Boris Johnson agite un nouveau chiffon rouge devant les Européens. Avant-hier, mardi 29 septembre, il a fait voter à Westminster un texte relatif à l’organisation interne du commerce au Royaume-Uni. Sous réserve d’être approuvé en ce sens par la Chambre des Lords, il pourrait dorénavant intervenir dans les tarifs et les aides, notamment agricoles, dispensés en Irlande du Nord (Belfast), ce qui rétablirait de facto une frontière économique et commerciale avec la République d’Irlande (Dublin). Voilà précisément ce que tous les accords signés entre Londres et Bruxelles interdit explicitement. Les délégués européens de la dernière session de négociation du Brexit, ouverte jusqu’au 14 octobre (Johnson veut terminer pour le 15, date d’une réunion de chefs d’États), ne se remettent pas d’un tel culot dans la mise en pression. Leurs homologies britanniques, quant à eux, ricanent sous cape. Ce qui n’éclaire pas d’un iota les chemins de la négociation.
Il est évidemment connu au 10 Downing Street, résidence du Premier ministre, qu’un tel texte, contraire à tous les traités signés jusqu’alors, ne tiendrait pas la route et ne pourrait être mis en application. Mais à quelles conditions ? Il faudrait qu’il soit attaqué devant la Commission européenne, à l’autorité de laquelle la Grande-Bretagne est soumise officiellement jusqu’au 31 décembre 2020. Mais aucune procédure ne risque d’aboutir dans un tel délai. Ensuite, ce serait devant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), certainement, mais avec jugement aux prochaines calendes, quand les textes auront été défaits de longue date…
Une partie de poker-menteur
Autre manière de dire qu’il s’agit là de nourrir une partie de poker-menteur. Johnson sait que les pêcheurs Européens (France, Pays-Bas, Danemark…) ont besoin de sauvegarder un maximum d’autorisations de travailler dans les eaux poissonneuses britanniques. En échange, Johnson aimerait que les euro-négociateurs se montrent plus accommodant quant aux taxes sur la nourriture ou les médicaments, qui sont les points faibles des échanges du côté de Sa Majesté.
Voilà qui, au minimum, éviterait un no deal, un Brexit sans aucun accord. Mais la menace de rétablir une frontière irlandaise est-elle une pression suffisante ? Sans doute une menace mal placée. Côté britannique, Johnson ne peut pas risquer le retour d’une guerre civile irlandaise calmée tant bien que mal depuis 1999 (accords dits « du Vendredi saint »). Coté Européen, Bruxelles ne peut pas envisager de voir la République d’Irlande envahie de produits anglais subventionnés, sans accords ni contreparties commerciales. Personne n’a donc intérêt au rétablissement d’une frontière.
Pour autant le statut exceptionnel de l’Irlande du Nord, artificiellement maintenue en zone européenne durant au moins deux ans, le temps de trouver une « solution » au problème de la frontière, est évidemment très artificiel. Il oblige l’administration londonienne à faire « comme si » existait une ligne de séparation douanière entre l’Angleterre et Belfast, sans doute quelque part à l’Ouest de l’île de Man. Ce qui est évidemment absurde, et impraticable à long terme : nul ne peut nier la continuité territoriale britannique.
« Ne cède rien »
Les maximalistes d’un Brexit sans accord (Boris Johnson en compte un certain nombre dans ses troupes parlementaires) n’ont cure du verrou irlandais et poussent en direction d’une sortie en force. Ce qui est évidemment un peu plus nuancé chez d’autres conservateurs, et jusque chez les Unionistes de Belfast, pourtant fidèles à Londres : vingt ans sans attentat – une génération – , voilà qui laisse aussi quelques bons souvenirs, ou qui évite d’en avoir accumulé de trop mauvais.
Les négociateurs européens et britanniques entrent aujourd’hui dans ce que le patois des fonctionnaires bruxellois appelle un « tunnel » : une fin de négociation durant laquelle les uns et les autres, surchargés de missions, ivres d’interdictions, de recommandations, de fatigue, de défiance, voire de haine, s’efforcent néanmoins de conserver un même métier, celui de se parler et d’aboutir à un accord minimal sur le papier, fut-il un faux-semblant. Ce qui n’est pas simple quand les sièges de second rang sont occupés par des types entraînés, secs, froids, sereins et quasi silencieux, dont la seule fonction est de répéter dans un demi-silence : « ne cède rien », « ne cède rien », « ne cède rien ». Ainsi va la vie dans un « tunnel ». La vérité du poker-menteur, en d’autres termes, est comme celle de l’Histoire en général : elle n’est connue qu’à la fin. « Voilà une nuit qui n’a de pitié ni pour les sages ni pour les fous » (Shakespeare, Le Roi Lear, III, 2).
Jean-François Gautier
Crédit photo : Pippa Fowles/Flickr (cc)
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