvé la semaine écoulée, le rapport de forces est en train de s’inverser. Les censeurs reculent, se font traiter de collabos, de traîtres (ce qu’ils sont de facto). Ceux qui jusqu’à présent subissaient les risques, les harcèlements, les lynchages, l’opprobre, souvent la mort sociale voire parfois la mort tout court, se redressent et se font entendre plus fort. Et ils sont en réalité nombreux. Les mesures qui sont annoncées par l’exécutif, encore frileuses et tâtonnantes et dont il va falloir vérifier l’effectivité (comme par exemple la dissolution du CCIF), semblent indiquer que le pouvoir politique ne peut plus désormais continuer de reculer devant ses responsabilités mais aussi devant l’indignation et la pression populaire de plus en plus forte.
Il en va de l’avenir de la démocratie. Nous sommes probablement à un tournant majeur de cette dynamique liberticide que je me suis efforcée de démontrer dans mon ouvrage. Le danger toutefois demeure d’un renforcement de la censure politique (comme l’obsession macronienne du contrôle des réseaux sociaux, par exemple) et la vigilance extrême sera plus que jamais de mise dans les mois et les années qui viennent.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR
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