Paillette : une brasserie havraise de tradition pour les amateurs de cuisine bourgeoise.
Dans sa Vie des hommes illustres, Plutarque évoque le navire de Thésée que les Athéniens avaient conservé et dont ils remplaçaient constamment les pièces usées par des neuves au point, qu’un jour, il n’est plus resté une seule planche d’origine. Les philosophes se sont alors interrogés : s’agit-il toujours de la nef de Thésée ?
C’est en pensant à cette question de l’identité confrontée au changement de matière que je suis entré dans la taverne Paillette à l’occasion d’une réunion de famille, accompagnant de vieux Havrais expatriés qui cherchaient à apaiser d’antiques nostalgies en dégustant une choucroute dans un des établissements emblématiques de leur chautante jeunesse portuaire.
Paillette se réclame d’une séculaire brasserie inaugurée au Havre en 1596, la même année que Diego de Montemayor fonde la ville de Monterrey au Mexique ou le père jésuite Francisco de Otazo celle de Catbalogan aux Philippines.
Passée de main en main et déplacée de lieu en lieu durant des siècles, la maison Paillette est oblitérée en septembre 1944, courtoisie de la Royal Air Force, mais parvient à reprendre ses activités neuf mois plus tard en juin 1945. La direction décide dix ans après d’ouvrir un débit de boisson pour que les Havrais puissent déguster ses produits et c’est ce lieu qui est devenu au fil des du temps un des plus agréables points de rencontre dans la ville rebâtie par Auguste Perret, l’architecte choisi, alors que la IVe République n’était pas encore née, par le ministre de la Reconstruction Raoul Dautry dont l’un des autres méfaits fut d’avoir signé en 1939 le premier budget au monde pour le développement d’une munition nucléaire.
Les créateurs de la taverne n’ont pas eu à se creuser beaucoup les méninges pour trouver la bonne formule en restauration : tout avait été inventé depuis le mitan du XIXe siècle par quelques audacieux entrepreneurs germaniques, tel Frédéric Bofinger, venus révolutionner la table parisienne tout comme Jakob Offenbach l’avait fait pour la musique populaire.
Dans un décor chaud où domine le bois, orné de tableaux d’inspiration maritime, Paillette réussit à faire oublier la laideur de l’environnement urbain qui l’accueille. Le mobilier de la salle évoque une Germanie de conte de fées et laisse flotter un petit air d’Oktoberfest de bassin du commerce.
L’offre culinaire est resserrée autour de quelques grands classiques, la sélection des boissons réserve une place de choix à la bière et un assortiment de fruits de mer est fourni prêt à déguster par une écaillerie intégrée.
La carte, comme il se doit, met en valeur le chou lactofermenté agrémenté de porc sous toutes ses formes, ce qui traditionnellement reçoit l’appellation de « choucroute garnie ». Ceux qui, comme moi, n’aiment pas le chou aigre disposent d’un très satisfaisant échantillonnage de viandes et de poissons où trouver leur bonheur.
Finalement, toute la tablée commande des chopes de bière Paillette, une blonde légère à 4,7°, aujourd’hui brassée par les Caves du conquérant à Saint Arnoult, que le restaurant débite à raison de huit fûts de trente litres par semaine, pas de quoi entrer au Guiness des records. Fraîche et agréable, cette bière vient à point nommé pour étancher notre soif et nous mettre en appétit pour la suite.
En quelques minutes, la nappe disparaît sous les plats ou la choucroute s’oublie sous une débordante couverture de viandes. Les convives ont un instant de recul tant les portions sont abondantes, il y a de quoi rassasier une patrouille de scouts affamés. Puis, encouragés par le fumet, les attablés se lancent à l’assaut des saucisses de Strasbourg, croquant sous la dent, des jambonneaux que l’on coupe à la cuiller ou encore des généreuses tranches de lard qui fondent dans la bouche. Les amateurs de poisson se régalent de pavés de saumon ou d’une aile de raie, cuite à la perfection, mais modestement accompagnée par un beurre noisette falot et inexistant qui ne suscite pas le nécessaire contraste de saveurs comme pouvait le faire antan le beurre noir qui m’est refusé par le garçon de salle au prétexte que ce serait « interdit ». Encore une légende urbaine qui ne repose sur rien. Ce garçon se distingue à nouveau quand il s’oppose à la demande de mon épouse de lui apporter des huîtres sans glace en usant du subterfuge que ça « rompt la chaîne du froid ». Pour ne pas casser l’ambiance festive de la soirée, je ne le reprends pas. Ce mollusque étant l’exemple même de produit vivant qui n’a pas besoin de « chaîne du froid ». La vérité est que, fort probablement, les bivalves sont préparés à l’avance par l’écailler qui les pose sur une couche de glace pour qu’elles attendent la commande. C’est une faute de le faire ainsi. Les huîtres s’ouvrent à la demande et se servent à température ambiante sur un lit d’algues ou une assiette ad hoc. L’abus du froid est ici l’aveu d’une mauvaise pratique à bannir.
Après avoir ingurgité du chou aigre et des viandes à s’en faire péter la sous-ventrière, il restait peu de place pour un dessert. Les plus courageux se tournent vers des crèmes brûlées qui méritent leur nom. Avec un joli sens du spectacle, le garçon pose des ramequins recouverts d’alcool qui flambent allègrement sur la table mettant ainsi une touche finale festive à une agréable soirée de bourgeois en goguette dans un restaurant qui leur ressemble.
Un service rondement mené, une cuisine généreuse, une ambiance chaleureuse sont les points forts de cet établissement qui affiche très haut son enracinement dans une histoire et une tradition. Si la fake news de l’interdiction du beurre noir pouvait ne plus être répétée et si la fausse note des huîtres nichées sur un lit de glace pouvait être corrigée, le bonheur des amateurs de bonne chère serait comblé.
Corvus Britannicus
La Taverne Paillette, 22 rue Georges Braque, 76000 Le Havre. Tel. 02 35 41 31 50
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