Au dernier colloque de l’Institut Iliade, en date du 19 septembre 2020, dont le thème était « La nature comme socle », la question du transhumanisme aurait dû être abordée lors d’une table ronde avec l’éminent sociologue Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne, et François Bousquet, essayiste et directeur de La Nouvelle Librairie. Faute de temps, le sujet est resté en suspens et notre curiosité de même ! Histoire de rattraper l’opportunité manquée, nous avons interrogé Michel Maffesoli.
Breizh-info : Le transhumanisme est régulièrement évoqué dans les médias, sans que le commun des mortels sache réellement de quoi il s’agit. À mi-chemin entre la science-fiction et la science tout court, le transhumanisme peut vite devenir sujet de fantasmes. Est-ce que vous pourriez proposer une définition de ce qui est avant tout un courant de pensées ?
Michel Maffesoli : Il est toujours difficile de donner des définitions. Le transhumanisme, comme beaucoup d’autres sujets, n’est pas unique. Ses tenants peuvent avoir des positions différentes les uns des autres. Néanmoins, il est possible de considérer le transhumanisme comme l’aboutissement logique du mythe du progrès tel qu’il s’est élaboré au XIXe siècle, dans le sillage de la philosophie des Lumières et de sa grande ligne directrice qui veut que rien ne soit étranger à la raison. Le transhumanisme est en ce sens un « rationalisme exacerbé ». Il pousse cette idée de rationalisme jusqu’au bout. Attention à bien distinguer le rationalisme de la rationalité. Cette dernière est notre spécificité humaine, alors que le rationalisme est une position qui évacue tout ce qui n’est pas rationnel (le sensible, le spirituel, etc.) C’est une façon de penser, sur laquelle notre esprit critique est parfaitement libre de s’exercer.
Effectivement, le transhumanisme peut devenir sujet de fantasme. Il exacerbe cette pensée de Descartes, selon laquelle les hommes peuvent se rendre « maîtres et possesseurs de la nature » grâce à la technique. Cette citation bien connue du Discours de la méthode est au centre de la modernité. Le transhumanisme l’incarne jusqu’à la paranoïa (étymologiquement, la paranoïa est une « pensée par le haut », une pensée surplombante). Il est l’aboutissement de la paranoïa moderne.
Breizh-info : Au cœur du sujet, on voit bien que c’est la conception de l’homme qui est en jeu. Le transhumanisme ne semble pas considérer l’homme dans son ensemble, comme un être vivant, mais comme un « homme-machine », pour paraphraser Descartes qui le disait de l’animal. Les antispécistes bondissent s’ils entendent parler de l’animal-machine, mais peu de monde semble s’offusquer que l’homme puisse aujourd’hui être vu comme une addition de parties pouvant être analysées, démontées, réparées, remplacées…, indépendamment les unes des autres. Comment en est-on arrivé là ?
Michel Maffesoli : Le transhumanisme s’inscrit en effet dans une certaine conception de l’homme. Il suit notamment la logique de l’une des idées du XIXe siècle, qui est le grand siècle moderne, le temps de l’élaboration du progrès, du rationalisme social, etc. Cette idée est celle que Freud nommait la coupure (« die Spaltung »). Mon maître, l’anthropologue Gilbert Durand, parlait du « principe de coupure ».
Le transhumanisme suit donc ce principe de coupure, qui veut séparer la nature de la culture, le corps de l’esprit, etc. Le matériel et le corporel sont privilégiés, au détriment, entre autres, du religieux, du mystique, de l’imaginaire. La majeure partie des tenants du transhumanisme ont une vision dichotomisée du monde.
Mais il existe, au contraire, un mouvement de fond qui résiste à cette idée de coupure et vient heurter le transhumanisme dans sa caractéristique dominante. Il s’agit d’une tendance que l’on peut observer dans les sociétés, ce que j’ai appelé une « sensibilité écosophique » [NDLR : cette perception a été explicitée dans l’article accessible ici]. Cette sensibilité considère l’homme dans son ensemble – vision holiste –, et va donc à l’encontre du transhumanisme qui ne voit que l’homme-machine.
Le transhumanisme s’inscrit-il donc dans la logique de Descartes ? Oui. Mais on peut apporter une nuance : il suit la logique de l’interprétation de Descartes, c’est-à-dire le cartésianisme. Descartes en tant que tel est plus subtil. On se réfère toujours au Discours de la méthode, mais ses cinquième et sixième Méditations métaphysiques nuancent le cartésianisme. Comme quoi, il faut toujours faire la distinction entre le penseur et le « -isme » qui en découle ! Toutefois, c’est évidemment le cartésianisme qui a dominé au cours de l’Histoire.
Breizh-info : Depuis des lustres, la médecine tente de guérir les hommes et allonge par conséquent la durée de vie. À une époque, mourir à 40 ans pouvait passer pour un âge raisonnable, on est passé à 60 ans, puis à 90 ans. Finalement, on pourrait très bien aller jusqu’à 120 ans, 150 ans, tout ceci n’est peut-être qu’affaire de seuil psychologique. Le transhumanisme considère le vieillissement comme une maladie contre laquelle il faut lutter. Que répondre à cela ?
Michel Maffesoli : Je dirais qu’on a toujours voulu dépasser l’âge de la mort, et non repousser. Toujours au XIXe, en ce siècle de l’avènement de la modernité, Hegel a mis en lumière l’idée d’« Aufhebung », du « dépassement ». Celle-ci s’était en effet répandue dans toute la vie sociale et a participé à l’essor du scientisme.
Il faut bien comprendre que l’instrument logique que nous utilisons toujours est celui de la dialectique, cette fameuse suite ternaire : thèse, antithèse, synthèse. Lorsque la médecine entend dépasser la maladie, la vieillesse, la mort, cela signifie qu’elle veut concrètement arriver au stade de la synthèse.
Depuis le XIXe siècle, ce mouvement de dépassement a effectivement été conforté par l’allongement notable de la durée de vie. Mais aujourd’hui, on touche à une certaine limite. On se rend compte que cette synthèse à laquelle on s’est habitué ne va plus fonctionner longtemps. On veut toujours le dépassement de la mort – et les actuelles mesures sanitaires contre le covid-19 en sont un bel exemple –, mais on se rend compte que l’humaine nature est ainsi faite que la mort en fait partie. Et c’est précisément cette crise sanitaire qui nous rappelle l’existence de la mort. On avait cru l’évacuer. Elle revient en force. Cet épisode laissera des traces.
Le transhumanisme, dans son fantasme, entend dépasser la mort, la nier. Or, à vouloir nier la mort, c’est la vie que l’on perd. Ne pas accepter la mort, c’est refuser toute cette tradition de ce que l’on pourrait appeler l’« homéopathisation » de la mort. Depuis toujours, il y a eu des croyances, des rituels religieux, des traditions qui avaient pour rôle d’adoucir l’idée de la mort en la laissant entrer dans la vie sociale. On peut penser par exemple au carnaval, à la fête des fous, aux danses macabres, à la Vierge Marie qui était honorée comme Notre Dame de la bonne mort, etc. La philosophie est également une préparation à la mort. Dans toute l’Histoire, les sociétés équilibrées sont celles qui ont su intégrer la mort.
Si on reprend Aristote et sa notion de catharsis, l’idée est bien de se purger, de se purifier des passions par le spectacle, par le jeu. Mais en aucun cas on ne les nie.
En se cantonnant à la négation de la mort, à cause de sa logique progressiste, le transhumanisme perd toute cette dimension vitale.
Breizh-info : De la même façon, on recourt déjà aux prothèses ou aux greffes, depuis longtemps. Des manipulations génétiques sont déjà effectuées sur des lymphocytes pour guérir certains cancers. La frontière avec le transhumanisme peut parfois sembler extrêmement perméable. Y a-t-il un critère objectif qui pourrait être mis en évidence et permettrait de savoir à quel moment on s’avance sur des sables mouvants ?
Michel Maffesoli : Il existe en effet déjà des manipulations sous différentes formes. Mais mon hypothèse est encore une fois que nous sommes dans une période de mutation, comme je l’ai écrit dans mon ouvrage Écosophie [NDLR : paru aux éditions du Cerf en 2017]. Un sentiment diffus, une sensibilité écosophique résiste de plus en plus à ce genre de choses. D’un point de vue sociologique, on voit bien qu’un autre rapport à la nature se développe aujourd’hui. On se rend compte que la domination exercée par l’homme « maître et possesseur de la nature » n’a abouti qu’à la « dévastation » – un terme cher à Heidegger.
On ne peut qu’observer l’évolution des tendances sociétales et voir ce que cela donnera.
Breizh-info : Malgré son grand discours quasi théologique en vue d’améliorer le sort de l’humanité et de la sauver de la mort, le transhumanisme ne concernera certainement qu’une frange très aisée de la population, accroissant encore les écarts économiques. Comme tous les progrès techniques depuis la Préhistoire, il conduira sûrement à toujours plus de domination de la part de l’élite ayant accès à ces nouveaux outils. Qu’en pensez-vous ?
Michel Maffesoli : Il est clair que le transhumanisme est une affaire élitiste, et même élitaire [NDLR : « élitiste » désigne un comportement promouvant l’élitisme, tandis que « élitaire » caractérise le comportement d’une élite en particulier]. Quant à son discours franchement théologique, cela me rappelle la réflexion de Carl Schmitt sur la sécularisation en concepts politiques de concepts, à l’origine, théologiques !
Il existe actuellement un vrai décalage entre les élites et le peuple [NDLR : en 2019, Michel Maffesoli a publié La faillite des élites, en collaboration avec Hélène Strohl, aux éditions du Cerf, collection LeXio]. Mais outre cet état de fait, on ne peut que se réjouir de la manière dont les jeunes générations usent de la technique pour ruser avec la technique ! Je pense évidemment aux réseaux sociaux, sur lesquels on peut voir que ces populations se soumettent de moins en moins aux injonctions d’améliorer le sort de l’humanité. Elles sont davantage ancrées dans l’action présente, pas dans les projections abstraites. Notons au passage que, outre-Atlantique, les réflexions portant sur le net-activisme, la citoyenneté numérique, etc. sont bien plus avancées que chez nous.
La postmodernité est précisément ce moment de synergie de l’archaïsme et du développement technologique. Internet a par exemple permis l’essor du « co- » : colocation, covoiturage, coworking, etc.
Donc, oui, le transhumanisme se conforte dans sa dimension élitiste et élitaire, mais paradoxalement, l’usage de la technique permet aussi de lutter contre les dérives de la technique. En contrepoint du « désenchantement du monde » selon Max Weber, j’irais même jusqu’à dire que la technologie peut réenchanter le monde [NDLR : Le réenchantement du monde, publié aux éditions de La Table ronde en 2007].
Big Pharma, le progressisme transhumaniste sont la partie dominante, visible du monde actuel. Mais à l’image du « roi clandestin » décrit par le philosophe et sociologue Georg Simmel au début du XXe siècle, il existe une véritable tendance de fond. Elle est encore souterraine, mais elle résiste déjà.
Breizh-info : Votre posture est très optimiste !
Michel Maffesoli : On me le dit souvent. Mais je ne suis pas optimiste, je suis réaliste ! Le réalisme, dans la perspective d’Aristote ou de Thomas d’Aquin, consiste à constater ce qui est, et non à promulguer ce qui devrait être, ou ce que l’on aimerait qui soit.
Breizh-info : Le transhumanisme est véritablement le fruit de la modernité nihiliste telle que vous l’avez définie lors du colloque Iliade, cette modernité qui a extrait l’homme de sa participation à un cosmos, qui l’a coupé de Dieu si on se place dans le contexte chrétien de la révolution cartésienne. La start-up Neuralink est un bel exemple de cet hybris californien ; lancée par Elon Musk, elle entend connecter le cerveau humain à tout support informatique au moyen d’un implant cérébral. Face à une telle démesure, la sensibilité écosophique dont vous avez parlé est-elle de taille à lutter ?
Michel Maffesoli : Je crois que l’éclosion de cette sensibilité est inéluctable. La toute-puissance du progrès est un phénomène qui arrive à saturation, comme lors du processus chimique du même nom.
Effectivement il y a hybris, utilisation à outrance de la technologie. Nous sommes arrivés à une forme paroxystique du rationalisme. Mais l’expérience montre qu’il y a toujours une ruse. L’idée de limite se réimpose, en réaction à la modernité. Il faut être attentif à cette sensibilité diffuse. Elle n’évolue pas dans la société officielle, mais on la constate dans la société officieuse.
À titre d’anecdote, j’avais travaillé il y a longtemps sur l’importance du numérique dans la vie sociale, à l’époque où il commençait tout juste à poindre. En ce temps-là, le 3615 du Minitel était à l’origine un instrument de l’armée utilisé à des fins d’organisation logistique. Il a été détourné pour la création de sites de rencontres et de messageries roses. Comme quoi, on voit bien à toutes les époques que la ruse est un processus anthropologique. Kierkegaard la nommait « als ob » : « comme si »…
Propos recueillis par Isabelle Lainé
Crédit photo : DR
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